Société

Comment les réseaux sociaux ont aidé les « talibans 2.0 » à conquérir l’Afghanistan

Talib maakt selfie met mobiel

Une photo prise au centre gouvernemental des médias et de l’information de l’administration de Kaboul mardi 17 août a immortalisé un moment surréaliste : deux responsables talibans arrangeant leur étendard blanc avant une conférence de presse, l’un d’eux portant ce qui semble être une montre Apple. 

Quelques instants plus tard, Zabhihullah Mujahid, porte-parole du groupe radical, est apparu pour la première fois devant les caméras. Assis derrière une dizaine de microphones, il a délivré un message de paix au peuple afghan et au monde entier. À la fin de la conférence, l’homme longtemps insaisissable a passé plus de 20 minutes à répondre aux questions des journalistes, y compris des femmes et des reporters internationaux, dont beaucoup tweetaient sur l’événement. À un moment donné, il a déclaré que de telles conférences de presse allaient devenir un pilier de l’Émirat islamique d’Afghanistan.

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On est loin des talibans fondamentalistes et technophobes d’antan. Lorsqu’ils étaient à la tête du pays entre 1996 et 2001, la plupart des produits électroniques étaient interdits car contraires à la doctrine islamique. Le mollah Mohammed Omar, chef des talibans à l’époque, était célèbre pour son refus d’être photographié ; le fait de regarder une cassette vidéo pouvait valoir une flagellation publique ; et les combattants avaient pour habitude de détruire des télévisions dans un geste de défi luddite.

Mais c’était il y a 20 ans. Les combattants d’aujourd’hui tweetent depuis la capitale, envoient des messages WhatsApp aux journalistes et font des vox pops dans la rue. Ils forment ce que beaucoup appellent les talibans 2.0 : un groupe qui a embrassé la modernité, pris le contrôle de sa propre image et commencé à manier la technologie pour son propre bénéfice politique. « On constate qu’ils sont passés maîtres dans l’art des relations publiques, de la promotion de leurs messages et de la diffusion de leur parole », dit Raffaello Pantucci, spécialiste des groupes djihadistes et des organisations terroristes au Royal United Services Institute.

Il est loin le temps des vidéos filmées dans des grottes et envoyées par la poste à la presse internationale. Les talibans communiquent désormais comme tout le monde : par le biais de sites Web, de porte-parole, de comptes Twitter, de pages Facebook et, surtout, de messages WhatsApp qui sont cryptés par défaut, de sorte qu’ils ne peuvent pas être facilement interceptés par les modérateurs Facebook ou les services de renseignement militaires.

Il est possible que ces réseaux sociaux aient joué un rôle déterminant dans la conquête fulgurante de l’Afghanistan par les talibans. En utilisant WhatsApp comme ligne directe avec le peuple, le groupe a pu lancer une campagne de propagande sophistiquée pour pousser les Afghans à déposer les armes, en se montrant féroce mais magnanime, indomptable mais indulgent envers ceux qui se rendaient sans résistance.

Plutôt que de s’engager dans des conflits armés qu’ils n’avaient en fait aucune chance de gagner, les talibans semblent avoir utilisé les téléphones portables et les DM pour bluffer leur victoire en convainquant les civils et les soldats ennemis que la défaite était inévitable, les incitant, et dans certains cas les soudoyant, à se rendre afin d’éviter une effusion de sang inutile.

Lorsque les forces talibanes, relativement maigres, se sont présentées dans diverses villes et avant-postes, leur victoire était déjà programmée. Ils n’ont rencontré pratiquement aucune résistance officielle et ont rapidement assumé les rôles et les responsabilités du gouvernement. Ils ont ensuite mis en place des lignes d’assistance et une « commission des plaintes » sur WhatsApp pour que les civils puissent communiquer directement avec leurs nouveaux suzerains talibans et signaler tout problème.

Cette insurrection, menée dans le cyberespace et reposant sur une sorte de gazage psychologique pour neutraliser l’opposition, est non seulement sans précédent, mais elle aurait également été impossible il y a 20 ans, lorsque les talibans étaient au pouvoir. L’accès Internet, les smartphones et les services de messagerie instantanée gratuits comme WhatsApp ont ouvert une nouvelle ère de connectivité en Afghanistan. Ce n’est qu’en 2002, après l’invasion américaine, qu’Internet a été introduit dans le pays. Aujourd’hui, près de 20 % de la population sont considérés comme des utilisateurs réguliers.

men arrange taliban flag
Les talibans ont embrassé la modernité et utilisent la technologie pour promouvoir leurs programmes politiques et militaristes. Photo : Rahmat Gul viaAP

Pour un groupe qui semble vouloir remodeler son image et se présenter comme une version pacifique et diplomatique de l’ancien modèle, les réseaux sociaux et le niveau d’engagement qu’ils offrent sont inestimables pour les talibans. Alors qu’auparavant, le groupe n’avait qu’un contrôle minimal sur la façon dont les gens pouvaient interpréter leurs dépêches vers le monde extérieur, aujourd’hui, selon Pantucci, ils sont « bien plus à même de faire passer leur message et de l’orienter dans leur direction ».

