Culture

Comment le gaz hilarant a inspiré la littérature psychédélique

Il m’arrive souvent de noter des bribes de conversation absurdes que j’entends pendant des festivals, des fêtes et autres évènements drug-friendly. J’ai immortalisé une longue liste de réflexions telles que : « Au fond, nous sommes des êtres interstellaires », « Les pattes de chiens sont une bonne idée », ou plus spectaculaire encore « J’ai l’impression d’être un cerf qui a la faculté de voyager à l’intérieur et en dehors du paradis ».

Maintenant, imaginez une seconde que ces propos soient ceux d’un membre de l’époque victorienne – perruque poudrée, etc. – et vous obtenez le contenu de Oh Excellent Air Bag : Under the Influence of Nitrous Oxide 1799-1920. Cette anthologie (disponible dès maintenant chez The Public Domain Review) réunit des pensées de poètes, scientifiques et philosophes aux débuts du gaz hilarant, dont : « Je me sens comme le son d’une harpe », « On eût dit qu’il s’était baigné dans un seau rempli de bonne humeur » ou bien « Il faudrait un stylo fait d’une plume arrachée à l’aile d’un ange pour décrire la moitié des plaisirs découlant de cette source ».

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Ce genre de discours était complètement nouveau au début du XIXe siècle, bien avant que n’émerge notre surplus contemporain de philosophes de salon et de journalistes gonzo. Même Thomas Beddoes, qui a dirigé le premier laboratoire où le protoxyde d’azote fut synthétisé, a justifié ses propres descriptions sensorielles par l’explication suivante : « Pourquoi craindre d’utiliser des termes ridicules quand ils sont expressifs ? »

L’écrivain Mike Jay, qui a déjà exploré les débuts du protoxyde d’azote dans son livre The Atmosphere of Heaven, a préfacé Oh Excellent Air Bag, recueil chronologique d’essais, d’observations scientifiques et de poésie. Il nous a raconté l’incroyable histoire de cette drogue.


Gravure en couleur de Robert Seymour, 1829

Quelles autres drogues récréatives étaient principalement consommées au cours de cette période ?
Mike Jay : L’opium était très consommé en tant que médicament, mais il n’était pas considéré comme un psychotrope avant la publication des Confessions d’un mangeur d’opium anglais de Thomas de Quincey. Les gens n’utilisaient pas l’opium à des fins philosophiques. Des écrits sur le haschisch – en particulier dans la tradition française – étaient également connus en 1850. Baudelaire et les poètes décadents français en prenaient, tout comme certains scientifiques. L’éther était également très populaire.

Il n’y avait pas vraiment de catégorie de drogues illégales comme c’est le cas aujourd’hui. Ces [drogues] étaient considérées comme des médicaments aux effets intéressants et étranges. C’est toujours le cas pour certaines substances – les traitements contre la maladie de Parkinson, par exemple, provoquent chez les patients des hallucinations, mais nous ne les considérons pas comme des psychotropes pour autant.

En quoi le protoxyde d’azote était-il différent ?
Au XIXe siècle, le protoxyde d’azote était la principale drogue utilisée pour ce que l’on peut appeler la science psychédélique. Il n’y avait pas de LSD ni d’autres psychotropes. Cela a commencé quand [l’assistant de Beddoes] Humphrey Davy a synthétisé le protoxyde d’azote dans un laboratoire en 1799. Il en a inhalé et a vécu une expérience d’altération de la conscience. La réaction chimique par laquelle il l’a réalisé était simple – quiconque possédait un laboratoire aurait pu le faire.

[Le protoxyde d’azote] a soulevé beaucoup de questions : Comment un gaz isolé dans un laboratoire peut-il avoir cet effet sur l’esprit humain ? Comment peut-il vous rendre tout à coup heureux et euphorique, sans aucune raison ? Pourquoi fait-il rire ? Pourquoi donne-t-il ce sentiment de révélation cosmique ? Quel est le lien entre l’esprit et le corps ? D’où les idées et les sentiments viennent-ils ? Le XIXe siècle a été le siècle de la découverte de l’esprit, et pour tous ceux qui s’intéressaient à ces questions à ce moment-là, le protoxyde d’azote était la drogue par excellence à étudier.


