Photos : Leo Malek
En périphérie de Prague se trouve l’ancienne ville minière de Kutná Hora. Si elle fut riche par le passé, elle est aujourd’hui connue pour abriter le lieu touristique le plus macabre du monde. Si vous passez vos heures de boulot sur Tumblr, vous êtes sans doute déjà tombé sur une photo de l’ossuaire de Sedlec, une chapelle décorée des ossements de 40 000 à 70 000 personnes victimes de la peste noire et des croisades contre les Hussites.
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Les centaines de milliers d’os humains ont été arrangés de manière originale, et on trouve aussi bien des calices et des chandeliers en os que les guirlandes les plus sinistres qu’on puisse imaginer. C’est comme si Jack l’Éventreur avait été en charge de la décoration, bénéficiant d’un matériel tout droit sorti d’une morgue.
Le sous-sol de l’église est ouvert au public. Avec ses 200 000 visiteurs annuels, il s’agit d’un des lieux touristiques les plus populaires de République Tchèque. Des gens de tous les horizons – des retraités polonais aux « touristes de mémoire » (comprendre : des sociopathes qui aiment passer leurs vacances à Auschwitz et Oradour-sur-Glane) – s’y rendent pour prendre des selfies devant des crânes humains.
Malheureusement, l’église a désormais besoin d’être remise en état. Les ossements commencent à se fragiliser, et le monument menace de s’effondrer à tout moment ; les propriétaires ne peuvent plus repousser les travaux de restauration.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’une rénovation comme les autres. Le sous-sol est dans le même état depuis 1870, et les lugubres décorations de l’église n’ont jamais été déplacées. Personne n’a jamais eu à restaurer un truc pareil, parce que rien de tel n’a jamais existé ailleurs que dans les films de Rob Zombie. Les rénovateurs ont admis que personne ne savait comment les os avaient été assemblés au départ.
Après un trajet d’une heure en partant de Prague, nous sommes arrivés à Kutná Hora, où un chemin mène à un office du tourisme qui semble uniquement dédié à l’église. On y trouve également un café, des toilettes publiques et une boutiques de souvenirs proposant divers colliers, aimants de frigo et dessous de verre représentant des crânes ou des squelettes. Il y a toujours au moins un bus de touristes garé devant l’église.
Une fois à l’intérieur, la première chose que l’on remarque – en dehors des hordes d’adolescents allemands qui prennent des selfies dans l’entrée – est la présence de têtes de mort un peu partout. Elles sont gravées à même la roche, peintes au sol, et remplacent même les croix habituellement présentes dans les églises.
Le lieu entretient un rapport étroit avec la mort depuis très longtemps, bien avant que le sous-sol ait été rempli d’ossements humains. D’après la légende, un moine local serait revenu de la Terre Sainte avec une poignée de sable en 1278. Les plus riches résidents d’Europe centrale seraient alors venus en masse pour demander à avoir un caveau familial sur place. Deux croisades et une épidémie de peste plus tard, ce lieu sacré était plein à craquer. En 1511, pour libérer de la place pour de nouvelles sépultures, les restes des corps furent exhumés par un moine à moitié aveugle, qui les laissa entassés dans le sous-sol de l’église.
Plus de trois siècles plus tard, en 1870, une famille d’aristocrates qui étaient alors propriétaires de l’église, les Schwarzenberg, demandèrent à un sculpteur de s’occuper des os oubliés. C’est son travail qu’on peut aujourd’hui admirer au sein de l’église. František Rint a passé plusieurs dizaines d’années à façonner les ossements en objets décoratifs et à les organiser au sein de l’église, aidé de sa femme et de ses enfants – ce qui est vraiment bizarre, parce que c’est sans doute la dernière activité qu’on aurait envie de faire en famille.
Une gravure murale en hommage à František Rint
Il existe des rumeurs selon lesquelles d’autres personnes avaient déjà entrepris d’utiliser les ossements à des fins décoratives, ne laissant d’autre choix aux Schwarzenberg que de payer quelqu’un pour le faire correctement. Jana, une hôtesse d’accueil, pense que c’est très probablement vrai. « Nous savons qu’un homme du nom de Santini – sans doute avec l’aide d’autres personnes – faisait déjà des décorations en os au début du XVIIIe siècle. Rint ne fit que prolonger son travail ».
Quoiqu’il en soit, l’identité du premier homme à avoir sculpté dans les os de l’église n’est pas le principal problème : il s’agit plutôt de savoir comment tout a été assemblé. Pour les restaurateurs, c’est un casse-tête : si cela ne vous paraît pas compliqué de retirer quelques piles de vieux os, c’est que vous n’avez pas vu la hauteur qu’elles peuvent atteindre. Aux quatre coins de l’ossuaire se trouvent d’immenses pyramides d’os, qui s’étendent jusque dans les moindres renfoncements des murs. À cela, il faut ajouter qu’elles sont remplies de toiles d’araignées et de pièces de monnaie (Jana m’a expliqué que des gens ont commencé à jeter des pièces deux ou trois ans plus tôt, sans doute pour que cela leur porte bonheur, et que personne n’a songé à les en empêcher).
