Cet article a été initialement publié sur VICE Canada et traduit par VICE France.
Le 17 octobre dernier paraissait dans le New York Times un article édifiant sur les abus subis par les membres de Nxivm (prononcez « Nexium »), un groupe offrant des séminaires de développement personnel. Les témoignages faisaient état de relations de maître à esclave coercitives et de rituels initiatiques consistant à se faire marquer au fer rouge les initiales du fondateur et gourou, Keith Raniere. Sarah Edmondson, une ancienne membre, a été qualifiée d’aveugle et de stupide pour avoir adhéré au groupe et s’être soumise à la mutilation. Les autorités new-yorkaises ont refusé de poursuivre Nxivm ou Raniere en justice au motif que les mutilations étaient consenties. Raniere a quant à lui déposé plainte pour délit d’entrave contre Edmondson à Vancouver, où elle vit et travaille en tant qu’actrice. Elle a accepté de revenir pour nous sur les dix années qu’elle a passées sous la coupe de la secte. VICE a tenté de contacter Nxivm – qui a publié sur son site un communiqué officiel suite au rapport du Times – mais le groupe n’a pas souhaité répondre.
Videos by VICE
Tout a commencé lorsque j’ai rencontré Mark Vicente, le réalisateur de Que sait-on vraiment de la réalité !? Ce film est arrivé à point nommé, à un moment où je cherchais un moyen d’améliorer ma vie. Je suis tombée sur lui lors d’un festival de cinéma et j’en ai profité pour lui dire que j’avais adoré son film – j’ai été très démonstrative. Il a embrayé sur le séminaire de 16 jours qu’il avait suivi quelques mois auparavant, organisé par ce type vraiment très intelligent, Keith Raniere – un humanitaire capable de changer le monde. Ce concept m’a tout de suite plu. Quelques semaines plus tard, je suivais ma première formation de cinq jours.
Je partais pourtant avec beaucoup d’a priori. Mes parents sont thérapeutes. Qu’allais-je bien pouvoir apprendre de nouveau ? En rentrant chez moi, le premier jour, j’ai recherché la société sur Google, réflexe que je n’avais pas eu avant de m’inscrire. J’ai aussitôt appelé Mark Vicente : « Mais dans quoi tu m’as embarquée ? » Et lui de se défendre : « Mais enfin, sur Internet, n’importe qui peut écrire n’importe quoi. Il y aura toujours des haters. » J’avais une confiance aveugle en Mark, et sa réponse m’a amplement suffi. [Vicente a quitté Nxivm suite aux allégations d’abus sexuels portées contre le groupe, ndlr]
La société a préempté avec brio tout ce concept consistant à vous enfoncer toujours plus loin dans vos problèmes pour vous pousser à les exposer en classe. Ils nous disaient toujours : « Si tu ne peux pas en parler ici, où vas-tu bien pouvoir le faire ? » Et des problèmes, nous en avions tous. Que l’on soit médiateur, control freak ou victime – à chacun son truc. Lorsque je tentais d’exprimer mes inquiétudes quelles qu’elles soient, elles me revenaient en pleine figure.
Le premier jour, nous avons dû courber l’échine devant un chef que nous appelions « Vanguard ». [Keith Raniere, ndlr] Dis comme ça, ça sonne comme un signal d’alarme, mais c’était facilement explicable : tout le monde a un titre, les médecins ont un titre, les sensei ont un titre. Nous nous référons aux gens en fonction de ce qu’ils ont acquis. Vanguard a acquis ce titre, qui signifie qu’il est le chef d’un mouvement philosophique. Rien de très étrange, donc. Nous portions des ceintures. Comme dans les arts martiaux. Encore une fois, rien de très étrange.