Illustration de Thomas Rowlandson

Qu’est-ce qui différencie ces écrits sur le protoxyde d’azote de la littérature « de la drogue » parisienne du milieu du XIXe siècle ?
Ils suivent des trames culturelles différentes. Le protoxyde d’azote a d’abord été associé à l’anesthésie. Mais en raison des nombreux aspects de la drogue, Davy et Beddoes ont très tôt invité des membres d’autres disciplines – poètes, artistes, figures de la littérature – à essayer ce gaz. [La sensation provoquée par le protoxyde d’azote est] intense, mais vraiment difficile à décrire. Davy s’en est rendu compte : « Nous avons besoin d’un vocabulaire nouveau pour décrire notre état de conscience lorsque nous inhalons ce gaz. »

À l’époque, Davy était proche des poètes romantiques Samuel Taylor Coleridge et Robert Southey, qui essayaient de trouver un moyen de décrire les états d’esprit et les émotions dont personne n’avait jamais parlé auparavant. Davy a donc fait appel à de nombreuses personnes afin qu’elles écrivent au sujet de leurs expériences. Ces [écrits] n’ont encore jamais été reproduits – pourtant, ils représentent un peu le début de la littérature psychédélique. Lorsque les expériences de haschisch à Paris ont commencé au milieu du XIXe siècle, le médecin qui les a entreprises a lu tous les travaux de Davy et s’est dit : « C’est ce que j’essaie de faire. » Il a donc convoqué un groupe similaire de scientifiques, d’artistes et de poètes.

Il est intéressant de noter que tous ces esprits, venus d’horizons divers, ont rapidement convergé. Comment est-ce arrivé ?
Beddoes était un gourou pour Coleridge et Southey, et il a également fait de Davy son assistant de laboratoire. Ils se sont tous rencontrés au cours du projet. Beddoes est un personnage très intéressant – un révolutionnaire politique. Beaucoup de gens intéressants se sont rencontrés grâce à lui. Ils avaient de grandes ambitions médicales pour le protoxyde d’azote, mais le monde de la médecine était réticent. Personne n’avait la moindre idée de la façon dont ce genre de choses pouvait fonctionner, ou de ce que les applications thérapeutiques pouvaient donner. En outre, ils faisaient partie d’un groupe marginal et radical auquel on ne voulait pas être associé.

Curieusement, les écrits sont devenus populaires et les gens se sont familiarisés avec ce gaz extraordinaire aux effets étranges. Les démonstrations du protoxyde d’azote servaient de divertissement dans les soirées, les conférences scientifiques ou les spectacles de variété. C’est là qu’on lui a donné le surnom de « gaz hilarant ». Les dentistes ont découvert que les personnes qui en prenaient ne ressentaient aucune douleur jusqu’à ce que les effets ne s’estompent – et le gros problème des dentistes à l’époque était que personne ne voulait connaître la douleur des extractions dentaires. C’est comme ça que le protoxyde d’azote est passé des expériences philosophiques au monde sordide des carnavals et des fêtes foraines, avant d’être considéré comme une grande percée médicale.


Illustration de James Gilray

Si le protoxyde d’azote avait été découvert et testé plus récemment, pensez-vous qu’il aurait pu être utilisé en médecine ?
Chaque drogue que nous considérons désormais comme illicite avait autrefois des vertus médicales ou thérapeutiques, dans un cadre clinique, avant de s’étendre à la sphère publique. De nos jours, les drogues vendues dans la rue ont beaucoup plus de mal à se faire accepter en médecine – c’est le cas pour toutes les substances, de la psilocybine à la kétamine. C’est toujours une bataille difficile pour obtenir une approbation.

La première référence aux champignons du genre psilocybine dans la littérature médicale européenne date également de 1799. C’était en Angleterre. Y avait-il un élément de la science, de la médecine ou de la culture britannique, à l’époque, qui a poussé les gens à s’intéresser aux substances psychotropes ?
La fin du XVIIIe siècle a été l’âge d’or de la classification. Tout le monde a commencé à s’intéresser à des choses qui, par le passé, appartenaient au folklore, à la mythologie ou à la superstition. Dans les années 1760, le célèbre taxinomiste Carl Linnaeus a écrit un livre intitulé Inebriantia, qui a été le premier catalogue des substances psychotropes. Il a effectué des recherches sur une multitude de choses alors inconnues – la feuille de coca et le tabac d’Amérique, la noix de bétel, l’opium, le haschisch et différents types d’alcool. Linnaeus a parcouru le monde et a dit : « Chaque culture a ses propres boissons alcoolisées préférées », et personne, je pense, ne le savait avant ça.

L’identification des champignons de genre psilocybine fut intéressante. Il se trouve qu’un médecin a écrit et publié un rapport quand il a vu des gens [qui avaient mangé des champignons psilocybine] commencer à agir de façon étrange. À l’époque, on croyait qu’il y avait des champignons vénéneux – qui avaient des effets étranges ou vous faisaient délirer – mais personne ne savait de quelles espèces il s’agissait exactement. Au même moment, Beddoes a découvert le protoxyde d’azote en décidant d’isoler et de tester différents gaz. Ils font tous deux partie du même processus de classification.

Oh Excellent Air Bag : Under the Influence of Nitrous Oxide 1799-1920 est disponible chez The Public Domain Review.

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