Des pièces de monnaie jetées derrière une montagne de crânes
Comme personne ne sait comment ces structures tiennent, les restaurateurs pensent qu’il faudra plus d’un an pour démonter chacune d’entre elles. Il faudra également nettoyer les os, consolider les fondations pour éviter qu’elles ne s’effondrent entre temps, avant de pouvoir finalement remettre les os. Au total, Jana estime qu’il faudrait cinq années de travaux.
Avant de commencer, les restaurateurs souhaitent s’attaquer au plafond. Cela nécessiterait d’abord de descendre l’immense chandelier – qui doit sans doute être composé d’au moins un exemplaire de chaque os du corps humain – ainsi que les guirlandes qui pendent autour de lui. Personne ne semble avoir la moindre idée de comment procéder pour être sûr que tout sera remis en état. J’allais proposer de prendre quelques photos et de noter scrupuleusement la place de chaque os, mais les restaurateurs semblent avoir décidé de suivre leur propre méthode, qu’ils mettront en œuvre dans l’année.
Contrairement aux quatre pyramides, la version « os » du blason de la famille Schwarzenberg n’aura pas besoin d’être démontée. Vous serez sans doute ravi d’apprendre que les chérubins terrifiants qui trônent au sommet des piliers seront également laissés intacts.
L’endroit peut s’avérer troublant, comme on peut s’en douter, et Jana admet ne pas trop aimer rester seule à l’intérieur (« Je commence à avoir des idées bizarres »). Mais les seuls incidents survenus à l’intérieur de l’église n’impliquent que des êtres vivants : l’an dernier, par exemple, quelqu’un a volé un des crânes. « Ça arrive de temps à autre. Les gens finissent toujours par les renvoyer dans un colis », m’a dit Jana.
Le sous-sol est rarement désert, les groupes de touristes se succédant en permanence, et il faut attendre l’heure de fermeture pour pouvoir se rendre compte à quel point l’église est endommagée. Dans un des coins, le sol s’affaisse et menace de s’effondrer sur la crypte en-dessous, alors même qu’un an auparavant il ne semblait pas y avoir de problème. Maintenant, les gérants sont obligés d’examiner des cryptes et des chapelles annexes qui débordent d’ossements pour tenter de trouver l’origine de l’affaissement.
Malgré les incertitudes qui subsistent, ils affirment que des travaux doivent absolument être entrepris pour éviter que toute l’église ne s’effondre.
Un touriste pose sous le chandelier d’os
Josef, qui tient un café à Kutná Hora, m’a expliqué que les habitants n’étaient pas favorables à ces travaux de restauration. « Les personnes âgées, surtout celles qui sont croyantes, pensent qu’il serait mieux de laisser les choses comme elles sont. C’est le lieu de repos de chrétiens défunts, et ils pensent donc qu’il faudrait les laisser en paix, quitte à ce que l’église finisse par tomber en ruines. Ils pensent qu’il ne devrait pas y avoir de touristes à l’intérieur de toute façon. Et tout le monde sait que les restaurateurs seront incapables de remettre les choses dans leur état initial ».
Malgré les plaintes des habitants, Josef aimerait malgré tout que l’église soit restaurée, parce qu’elle lui amène des clients. « Je ne sais pas s’ils y arriveront, mais sans cette église, c’est vrai qu’il y aura beaucoup moins de monde ici », me dit-il, l’air inquiet.
Kutná Hora était une ville riche et célèbre au Moyen-Âge. Aujourd’hui, elle est dans l’ombre de Prague, même dans le domaine touristique, et elle est réduite au statut d’étape touristique destinée aux amateurs de villes en déclin et de restes humains.
À l’intérieur de l’église, un guide touristique américain a dit à son groupe qu’il existait « des églises semblables un peu partout en Europe ». Même s’il n’y en a pas tant que ça, il n’a pas totalement tort ; le deuxième plus grand ossuaire d’Europe (après les Catacombes de Paris) fut découvert il y a dix ans en dessous de la place centrale de la ville tchèque de Brno. Ouvert au public en 2012, il est certes plus grand que l’ossuaire de Sedlec, mais les os sont arrangés de manière beaucoup moins réfléchie, ce qui fait qu’il est beaucoup moins célèbre que l’église de Kutná Hora.
Si vous préférez voir des églises semblables mais plus modestes, il existe une petite chapelle remplie de restes humains à Nizkov, un autre village tchèque, et un autre ossuaire plus petit à une trentaine de kilomètres au nord de Prague, à Mělník. En Pologne, un ossuaire situé à vingt kilomètres de Česká Skalice, la ville natale de František Rint, lui a peut-être inspiré son œuvre de Kutná Hora.
Avec autant d’alternatives pour les amateurs de ce genre de choses, les restaurateurs devraient se dépêcher d’agir s’ils veulent préserver le lieu touristique le plus populaire de la ville et éviter ainsi que les touristes aillent satisfaire leur curiosité macabre ailleurs. Mais pour le moment, nous ne pouvons qu’attendre et revenir dans cinq ans pour voir s’ils sont parvenus à réaliser l’impossible.