Le troisième jour, j’ai vraiment commencé à m’ouvrir. J’ai eu quelques grandes « révélations », comme ils aiment à les appeler dans leurs « Executive Success Programs » (les programmes de développement personnel de Nxivm). À la fin du cinquième jour, j’ai pensé : C’était incroyable. Tous mes amis en ont besoin. Je dois importer ça au Canada. (Il n’y avait pas encore de séminaires au Canada à l’époque.) J’avais vraiment l’impression qu’un voile avait été levé : je prenais de meilleures décisions et je comprenais mieux les gens – c’était la clé du succès et du bonheur. Mais il y avait toujours un problème que je devais résoudre et qui, bien sûr, exigeait de plus amples formations. Même si je me sentais mieux dans ma peau, il me fallait reconnaître et traiter ce problème pour être pleinement heureuse. Cela a presque créé une dépendance.
Lorsque vous dépensez 3 000 dollars pour une formation de cinq jours, vous voulez faire les choses bien. Alors vous vous persuadez que votre choix est le bon. Oui, j’en ai tiré quelque chose. Oui, c’était incroyable, vraiment bien. C’est un phénomène psychologique. Une partie de moi voulait avoir raison.
J’ai suivi ma première formation en 2005. Entre 2005 et 2009, je me suis souvent rendue à Seattle, là où se trouvait le centre. Chaque trimestre, nous organisions une formation de cinq jours, et des gens venaient de New York pour dispenser un enseignement. J’en étais la principale instigatrice – j’adorais ça et j’ai recruté beaucoup de monde. J’étais vraiment douée pour ça – ce n’est pas pour me vanter, je l’étais vraiment. J’ai reçu une formation, avant d’aller à Albany pour être personnellement coachée par Keith. J’étais très enthousiaste à l’idée d’amener ce concept au Canada et d’en faire bénéficier tous mes amis acteurs qui, selon moi, avaient plus que quiconque besoin d’un séminaire de développement personnel. Ils ont adoré. J’ai fait ça jusqu’en 2009. Par la suite, Mark Vicente et moi sommes devenus associés et avons ouvert le chapitre de Vancouver.
Les concepts de représailles et de pénitence ont été intégrés pour la première fois en 2011 ou 2012 dans un programme intitulé Human Pain. Il s’agissait d’une formation de niveau deux de huit jours – destinée de fait aux gens ayant suivi la formation de base – lors de laquelle les membres devaient fournir des « garanties » pour attribuer des poids à leurs mots et prouver leur engagement. Cela faisait partie du programme – si vous n’aviez pas atteint vos objectifs, vous deviez littéralement dormir parterre ou prendre des douches froides pendant une semaine.
Mon mari, par exemple, s’était engagé à recruter un certain nombre de personnes au sein du groupe dont il faisait partie, et s’il n’y parvenait pas, il avait promis de léguer son blouson de quaterback. Pour les femmes, la pénitence reposait en grande partie sur les calories. Je me souviens d’une femme qui suivait un régime à 300 calories par jour à cause d’une infraction qu’elle avait commise. Elle se nourrissait essentiellement de purée de courgettes et de tomates. Ce n’était pas ce pour quoi j’avais signé. Mais j’étais désormais dirigeante et, en tant que dirigeante, je me devais de suivre toutes les nouvelles formations.
Les photos compromettantes sont arrivées bien plus tard, lorsque j’ai été recrutée au sein de la société secrète. Lauren Salzman est la fille de la présidente de la société. Elle est venue me voir à Vancouver en janvier dernier. Lauren était comme ma meilleure amie. Elle a été ma demoiselle d’honneur. Elle est aussi la marraine de notre fils. C’était vraiment ma confidente, ma thérapeute. Elle est venue me voir pour me faire une proposition : « J’aimerais t’inviter à quelque chose de vraiment incroyable, quelque chose qui va complètement changer ta vie et qui a complètement changé la mienne. Mais avant de pouvoir t’en parler, j’ai besoin que tu me donnes quelque chose, pour prouver que tu n’en parleras jamais à personne, parce que c’est top secret. »
J’ai demandé : « Comme quoi ? » Et elle de répondre : « Oh, je ne sais pas, ça peut être une photo de toi nue, un secret de famille ou quelque chose comme ça. » Je lui ai dit : « Eh bien, je ne risque pas de te donner une photo de moi nue, mais OK. » Je me sentais super mal à l’aise. Encore une fois, signal d’alarme. Elle m’a demandé de lui avouer quelque chose d’inavouable. Ce que j’ai couché par écrit n’était pas assez honteux, pas assez préjudiciable. Je lui ai fait d’autres aveux – en réalité, j’ai menti.
