Les commémorations de Verdun ont été un cauchemar d’embarras

19 décembre 1964. André Malraux s’avance devant un parterre composé de quelques célébrités de l’époque – Charles de Gaulle et Georges Pompidou, entre autres. En arrière-plan, une église désacralisée. Y reposent quelques célébrités plus anciennes, du type Victor Hugo, Émile Zola, Jean-Jacques Rousseau. Là, Malraux, conseillé par Jean-Paul Goude, déclame un slam ravageur – quelque chose au sujet de Jean Moulin, d’un terrible cortège, et d’une entrée quelque part, à un certain moment. L’artiste/entrepreneur JR, qui a fait disparaître le dôme du Panthéon devant des milliers de smartphones ébahis, est félicité pour son ingéniosité. Le spectacle est réussi, et les pouvoirs publics se gargarisent d’avoir réconcilié la jeunesse – à 99 % blanche et urbaine – avec la mémoire.

Voilà ce à quoi mes grands-parents ont échappé il y a cinquante ans, et ce à quoi nous n’échapperons plus jamais désormais. La fusion du recueillement et du divertissement. La métaphore qui prend le pas sur tout le reste. La jeunesse érigée en symbole – alors qu’elle est aussi médiocre que le troisième âge, l’hybris sexuel en plus. Tout cela, et bien plus encore, dégoulinait de la cérémonie du centenaire de la bataille de Verdun, qui s’est tenue dimanche dernier. À la scénographie, Volker Schlöndorff. Au son, Marie Drucker, et Stomp. À l’écran, des gamins célébrant le retour en force du t-shirt monochrome en courant un marathon sur des soldats morts. Le résultat ? Un truc très gênant, donnant l’impression d’assister à une gigantesque kermesse diffusée par notre service public national. Et surtout, l’impression de voir dans le cerveau de la génération qui nous précède.

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S’agissait-il d’un hommage à The Prodigy ? La marque d’eau minérale Rozana était-elle associée dans le cadre d’un partenariat public-privé ? L’amicale des mecs sur échasses a-t-elle eu son mot à dire ? Toutes ces questions ne trouveront jamais de réponse.


De jeunes gens courent dans la forêt au nom de la paix entre les peuples, Verdun, 2016. Image via France Télévisions.

Pourtant, évoquer les combattants morts lors de la Grande Guerre n’avait rien de la tâche insurmontable. Tout était là pour mettre en place une cérémonie OK : un truc qu’aucun jeune de moins de 30 ans n’aurait regardé, mais qui aurait mérité d’entrer dans les mémoires d’ici quelques années. Le cimetière, Hollande, Merkel – et même pas de pluie. Qu’imaginer de mieux ? Et pourtant, tout a foiré. On se serait cru aux Journées mondiales de la jeunesse ou à une gigantesque course d’orientation. À peu près n’importe où en fait. Sauf à Verdun, un endroit sinistre où quelque 306 000 êtres humains ont été butés.

Dans le cadre d’un enchaînement devenu un classique de la sphère politico-médiatique française – à savoir, événement organisé par « la gauche », cris d’orfraie de la droite et de l’extrême-droite pour non-respect des traditions, accusations de racisme/obscurantisme envers ces derniers de la part des premiers – on se retrouve aujourd’hui en face d’un gros problème rhétorique. Comment affirmer que cette commémoration était remarquablement ratée sans tomber dans les limbes cotonneux de la critique dite « de droite », qui mêle Philippe Muray – meurs, homo festivus ! –, témoignages personnels évoquant des arrière-grands-parents morts au combat et vitupérations à l’encontre du jeunisme ?

Une allégorie de la mort via un homme monté sur des échasses. Image via France Télévisions.

Eh bien, sans doute en répétant que le problème ne réside pas dans le fait d’avoir fait courir des ados entre des tombes, ou d’avoir représenté la mort de manière grotesque. Les 306 000 soldats tombés à Verdun, désormais entièrement dévorés par des vers de terre nécrophages, n’ont plus grand-chose à foutre d’être « piétinés ». Le problème est tout autre, et plus simple : l’obligation de se souvenir.

À force d’inciter les gens à se rappeler ce qui s’est produit il y a 100 ans par l’intermédiaire de multiples spectacles, on fait disparaître l’exceptionnel, l’unique. Au final, plus personne ne se souvient. Dans ce bruit ambiant, les hommes politiques profitent de l’occasion pour se positionner face aux grandes questions morales de notre époque – genre le progrès et le multiculturalisme. C’est là que la gauche se trompe, et nous fout la honte, en étant incapable de comprendre qu’un tel spectacle renforce tout le monde, sauf elle.

Des débilos du FN à la droite dite traditionnelle, en passant par le Figaro – tous ont crié au loup. En passant son temps à défendre ce qui est jeune, cool, nouveau, les adultes de gauche creusent leur propre tombeau. Et évidemment, ils ont l’air de ne pas s’en apercevoir.

On pourra retenir qu’avant cela, l’idée d’inviter le rappeur Black M dans le cadre des commémorations avait déjà provoqué un mini-tremblement de terre, alimenté par le racisme des uns, et les intérêts politiques des autres. Personne, si ce n’est nos frères de Noisey, n’avait jugé bon de critiquer ce choix sous le seul aspect musical. Personne n’avait pris soin de répéter qu’organiser des concerts à tout-va n’allait pas décupler la curiosité des kids pour l’histoire de France, ces derniers étant de fait plus intéressés par le coït que par le destin du maréchal Pétain.

Au fond, qu’est-ce qui relie Malraux, le duo Mitterrand/Kohl, ou les commémorations du 11 septembre en 2011 ? Sans doute leur sobriété, leur retenue. En bref, leur modestie. Cette qualité qui aujourd’hui manque complètement aux événements publics, à l’ère du toujours plus. Une qualité qui manque à pas mal de monde, en fait.

Parades monstrueuses, patrouille de France pour le 14 juillet, texte de Jeanne Cherhal chanté par Johnny Hallyday en hommage aux victimes du terrorisme en France : quand il s’agit de rendre hommage, la France a le don de toujours en faire trop.

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