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Cocktail frisson : du poison propre à la consommation

« C’est un classique. L’intérieur de la graine donne de l’huile de ricin, mais la coque extérieure est absolument toxique. Un espion s’est un jour fait planter la pointe d’un parapluie sur le London Bridge, et sur le bout de cette pointe, il y avait un petit bout de coque. Quelques minutes après, il était mort. C’était du ricin, évidemment. »

Dans le Chelsea Physic Garden, lejardin botanique du quartier de Chelsea, sur la rive nord de la Tamise, Nick Bailey, le jardinier en chef, échange quelques notes de botanique et d’autres anecdotes plus sombres avec Ryan Chetiyawardana, un barman lauréat de diverses récompenses et le cerveau qui se cache derrière le Dandelyan, l’un des bars les plus courus de Londres actuellement.

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Le jardin botanique de Chelsea, à Londres. Photo fournie par Mondrian London.

Entre la médecine et le poison, la frontière est souvent très fine, et la dernière série de boissons proposées par le Dandelyan se promène sur cette frontière comme si d’un funambule il s’agissait. En faisant extrêmement attention, vous l’aurez compris.

Je rencontre aujourd’hui Ryan Chetiyawardana pour mieux comprendre comment l’étude des plantes peut-être à l’origine des boissons servies dans ce bar dont l’image et la carte mettent en avant le concept de « botanique moderne ». En termes d’anecdotes liées aux plantes, je vais largement en avoir pour mon argent.

« C’est bien qu’on se voit ici, me dit Ryan. Ce jardin a été créé pour faire des recherches sur les plantes à des fins médicales, mais tout est lié. La parfumerie, la médecine, les pratiques d’apothicaire et même la confection gnôle. Les jardins montrent comment tout ça fonctionne ensemble de manière unique, et nous, on essaie de mieux comprendre les plantes pour en tirer ce qu’elles ont de meilleur ».

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Le jardinier en chef du jardin botanique de Chelsea, Nick Bailey (à gauche) et le barman Ryan Chetiyawardana. Photo de l’auteur.

Il semblerait que quand un barman te lance : « Choisis ton poison », en fait, il n’est pas complètement en train de déconner. Si on réalise une extraction d’une certaine façon, on obtient un tonifiant ; si on le fait d’une autre façon, on pourrait obtenir du poison.

« Tout le monde voit les plantes par le prisme du végétarisme, comme quelque chose de propre et de bon. Mais la nature est pleine de vice, et quand on décide d’explorer le côté le plus sinistre des plantes, on peut tomber sur des trucs assez horribles », m’explique-t-il, en me montrant quelques jolies petites plantes qui poussent dans une serre à quelques mètres de nous. Il s’avère qu’elles sont carnivores. Certaines de ces plantes émettent une odeur de chair en décomposition pour attirer des mouches, et se nourrir ainsi directement de leurs protéines.

Fort heureusement, aucune odeur de cadavre en décomposition ne vient chatouiller nos narines aujourd’hui, mais l’image d’Épinal de la jolie plante inoffensive en prend un sacré coup. Pour illustrer cette facette de la nature, Bailey nous emmène dans la section poison du jardin qui, chose étonnante, se trouve juste à côté du parterre de plantes pharmaceutiques.

« Regardez bien, ces deux collections sont quasiment identiques. Tout est une question de dosage. Prenez le thym par exemple, lorsqu’on le prépare, on obtient du thymol, qui est un biocide. Cela veut dire qu’il pourrait littéralement tuer tout être vivant sur Terre. Et c’est uniquement parce qu’on l’a en doses très, très faibles qu’il ne nous tue pas. »

J’ai la gorge serrée… Ryan, lui, est en train de se marrer.

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« La valse à l’arsenic ». Photo fournie par Dandelyan.

Son équipe provoque ses clients en jouant précisément sur cette proximité, et en donnant à leurs cocktails des noms tels que « La valse à l’arsenic » ou « Tueurs au cœur solitaire ». Ces cocktails ne sont évidemment pas mortels, sauf si – comme pour toute boisson alcoolisée – vous en buvez des quantités extrêmes. C’est ainsi que Ryan Chetiyawardana rappelle que les plantes peuvent avoir un côté obscur.

Il m’a notamment expliqué que, comme son nom ne l’indique pas, La valse à l’arsenic est faite de restes de concombres transformés en une espèce de nectar qui prend une sublime couleur verte. Son nom vient illustrer le fait que les êtres humains ont souvent valsé avec le danger dans des quêtes dirigées par leur orgueil ou par leurs désirs.

« L’arsenic a fait partie de nombreuses recettes de produits de beauté, et il y a eu du mercure de partout. Donc on a créé une boisson amère avec de la tequila qui joue sur cette idée. »

Les plantes ont bien évidemment leurs vertus, et certaines sont plus vraies que d’autres.

