Environnement

Comment j’ai arrêté de me prendre la tête avec les gourdes

Gourde illu

Écrire un édito est un exercice assez délicat pour les gens lâches. Quand je me suis lancé dans la rédaction de ce que j’imaginais être à la base une critique acerbe de la gourde (l’objet), j’ai vite réalisé qu’il y avait 99 % de chance que je sonne « vieil aigri de droite ». Même si une carrière à la télé me tentait, j’ai fini par peser chacun de mes mots – comme d’autres les protéines – histoire de ne froisser personne.

La gourde était pourtant la cible parfaite : inerte donc incapable de répondre et, je le croyais, assez symptomatique de ce qui va mal dans le monde. Comment ce petit récipient utilisé par les sportifs, les militaires ou les fans hardcore de trekking était devenu la marotte des salariés du tertiaire ? Comment avait-il quitté les salles Neoness pour les espaces de co-working ? Comment était-il passé d’un truc ringard et moche à porte-étendard de la lutte contre la pollution plastique ?

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« La gourde refait surface », « La gourde pas bidon, mais un peu cruche », « La gourde jusqu’à plus soif ». Pour définir une tendance, il existe une équation assez simple qui consiste à recenser dans la presse le nombre (X) de calembours utilisés pour désigner l’objet en question. Si X > 2, l’objet en question est presque certainement « à la mode ». Sans surprise, la gourde passe le test haut la main et son retour en grâce correspond à la forte récurrence des questions environnementales dans le débat public.

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Image extraite du film Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone.


Parce que l’activité humaine est à l’origine du changement climatique, chacun est gentiment invité à repenser son mode de consommation, encore plus quand il s’agit de plastique à usage unique et donc de bouteilles d’eau. Parmi toutes les alternatives proposées, il semblerait que la gourde ait mis K-O ses concurrents pour devenir le contenant de référence. De toute façon, elle ne nous avait jamais vraiment quittés.

Depuis la Préhistoire, l’homme a été obligé de transporter de l’eau d’un point A à un point B. La forme/taille/matière du récipient employé pour remplir cette mission a évolué avec le temps, passant des outres traditionnelles en cuir ou peau animale à la dame-jeanne (gourde en verre recouverte d’osier qui fait son apparition au Moyen-Âge) puis à des objets plus modernes.

Étymologiquement, si on ne retient pas son passé latin (« gurdus » signifie lourdaud, d’où son utilisation pour désigner les benêts), la gourde est d’abord synonyme de courge. Vidé puis séché, le légume a longtemps servi de carafe à l’époque où les Brita n’existaient pas, donnant ensuite son nom à la gourde que l’on connaît aujourd’hui – qui serait née à la fin du XIXe siècle du cerveau d’un médecin italien.

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Image extraite du dessin animé Astérix et Obélix.

Personnellement, la première gourde que j’ai enviée, c’est celle siglée NBA promise sur les paquets de Frosties. Puis, celle remplie de potion magique dessinée par Uderzo et accrochée à la ceinture d’Astérix. Au fil des aventures du petit Gaulois, la gourde devenait source de nombreuses convoitises et un repère pour le lecteur : dès qu’elle était décapsulée, les Romains se mangeaient des beignes, ce qui donnait généralement les cases les plus marrantes de la BD.

La gourde était même parfois utilisée comme ressort scénaristique dans les premiers westerns que j’ai matés. L’Ouest sauvage réservant son lot de désert sans fin et sans puits, il n’est pas rare de voir quelques cow-boys égarés se lamenter devant leur gourde, transpercée par les balles ou les flèches, se vidant lentement de son contenu, enfoncée dans le sable chaud – en l’occurrence Blondin (Clint Eastwood) et Tuco (Eli Wallach) dans Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone.

L’idée que je me faisais de la gourde était la somme de toutes ces images. C’était un véhicule exceptionnel comme peut l’être un thermos de Teisseire menthe lors d’une journée à la plage ou un pique-nique. Elle était capable de rendre de sacrés services, aussi bien pendant un cours de 4 heures en amphi qu’une ballade sous le soleil du Roussillon, quand les points d’eau sont difficilement accessibles ou payants.

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Elle appartenait à la catégorie des auxiliaires de vie, objets plutôt laids mais pratiques, permettant d’éviter la déshydratation en milieu hostile. Aujourd’hui, elle paraît bien éloignée de sa fonction initiale. Le monde est une jungle et chaque journée ressemble psychologiquement à une course de sac dans la boue mais l’idée que l’on ne puisse y survivre sans l’aide d’un de ces petits récipients paraît un poil tirée par les cheveux (si tant est qu’on n’habite pas à Flint ou au milieu de la Forêt rouge).

L’envie de se moquer de ces nouveaux utilisateurs de gourdes vient aussi des dérives de ce que Benoît Heillbrunn décrit comme une stratégie classique du capitalisme : créer de la valeur économique à partir de marchandises qui sont à l’origine des commodités. « C’est ce que l’on appelle le processus de décommodification qui renvoie au fait de s’abstraire du caractère brut et indifférencié d’une marchandise pour projeter du sens, de l’émotion et in fine capturer davantage de valeur économique. »

Ce nouveau marché est rapidement devenu un appeau à entrepreneurs. Des applications qui cartographient les points d’eau, des gourdes entièrement recyclables et des contenants « éco-conçus, beaux et personnalisables pour remplacer les gobelets et les bouteilles jetables » ont vu le jour, abreuvant le consommateur d’une palette de choix légèrement disproportionné.

Des champions de la gourde sont aussi apparus : le rappeur Romeo Elvis lançant sa propre gamme en partenariat avec SIGG ainsi qu’une pétition adressée au Premier ministre belge Charles Michel demandant l’installation de point d’eau dans les établissements scolaires publics suivi d’un hashtag #magourdeàmoi et d’une des punchlines dont il a le secret : « Si t’utilises des bouteilles en plastique, t’es raciste, homophobe, sexiste et méchant envers la planète ».

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Ironie de l’histoire, en 2009, le Time accusait déjà la marque suisse de greenwashing. En plein scandale sanitaire du bisphénol A, SIGG s’était posée en alternative aux bouteilles en plastique sans préciser que ses premières collections de gourdes avaient pu contenir le composé toxique.

Il y a dans l’avénement de la gourde en tant qu’objet « branché » une hypocrisie qui me fatigue au moins autant que les prix de certaines ou le public visé : des cadres urbains, jeunes et dynamiques. Ce qui ne m’a nullement empêché de retourner ma veste.

Peut-être parce que j’ai longtemps associé les gestes écologiques à des décisions visant à réduire mon confort (olfactif pour les chiottes sèches ou le compost), j’ai d’abord rechigné à lâcher les bouteilles en plastoc, me plaignant du goût de l’eau du robinet ou des fontaines à eau, avant de me ranger, comme tout bon canard, derrière l’avis de ma copine qui m’a rappelé que chaque effort, même à l’échelle individuelle, comptait.

Je suis depuis en quête d’une gourde afin d’apporter moi aussi ma pierre à l’édifice. Après avoir tortillé du cul plus que de raison. Néanmoins, si jamais vous me croisez avec celle à 50 balles dessinée par Virgil Abloh pour Evian, n’hésitez pas à m’achever. Vous rendrez un service encore plus grand à la planète.

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