« Ces dernières années, ils se sont montrés assez réactifs lorsqu’ils ont vu circuler une histoire fausse ou contraire à leurs intérêts, alors qu’avant, je doute qu’ils étaient capables de répondre aussi rapidement, poursuit-il. Ils sont plus à même de comprendre comment le récit est façonné et comment le façonner eux-mêmes. »

En d’autres termes, les technologies de la communication sont devenues pour les talibans un moyen de contrer toute information les concernant qu’ils pourraient percevoir comme fausse, de s’armer d’un droit de réponse et de remettre les pendules à l’heure. Malheureusement, ils peuvent utiliser ces mêmes plateformes pour diffuser leurs propres fausses informations, en tentant non seulement de « corriger » le récit, mais aussi de le réécrire. Après tout, les réseaux sociaux pourraient bien être l’outil de propagande le plus efficace et le plus performant qui soit. « La façon dont ils peuvent façonner le débat international à leur sujet est importante et a des conséquences sur leurs capacités et leur aptitude à diriger le pays », explique Pantucci.

La présence du groupe sur Internet ne se limite pas non plus à une poignée de social media managers et de porte-paroles. Selon Rita Katz, directrice exécutive du Search for International Terrorist Entities (SITE), une ONG qui suit l’activité en ligne des organisations djihadistes, l’infrastructure en ligne des talibans est si vaste et complexe que « parfois, on y est exposé sans le savoir ».

« La quasi-totalité de ses membres et de ses sympathisants en Afghanistan sont des ajouts potentiels à sa machine médiatique, qu’il s’agisse de photographes et de cameramans sur le terrain ou de “journalistes” qui présentent le groupe sous un jour favorable, ajoute Katz. Ensemble, ces éléments constituent un appareil sophistiqué que les talibans ont appris à manier avec habileté. Le groupe sait comment naviguer entre différents publics tout en tirant parti des fonctionnalités et des limites de censure des différentes plateformes en ligne. »

Il convient de noter que cette stratégie de communication, qui consiste à blanchir la réputation des talibans auprès du public, est presque diamétralement opposée à celle d’autres groupes extrémistes comme Daech ou Al-Qaïda. Si l’EI a été, à bien des égards, un pionnier de l’utilisation des réseaux sociaux pour transmettre sa propagande idéologique à un large public mondial, sa campagne était principalement axée sur la peur : il s’agissait d’attiser l’hystérie, de semer l’inquiétude et d’amplifier la sensation de danger imminent par des actes de terrorisme en ligne.

L’approche des talibans est tout le contraire. S’ils sont bien le même régime oppressif et moyenâgeux qui a infligé la tyrannie au peuple afghan dans les années 90, leurs représentants et porte-parole colportent un message unifié de paix et de sérénité en ligne.

« Actuellement, les talibans jouent à fond la carte des relations publiques. Leur propagande et leurs déclarations ont été méticuleusement élaborées pour renforcer leur réputation au sein de la communauté internationale : ils promettent la sécurité des fonctionnaires, s’engagent à un engagement productif, etc., dit Katz. Le groupe utilise sa machine en ligne complexe pour donner une image changeante de lui-même au monde, sans jamais se laisser décourager par la façon dont ses actions contredisent ses promesses majestueuses de civilité. »

Il est clair que les talibans tirent parti des avantages de la vie au XXIe siècle. Leur volonté d’adopter la technologie et d’utiliser les différents canaux d’Internet pour faire avancer leur propre programme politique a sans aucun doute fait d’eux une force plus influente.

