Société

Censure et découpe : le nu revisité par l’artiste Elke Desutter

kunstenaar Elke De Sutter col To Titillate

L’artiste gantoise Elke Desutter (33 ans) s’intéressait principalement à la vidéo et à l’installation, jusqu’à ce qu’elle lance un appel au don de parties de corps. Pas au sens littéral évidemment ; Elke se contente de les photographier nues. Des personnes anonymes ont participé au projet et ont fait don d’un bras, ou même d’autres de parties plus intimes qu’elles ne montreraient pas normalement.

Rapidement, elle s’est constitué des archives soigneusement triées par partie du corps – soit pas moins de 200 photos. Initialement destinées à être utilisées dans une vidéo ou une installation, son domaine de prédilection, elle a finalement décidé de les imprimer pour ensuite les découper et archiver par forme et teinte. Ce processus a donné lieu à son premier collage : « To Titillate N° 1 ».

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VICE a discuté avec Elke de son jeu avec le corps, de censure, et de ce qu’on peut réellement lire dans ses pièces.

Elke Desutter
To Titillate N° 1 de Elke Desutter.

VICE : Salut Elke. D’où vient ton intérêt pour la nudité ?
Elke : J’ai toujours été intéressée par l’évolution de mon propre corps ; on doit tou·tes y faire face notamment lors du passage de l’enfance à l’adolescence. On éprouve de la fascination quand quelque chose change, ou de la frustration quand quelque chose n’a pas encore changé contrairement à d’autres personnes de notre âge. Même après cette transformation, le corps ne cesse d’évoluer en vieillissant. Ça peut être déconcertant, mais j’y vois aussi une forme de beauté. J’aime les rides par exemple, elles ont plus à raconter qu’une peau lisse.

« J’aime les rides, elles ont plus à raconter qu’une peau lisse. »

Tu réalises tes collages à partir de dons anonymes. Comment ça fonctionne ?
J’ai déjà fait trois appels au don. Le premier via une école d’art, auprès des classes de cet établissement. Les gens pouvaient me contacter en remplissant un formulaire de participation. Ensuite, j’ai fait un autre appel lors d’une conférence sur le collage à la Nouvelle-Orléans. Cette conférence a finalement été annulée à cause d’une tempête. Du coup, j’ai photographié les participant·es dans des chambres d’hôtels, dans leur maison ou dans un studio.

C’est moi qui me charge de prendre les photos ; je ne veux pas qu’on m’envoie juste des photos de corps. Je trouve que le contact personnel est très important, c’est par ce contact que je saisis les histoires qui se cachent derrière les corps. Je rencontre parfois des gens plutôt pudiques dans la vie de tous les jours, mais qui sont très enthousiastes à l’idée de me livrer une partie de leur corps. Une fois, j’ai reçu un message après une séance ; la personne qui avait fait un don m’a écrit à quel point elle était heureuse que son corps ait pu rendre service. J’ai trouvé ça très beau.

Elke Desutter penis panick
Elke: « Quand on représente explicitement un homme ou une femme, on restreint le champ de vision. Il m’arrive pourtant de le faire, comme dans ce travail. »

Quand je prends des photos, je pense qu’il est aussi important de réfléchir à la façon dont les gens voient le corps. Normalement, on veille à mettre la personne en valeur, généralement dans la perspective du regard. J’essaie de prendre une perspective différente en photographiant de bas en haut, par exemple. De cette manière, je peux rendre l’image encore plus étrange.

Quels types de « dons » tu reçois ?
Certaines personnes offrent un bras ou une jambe, d’autres veulent donner bien plus qu’une seule partie. Iels disent que je peux avoir la totalité de leur corps, sauf le visage.

« J’ai toutes sortes de dossiers qui correspondent à chaque partie du corps : un dossier plein de jambes, un autre plein de seins, etc. »

Pourquoi tu travailles sans visage ?
Dès qu’on voit un visage, on a tendance à immédiatement y accorder notre attention. On essaye de deviner de quel genre de personne il s’agit et quelles sont ses émotions. En utilisant uniquement des parties de corps, l’image devient beaucoup plus ouverte à l’interprétation. Notre vision s’ouvre et nos idées sur la personne à qui appartient la partie du corps disparaissent.

Grâce aux personnes qui font don de plusieurs parties de leurs corps, mes archives se remplissent très rapidement. J’ai toutes sortes de dossiers qui correspondent à chaque partie du corps : un dossier plein de jambes, un autre plein de seins, etc. Je les conserve aussi numériquement, pour créer des collages vidéo.

To titillate a mouthfull full Elke Desutter
To titillate a mouthful N° 2 de Elke Desutter.

