Les petites pilules colorées sont tellement associées à la vie nocturne aujourd’hui qu’on imagine difficilement une soirée en club sans une mer de pupilles dilatées, de mâchoires serrées et de discussions à base de « ça va, tu passes un bon moment ? » dans un fumoir irrespirable.
Les débuts de l’ecstasy en Europe sont souvent attribués au boom de l’acid house et au « Second Summer of Love » qui eut lieu à l’été 1988 au Royaume-Uni. Deux jeunes hommes de Leeds avaient pourtant découvert cette drogue quelques années plus tôt à New York et enregistré un album à ce sujet : Non-Stop Erotic Cabaret de Soft Cell.
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Le duo composé de Dave Ball et Marc Almond se trouvait alors dans une drôle de situation. À l’origine, Soft Cell jouait de la musique électronique assez sombre, dans le style des pionniers du genre, Suicide. Des textes paranoïaques avec un soupçon de mélodie. Leur premier single, « A Man Can Get Lost », avait fait un flop. Mais la face B, « Memorabilia », qui fusionne une ligne de basse disco avec un beat futuriste proto acid-techno, a poursuivi son propre petit bonhomme de chemin.
« Memorabilia a fini 99e dans les charts, mais les clubs se sont jetés dessus, dit Ball en rigolant. Dans un magazine, je ne sais plus si c’était NME ou Sounds, il y avait la playlist du Danceteria à New York et on était dedans. Notre label a vu ça et s’est dit : “Pourquoi la musique de ce drôle de petit duo dont personne n’a entendu parler passe soudainement dans l’un des clubs les plus branchés de New York ?”. Ils ont donc décider de nous donner une seconde chance. »
Cette seconde chance a donné lieu à « Tainted Love », le hit qui a fait de Soft Cell des stars de la pop.
« Marc ne pouvait pas monter dans un bus sans que le chauffeur ne lui demande un autographe », se souvient Ball. Lorsqu’on leur a proposé d’aller à New York pour enregistrer un premier album avec le producteur Mike Thorne, ils ont immédiatement accepté. « Là-bas, on pouvait être complètement anonymes », poursuit Ball. Le duo a rapidement trouvé ses marques dans la ville, passant d’un club à l’autre. Almond, dit Ball, aimait l’aspect inhabituel de New York. « Le paradoxe de la prospérité et de l’extrême pauvreté, de la moralité et de la dépravation… Ça se voyait à chaque coin de rue. »
Lors de leur première soirée dans la grosse pomme, les deux compères se sont rendus au Studio 54 et Almond a ingéré un puissant mélange de drogues qui l’a mis en vrac. Un groupe de jeunes femmes est venu à son secours. Il a croisé l’une d’entre elles quelques jours plus tard dans un after. Elle se faisait appeler Cindy Ecstasy. « Elle allait profondément changer ma vie et celle de Dave », écrivait Almond en 1999 dans son autobiographie Tainted Life. Cindy avait écopé de ce surnom parce qu’elle disposait d’une rare réserve d’ecstasy pure. « Ça ne ressemblait à rien d’autre que j’avais connu », se souvient Ball.
L’ecstasy était alors si nouveau qu’il était encore légal – ce n’est qu’en 1985 que sa principale substance active, la MDMA, a été interdite aux États-Unis. La molécule avait été brevetée par les laboratoires allemands Merck en 1912, mais il a fallu attendre la guerre froide pour que les premiers essais sur l’homme soient réalisés par l’armée américaine. En 1965, le biochimiste Alexander Shulgin, surnommé le « parrain de l’ecstasy », a redécouvert et popularisé la substance, qui a fini par devenir la drogue festive par excellence.
En 1977, Shulgin a présenté la MDMA au psychothérapeute Leo Zeff. Celui-ci s’est montré très enthousiaste quant aux vertus thérapeutiques de la drogue et a recommandé la substance à des milliers de collègues aux États-Unis. Pendant plusieurs années, la MDMA a circulé principalement dans les milieux médicaux, jusqu’à ce qu’en 1983, un cartel texan de la cocaïne reconnaisse son potentiel commercial et mette en place une distribution à grande échelle.
Les pilules que Cindy Ecstasy fournissait à Soft Cell et à ses amis fêtards new-yorkais en 1981 provenaient donc très probablement d’un professionnel de la santé. « Presque personne n’est au courant, a-t-elle dit à Almond à l’époque. Je suis l’une des seules personnes à vendre ça et il n’y a qu’un seul fournisseur – tout passe par une seule personne ». Almond se souvient de sa première défonce comme de « la meilleure expérience de drogue que j’ai jamais eue. Après cette nuit-là, je voulais prendre de l’ecstasy encore et encore ». Et c’est précisément ce qu’il a fait.