Mais selon Pantucci, l’« absorption de la modernité » par le groupe a été une transformation passive, une sorte d’osmose culturelle, plutôt qu’une refonte consciente de l’organisation interne. « Je ne sais pas s’ils ont fait quelque chose de particulier pour changer, dit-il. Je pense qu’ils ont simplement suivi le courant. Les Afghans et les Sud-Asiatiques en général sont très actifs sur WhatsApp, donc les talibans font en quelque sorte écho au monde qui les entoure. »

Il convient également de noter que cet abandon de la technophobie traditionaliste n’est pas un phénomène soudain. Depuis plus de 10 ans, les talibans utilisent Twitter, Facebook, YouTube et leur site personnel, Voice of Jihad, pour faire avancer leur programme idéologique. En 2019, un porte-parole des talibans a déclaré à l’AFP : « Nous ne sommes pas contre la technologie moderne… Elle est devenue une nécessité et n’est pas contraire à la charia. »

En 2009, Gilles Dorronsoro, spécialiste de l’Afghanistan à la Fondation Carnegie pour la paix internationale, a écrit dans un article intitulé « Stratégie gagnante des talibans en Afghanistan » que l’organisation faisait souvent de la propagande par le biais de téléphones portables et surveillait les médias locaux et étrangers. Il a noté que le mollah Dadullah, l’un des principaux commandants talibans, avait invité Al Jazeera à le rencontrer à plusieurs reprises et que les talibans avaient ensuite monté des clips le présentant comme « un personnage héroïque ». « Dans ce contexte, l’idée reçue selon laquelle les talibans, étant des fondamentalistes, ne sont pas ouverts aux nouvelles technologies a également été démentie par leur utilisation sophistiquée des médias modernes à des fins de propagande », ajoute Dorronsoro.

Ils n’ont pas non plus limité leur empreinte numérique aux tweets et aux apparitions dans les médias. En 2012, des talibans ont mis en ligne une vidéo montrant des combattants en train d’attaquer une base militaire américaine dans la province orientale de Khost. La séquence, filmée sous au moins trois angles, montrait les extrémistes prenant d’assaut la base et engageant le combat avec les forces occidentales et afghanes ; des scènes qui ont ensuite été compilées dans une vidéo de propagande habile. On y voit également les extrémistes utiliser des images satellites pour planifier le raid sur la base.

Voilà un autre trait inquiétant des Talibans 2.0 : leur utilisation des technologies modernes pour améliorer leur compétence au combat. Et il reste à voir comment cela pourrait se manifester dans les semaines, mois et années à venir.

« Je pense que grâce à la technologie, les téléphones portables, les applications de réseaux sociaux, le GPS, et tous ces outils que nous avons tous maintenant à notre disposition, ils deviendront une force de combat plus efficace sur le champ de bataille, dit Pantucci. Cela leur permettra aussi, j’en suis sûr, de contrôler un peu mieux les choses. »

Ce recours à la technologie comme outil d’oppression a suscité des inquiétudes ces derniers jours, alors que le groupe s’empare des fournitures et des ressources laissées par les forces occidentales et afghanes.

Mercredi dernier, The Intercept a rapporté que des talibans avaient saisi des dispositifs biométriques de l’armée américaine, connus sous le nom de Handheld Interagency Identity Detection Equipment, ou HIIDE. Ces appareils, qui utilisent les scanners d’iris et les empreintes digitales pour identifier les individus à partir d’une base de données biométriques, ont été initialement déployés comme moyen de traquer les terroristes. Aujourd’hui, on craint que les talibans ne les utilisent pour identifier et persécuter les civils afghans qui ont aidé les forces occidentales.

On ne sait pas encore si cela entre dans le champ d’action des Talibans. Selon Pantucci, il est peu probable que le groupe dispose des capacités techniques nécessaires pour utiliser correctement le dispositif. « Si vous avez vécu dans une grotte dans le Helmand ou séjourné dans un hôtel à Doha pendant Dieu sait combien de temps, comment allez-vous savoir comment utiliser la biométrie ? » Il n’a vu aucune preuve suggérant que les talibans, dans leur ensemble, ont une expertise spécifique dans l’utilisation de systèmes de ce type. « Des craintes comme celles suscitées par les dispositifs HIIDE me paraissent un peu hystériques », dit-il.

Pantucci reconnaît qu’il est possible que des gouvernements étrangers ou des agences comme l’Inter-Services Intelligence (ISI) du Pakistan puissent aider les talibans. Mais pour ce qui est de l’évaluation du niveau de danger que représentent les talibans à l’avenir, il estime qu’il est trop tôt pour le savoir. « S’ils parviennent à déchiffrer le code de certaines de ces technologies plus avancées, dit-il, cela pourrait leur permettre de diriger le pays d’une main de fer ou de mieux imposer leur volonté à la population. Mais seul le temps nous le dira. »

Correction : Une version antérieure de cet article contenait les déclarations d’un expert qui ont depuis été retirées après un contrôle plus approfondi. Nous regrettons cette erreur.

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