Après quoi elle m’a enfin expliqué de quoi il s’agissait : d’une sororité secrète, rien à voir avec les Executive Success Programs, Nxivm ou Keith – seulement un groupe de femmes international. Je n’arrive pas à croire que cela ait fini dans le New York Times, c’est tellement embarrassant. Le groupe devait être une société secrète, un peu comme les francs-maçons, et œuvrer pour le bien. Nous devions changer le monde.
J’ai rencontré d’énormes difficultés tout au long du processus. Lauren m’a expliqué ce qui allait se passer : la première étape était un engagement à vie envers elle. La deuxième était un vœu d’obéissance envers elle, en termes de relation de maître à esclave. J’ai pensé : Eh bien, je vais te faire confiance là-dessus, puisque tu me dis que c’est bien, que ça va m’aider.
J’ai ensuite dû suivre un programme basé sur le genre, le sexe et l’identité. Keith nous a enseigné que le principal défaut des femmes est que nous sommes faibles et n’avons aucun caractère, que nous sommes complaisantes et que nous nous prenons pour des princesses ; je me rends compte aujourd’hui que c’était juste des putains de conneries, excusez mon langage. Une des choses qu’il nous a enseignées était que les femmes cherchent toujours la porte dérobée. Nous nous marions parce que nous savons que nous pourrons divorcer. Nous sommes toujours en quête d’une meilleure opportunité. Tel est le point de vue de Keith sur les femmes.
Le piège dans tout ça, c’est qu’il affirmait que ce n’était pas ses opinions, mais la façon dont les femmes étaient perçues et la raison pour laquelle elles faisaient l’objet d’inégalités par rapport aux hommes. C’est comme ça que les hommes vous voient, disait-il. Il faisait semblant, il me semble, d’être un grand défenseur de la cause des femmes. Une sorte d’ambassadeur qui les aiderait à surmonter ces obstacles afin qu’elles en sortent plus fortes. J’ai suivi dix formations de huit jours sur ce sujet en particulier. Ça fait beaucoup. Je suis toujours en train de faire tri dans la quantité d’informations que j’ai assimilée là-bas. Je ne sais plus ce que je dois croire ou ne pas croire.
Je suis arrivée à Albany en mars. Je m’apprêtais à recevoir mon rite initiatique spécial – un tatouage, paraissait-il. J’en avais entendu parler au cours des mois précédents, et ce tatouage était devenu ma principale préoccupation. Déjà que le concept de relation maître/esclave me semblait exagéré, me faire tatouer était la dernière chose que je voulais. Je n’avais pas de tatouages et pas de piercings ailleurs qu’aux oreilles – je ne voulais vraiment pas me faire tatouer. Et Lauren de me rassurer : « Nous allons travailler là-dessus ensemble – tu as juste quelques craintes. » Elle m’a emmenée dans sa chambre d’amis, m’a demandé d’enlever mes vêtements et de mettre un bandeau sur les yeux. J’ai protesté, elle a insisté. « Allez, fais-le, tu as juré de m’obéir. Ce n’est que moi, Sarah, ne t’inquiète pas. Allez, enlève tes vêtements. » Elle m’avait déjà vu nue avant, après tout. J’ai obtempéré.