Mais quelle a été l’influence de la drogue sur la musique de Soft Cell ? En ce qui concerne les différents titres de Non-Stop Erotic Cabaret, on ne peut en fait que spéculer. Les premiers sons de synthé de « Frustration » ressemblent à ce que des groupes fortement influencés par les raves, comme les Happy Mondays, joueraient des années plus tard. La dernière chanson de l’album, la magnifique ballade « Say Hello, Wave Goodbye », suscite un sentiment de chaleur diffuse, proche des effets de l’ecstasy. Mais comme je l’ai dit, ce ne sont que des suppositions.
Almond n’a pas très envie de parler d’ecstasy ces jours-ci, mais dans Tainted Life, il se souvient : « Il n’a pas fallu longtemps pour qu’on se retrouve tous les deux en studio encore défoncés de la veille. Et après ça, il n’a pas fallu longtemps pour qu’on se défonce aussi en studio, notamment au moment du mixage de l’album. » Mais son partenaire Ball laisse entendre que cet aspect a peut-être été un peu exagéré. « Stevo [Pearce, le manager de Soft Cell] a fait courir le bruit à l’époque que tout l’album avait été fait sous ecstasy », dit-il.
En réalité, l’ecstasy a plutôt joué un rôle secondaire sur Non-Stop Erotic Cabaret. L’album était déjà en grande partie écrit au moment de l’enregistrement. Mais l’ecstasy s’entend aussi indirectement. Selon Almond, Josephine Warden soupire et gémit sous l’emprise de l’ecstasy sur « Seedy Films ».
Mais ce n’est qu’après la sortie de l’album que le duo a achevé sa transformation en un groupe qui fait de la musique sur l’ecstasy, sous ecstasy. Le remix de « Memorabilia », sorti en 1982, est clairement de la dance music électronique. Le morceau qui s’étend désormais sur sept minutes extatiques – Almond l’a même qualifié de « premier enregistrement techno acid-house jamais réalisé » – comporte même un rap sensuel de Cindy Ecstasy : « Let’s take a pill and shut our eyes and watch our love materialise » [« Prenons une pilule, fermons les yeux et observons notre amour se matérialiser »].
Mais Ball et Almond n’étaient pas les seuls mecs du nord de l’Angleterre à traîner à New York au début des années 80 et à tomber amoureux du disco, du clubbing et de l’ecstasy. New Order et A Certain Ratio ont fait presque la même expérience en 81 et 82, ce qui a entraîné un grand changement musical et professionnel, surtout chez New Order. Sur l’album Power, Corruption and Lies, sorti en 1983, il y a même une chanson intitulée « Ecstasy ».
Dans les années qui ont suivi, Soft Cell a ramené des pilules en Grande-Bretagne pour stimuler la sérotonine de son petit cercle d’amis. Deux des pop stars les plus populaires des années 80, Boy George et George Michael, ont expérimenté la drogue bien avant son essor et son influence présumée sur la scène musicale britannique. Les premières livraisons substantielles sont apparues au Royaume-Uni en 1985. La même année, le magazine The Face a publié le tout premier article britannique sur l’ecstasy, et des clubs comme le Taboo sont devenus des hotspots de cette drogue. En 1986, la phase de découverte de l’ecstasy sur l’île a finalement atteint son apogée lorsque des DJ sont revenus d’Ibiza avec dans leurs bagages des histoires, de nouveaux morceaux et des pilules. La culture club a alors explosé en même temps que l’ecstasy.
En 1988, alors que New Order remplissait des salles de 10 000 personnes et composait un album inspiré de l’acid house à Ibiza, Dave Ball de Soft Cell travaillait avec Psychic TV sur Jack the Tab, un album que certains ont décrit comme le tout premier album d’acid house, ce que beaucoup d’autres contestent avec véhémence.
Y a-t-il donc un lien direct entre les aventures sous ecstasy de Soft Cell en 1981 et le développement de la musique électronique britannique, et donc, par extension, européenne ? Oui et non. Soft Cell a clairement influencé un style, mais l’ecstasy exige que tout le monde soit sur la même longueur d’onde. À bien des égards, Soft Cell était tellement en avance sur son temps dans ce domaine que beaucoup de personnes comprenaient mal sa musique, parce qu’il leur manquait l’expérience vécue.
Finalement, le point commun entre la pop synthétisée de Soft Cell et la bassline 303 de l’acid house, c’est que les gens sont tombés sous le charme de ces sons qui sortaient des clubs gays majoritairement noirs de New York, Chicago et Detroit, à une époque où les raveurs n’avaient rien de plus puissant que des antidouleurs pour se défoncer.
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