Ça m’arrive d’utiliser  plusieurs fois la même partie du corps. Si j’utilise quelque chose en miniature, je l’utilise aussi parfois en l’agrandissant. Sur les grandes pièces, on voit beaucoup plus de détails, comme la texture de la peau ou les poils. Certaines personnes bloquent sur ces détails et se demandent : « Est-ce que c’est juste des poils ou des poils pubiens ? »

« Le corps est comme une carte de ce qu’on a vécu. »

Une des participant·es avait subi une mastectomie et s’en était toujours cachée car elle ne voulait pas montrer sa cicatrice. Mais elle a accepté de livrer cette partie de son corps car elle s’est dit que ça ajouterait de la valeur à mon projet.

J’aime travailler avec ce qu’on appelle des imperfections. Ce que je préfère avec le corps, c’est qu’il est toujours différent. Toutes ces structures différentes de peaux, ces cicatrices, montrent que le corps a résisté au temps. Le corps est comme une carte de ce qu’on a vécu.

« Les conversations qui surgissent lorsque je prends ces photos sont très belles mais intimes. Même si je n’en fais rien dans mon travail, elles en font partie. »

Tu travailles aussi avec les histoires de leurs parties du corps ? 
Non, c’est quelque chose de privé. Je pense que l’anonymat est important. Les conversations qui surgissent lorsque je prends des photos sont très belles mais intimes. Même si je ne fais rien avec ces histoires dans mon travail, elles en font toujours partie.

Centaur Elke Desutter
To Titillate Centaur de Elke Desutter.

« Lorsqu’on voit un corps nu, on le perçoit souvent comme quelque chose de sexuel. Je ne veux pas sexualiser le corps, je veux le donner à voir comme un objet à part entière. »

Vers où veux-tu amener la réflexion du public ?
Je veux objectiver le corps, mais pas comme un objet de désir. Lorsqu’on voit un corps nu, on le considère souvent comme sexuel. Je ne veux pas sexualiser le corps, je veux le présenter comme un objet. Je crée un corps à partir de plusieurs corps, quel que soit le sexe ou la couleur de la peau. Au final il est toujours bon de le rappeler : on est rien d’autre que de la chair et du sang.

J’utilise aussi la paréidolie dans mon travail – le fait de voir un mouton quand on regarde les nuages, par exemple, ou encore un visage dans une prise. Quand on regarde une image, on a tendance à reconnaître immédiatement des éléments et à établir des liens. C’est lié à notre instinct primaire qui nous oblige à reconnaître quelque chose très rapidement. Lorsque quelqu’un a un visage familier, on se demande automatiquement si c’est un·e ami·e ou un·e ennemi·e. C’est la même chose avec mes images : on reconnaît immédiatement la couleur de sa peau et on se demande inconsciemment quelle partie du corps on est en train de regarder. Parfois c’est un sein, d’autres fois, un orteil. J’essaie de jouer avec ça, de défier ce besoin d’identification. Tout le monde veut toujours tout reconnaître, mais faut pas forcément.

« Lors des expositions, je constate que les hommes sont assez déconcertés par le fait de voir des pénis. »

La Belgique est trop prude d’après toi ? 
Je pense qu’elle le devient de plus en plus. Lors des expositions, je constate que les hommes sont assez déconcertés par le fait de voir des pénis. Beaucoup de choses sont permises en Belgique, jusqu’au jour où quelqu’un porte plainte. D’un coup, on te dit : « En fait, c’est pas autorisé, c’est une atteinte à la pudeur. » La loi varie en fonction des plaintes. C’est désolant.

C’est aussi très difficile d’affirmer un point de vue sur les réseaux sociaux. Sur Facebook et Instagram, je suis surveillée de très près – si je fais un nouveau post jugé offensant, c’est tout mon travail qui sera censuré. Mais je vois ça comme une sorte de jeu qui vise à essayer de détourner la censure inutile.

Tu comptes encore travailler avec le corps à l’avenir ?
Bien sûr, le corps continue de me fasciner. J’aimerais beaucoup poursuivre le projet de donation à l’étranger. Je voudrais diversifier encore plus mes archives et étudier comment différentes personnes gèrent l’anonymat et la pudeur. Si je devais faire un appel ouvert au Japon, par exemple, où l’art est encore très censuré, je ne mettrais pas de corps totalement nus.

En attendant, je travaille sur un petit projet en parallèle appelé Book of bruises (le livre des bleus, ndlr.). Je collectionne des photos de bleus depuis maintenant deux ans, ainsi que les histoires sur la façon dont ils sont apparus.

Ce qui est intéressant, c’est que je ne peux jamais prévoir à quoi va ressembler mon travail. C’est entre les mains des personnes qui font des dons et choisissent la partie du corps qu’elles me donnent. Tout mon travail en dépend.

Vous pouvez voir d’autres travaux d’Elke Desutter sur son site et sur Instagram.

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