J’ai mis le bandeau sur les yeux et j’ai entendu de l’agitation dans la maison. Je savais que d’autres filles devaient arriver, quatre, pour être précise. Je les avais toutes rencontrées par le biais de Nxivm. En revanche, je ne les avais jamais vues nues. Et voilà que nous étions assises les jambes croisées, très exposées, et très vulnérables. Nous étions toutes d’accord pour dire que cette situation était plus qu’étrange, mais Lauren a continué de nous rassurer : « Allez, les filles, surmontez vos problèmes de pudeur. Ce n’est rien. Nous formons une sororité – détendez-vous. » Tout était normalisé. C’était ça, le truc : si quelque chose vous mettait mal à l’aise, le problème venait de vous et de vous seule.
Et puis le Dr [Danielle] Roberts est arrivée. Je la connaissais aussi de Nxivm. Nous sommes passées à tour de rôle. À chaque fois, trois filles maintenaient la victime, la quatrième filmait. Tout est sur une caméra, quelque part. Ce fut au tour de la première. Dès la première incision dans sa chair – qui avait été préalablement brûlée – nous nous sommes mises à pleurer et à trembler. C’était horrible. Comme dans un mauvais film d’horreur. Nous portions même des masques de protection tant l’odeur de la chair était forte. J’étais pétrifiée. Chaque partie de mon corps semblait crier : Sors d’ici. Cours.
Tout au long, je me suis dit : Je n’ai pas de voiture. Je suis nue. Je suis dans les bois, à Clifton Park. Que faire, envoyer un texto à mon mari ? Non – ça ferait tout foirer, étant donné que j’ai juré obéissance… Comment faire ? Et puis merde, fais-le. Puis je suis passée à la casserole. Je crois qu’à ce moment-là, mon esprit s’est dissocié de moi. Je n’étais pas présente mentalement. J’étais ailleurs. J’ai pensé à la naissance de mon fils, à l’amour que j’avais pour lui. Et la douleur [de la brûlure], mon Dieu, imaginez que quelqu’un place une allumette en feu sur votre entrejambe et dessine une ligne avec.
J’ai ressenti de la peur quand je me suis engagée, quand j’ai donné une photo de moi nue et des témoignages vidéo – ou je trashais toutes les relations importantes que j’avais eues dans la vie – afin de prouver mon engagement. Voilà les « garanties » que j’ai déposées. Ce qui, en passant, n’était rien comparé à ce que d’autres femmes avaient donné. Je ne l’ai appris que plus tard. D’autres femmes ont donné des vidéos d’elles entièrement nues. Je me demande où elles sont passées. Je ne voulais pas que ma garantie soit diffusée ; c’est comme ça qu’ils nous faisaient taire.
Aujourd’hui, ma mentalité a entièrement changé. J’ai dû suivre d’innombrables thérapies qui m’ont rendue honteuse de mes actes et coupable d’avoir recruté autant de personnes au sein de l’organisation. Je suis passée à côté de beaucoup de signaux d’alerte. Je peux enfin dire que je suis sur la voie de la guérison, et je peux enfin en parler. D’autres en sont incapables. D’autres viennent d’être mutilées et ne peuvent littéralement pas sortir de leur lit tant elles ont mal, et pas seulement physiquement. Elles sont perdues, détruites.
La meilleure métaphore que je puisse utiliser pour illustrer cette histoire est celle de la grenouille que l’on plonge dans de l’eau chauffée progressivement. Si Lauren m’avait dit : « Hey, ça te dit de rejoindre ce groupe et d’avoir les initiales de Keith gravées sur l’entrejambe ? » Je lui aurais bien entendu répondu : « Tu es complètement folle. Va voir un psy. » Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Ça s’est fait par étapes, avec toujours plus d’engagement, de contraintes et de chantage. Beaucoup disent que j’aurais pu partir. Ce n’était malheureusement pas une option à l’époque.
Suivez Sarah Berman sur Twitter .