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Dans l’une des serres du Chelsea Physic Garden glasshouses. Photo fournie par Mondrian London.

« Pendant des années, on a consommé l’hypericum pour ses vertus antidépressives, explique Bailey. On le rencontre parfois sous le nom de l’herbe de Saint Jean ( ndt, ou millepertuis perforé). Les gens ne juraient que par ça, mais la science a prouvé qu’il était totalement inefficace. Mais la même étude a prouvé que la passiflore était, en revanche, extrêmement efficace comme antidépresseur. Et c’est aussi un excellent substitut au tabac. »

Cela nous conduit sur un autre axe de recherches exploré par Ryan derrière le comptoir du Dandelyan : les croyances des gens vis-à-vis des effets positifs ou négatifs de telle ou telle plante.

« On a une boisson qui s’appelle ‘La fleur de cinq’, qui est basée sur la passiflore, m’explique-t-il. Les missionnaires espagnols l’appelaient ‘la fleur du Christ’, et ils ont adapté quelques parties de l’histoire de la crucifixion pour que la fleur symbolise la couronne d’épines, les cinq blessures du Christ ou La Trinité. »

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Un “Tomacco Mule,” dégusté par l’auteur en face d’une serre. Photo de l’auteur.

L’autrice s’apprête à déguster un verre de « Mule tomacco » devant l’une des serres. Photo de l’autrice.

Il faut rendre à César ce qui est à César, et je me dois d’indiquer que la version du Dandelyan présente même un extrait de cuir végétal, symbolisant les fouets qui ont claqué au fil de l’histoire. Et cela ajoute un petit côté rond au goût de la boisson.

« Au fil des époques, les plantes ont été baladées de catégorie en catégorie. Un jour, celle-ci pouvait être un stupéfiant, et le lendemain, elle était légale. Et inversement », ajoute Ryan.

Ainsi, la passiflore, ou la fleur de la passion, est une plante qui a pris des connotations sacrées. L’absinthe, en revanche, a eu moins de chance. Ryan marque alors une pause, à côté d’une touffe d’absinthe et en prend une feuille qu’il m’invite à sentir.

« Je trouve qu’elle a un côté crémeux qui m’évoque la vanille. Et elle est aussi très verte, dit-il. Mais elle est extrêmement amère. »

Cette dernière remarque arrive à point nommé, alors que je m’apprêtais à mâchouiller un petit bout de feuille. Il ajoute : « Et quand elle est sèche, le goût est d’autant plus concentré. »

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Photo de l’auteur.

L’absinthe (qui en allemand se dit wermut) a donné son nom au « vermouth » mais avant cela, c’était une herbe utilisée au Maroc pour préparer du thé, et en Grande-Bretagne, elle a servi à faire de la bière avant que l’on décide d’utiliser le houblon.

« C’est clairement lorsque l’absinthe est apparue sous forme de boisson que la plante a été diabolisée, dit Ryan. On l’accusait de tout un tas de trucs terribles alors que c’était souvent de l’alcool et de la térébenthine que les gens buvaient ».

Et puis, bien sûr, il y a les plantes qui ont vraiment des effets thérapeutiques. Ce qui est plutôt une bonne chose étant donné que nous sommes dans un jardin médicinal, un espace originellement destiné à cultiver des plantes à des fins thérapeutiques.

« De nombreux médicaments que l’on utilise actuellement pour traiter le cancer viennent de plantes historiquement reconnues, ponctue Ryan. C’est ici que se croisent les remèdes de grands-mères et les sciences. Beaucoup de pratiques étaient conservées parce qu’elles fonctionnaient, et c’est ainsi que l’on a fondé la médecine moderne. »

Il cite l’aspirine, tirée du saule, un arbre dont on sait depuis longtemps qu’il soulage les douleurs lorsqu’il est préparé comme il faut.

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Le “Mmm Hop.” Photo fournie par le Dandelyan.

Pour rendre hommage à ce carrefour entre le folklore et la science, entre les vices et les vertus, entre la botanique et la bonne gnôle, Ryan a créé un cocktail qu’il a appelé « Mmm Hop. » Il est fait de sirop de sève d’arbre, en référence à l’aspirine, de l’extrait de pervenche, qu’on utilise comme médicament contre le cancer, et du houblin ( hop en anglais), qui est de la même famille que la marijuana – l’un des antidouleurs les plus controversés de notre époque.

Produit thérapeutique ou poison ? Difficile à dire. Peut-être que c’est le caractère séducteur des plantes transformées en breuvages alcoolisés qui leur confère le caractère le plus dangereux. En ce qui me concerne, si le liquide dans mon verre est délicieux, je le boirai, en espérant que c’est le véritable élixir de vie qui rentre en moi.