Si on veut réussir dans le monde du cinéma, on déménage à Los Angeles. Pour la mode, à New York. On penserait que pour la restauration, on irait à Paris. Mais pour Gaby Benicio et Amélie Darvas, s’est plutôt de quitter Paris qui les a aidées.
Après avoir tenu pendant cinq ans le Haï Kaï à Paris, la sommelière brésilienne Gaby Benicio et la chef française Amélie Darvas ont décidé l’été dernier de prendre des vacances dans le sud de la France. À Vailhan, une petite municipalité d’environ 150 habitants, les deux complices vont déjeuner au presbytère du village et apprennent qu’il est à vendre. Elles l’achètent aussitôt, ferment leur restaurant du canal Saint-Martin et déménagent (avec les cinq membres de leur équipe) dans l’Hérault.
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Déjà là, ça serait assez pour faire un film décent. Mais leur aventure ne fait que commencer, car bien que leur nouveau restaurant, Äponem, n’ait ouvert qu’au début du mois de juillet dernier, en moins de six mois, Benicio et Darvas ont été récipiendaires du prix de la meilleure table du Fooding, du prix Gault et Millau « Grands de demain », et, la consécration ultime, d’une première étoile au Guide Michelin, équivalent de l’Oscar de la gastronomie.
J’ai eu la chance, il y a quelques années, d’aller dîner au Haï Kaï, leur ancien restaurant. Je me souviens d’un bon repas, bien pensé, avec une carte des vins sensée, mais je ne peux pas vraiment dire que j’ai ressenti de grandes émotions.
Le 28 février, Benicio et Darvas étaient de passage à Montréal, dans le cadre du festival Montréal en lumière, et ont pris le contrôle du restaurant H4C, dans le quartier Saint-Henri, pour faire vivre aux Montréalais l’expérience Äponem, le temps d’une soirée. Et force est d’admettre que de quitter Paris a fait beaucoup de bien aux deux amies, qui jouent ici dans les grandes ligues.
Des ravioles végétales, tantôt farcies aux courges, aux topinambours ou au céleri, servies dans un bouillon à la saumure d’olives servies avec un vin à macération pelliculaire slovaque, à un assemblage Zweigelt-Blaufrankisch servi avec une pintade au riche jus de volaille bien corsé, on sent que Benicio et Darvas ont trouvé leur voix.
Alors que la plupart des restaurateurs citadins ont constamment un regard inquiet, derrière lequel on devine un stress insurmontable, Benicio, elle, arbore un grand sourire et est d’une quiétude confondante pour quelqu’un qui n’est pas à Montréal dans son élément, et qui vient de réussir un service remarquable, compte tenu du fait que le menu et la carte des vins n’ont été élaborés que quelques heures auparavant.
« On est vraiment dans un petit cocon, au top d’une montagne. On ne fait que 20 couverts, c’est très intime », me dit Gaby Benicio d’Äponem, me révélant qu’elle et Amélie n’ont plus l’habitude de faire des dîners avec autant d’invités que ce soir. « On est maintenant dans un univers assez magique, avec les vignes, les oliviers, le silence. Et notre potager, qui est l’ADN du projet. On a aussi un autre potager avec plus de 150 aromates. »
En dégustant près de 10 services avec leurs accords de vins, on sent vraiment que cet exode vers la terre était nécessaire pour Amélie et Gaby afin qu’elles puissent atteindre ce niveau d’exécution. Mais elles ne l’ont certainement pas fait seules, car les filles ont amené avec elles toute l’équipe du Haï Kaï vivre l’expérience avec elles dans le sud rural. « À Vailhan, il n’y a pas d’internet, le signal de téléphone ne passe presque pas. Des fois, il n’y a pas d’électricité, même! C’est un grand changement pour tout le monde, et on vit comme autrefois, dans ce presbytère du 17e siècle et une église du 12e, bercés par le son des cloches. »
Je lui fais au passage remarquer qu’il est très peu commun d’obtenir une étoile au mythique Guide Michelin avec une carte des vins entièrement nature, mais elle ne voit pas ça comme un défi ou une anomalie. « Je crois que c’est une évidence : nous, on travaille avec la vibration du vivant dans notre potager. Des vins nature bien faits, ce sont des vins qui vibrent, donc je me vois mal faire autre chose que ça. C’est très cohérent. On mange le vivant, on boit le vivant, et ça continue de vibrer en nous. On ne peut pas faire autrement. »
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Bien entendu, c’est un peu un rêve, pour tout restaurateur, de vouloir tout laisser pour aller vivre en symbiose avec la nature. Mais c’est souvent le genre de choses qui n’arrivent que dans les films. C’était donc un pari énorme que de quitter la capitale mondiale de la gastronomie pour aller cultiver un projet de passion dans un village de 150 habitants d’une moyenne d’âge qui frôle les 50 ans. Et pour les gens du village, c’était aussi tout un choc de voir deux Parisiennes débarquer du jour au lendemain pour ouvrir un restaurant étoilé. « Ça se passe bien. Au début, ils avaient peur, ils ne comprenaient pas », dit Gaby, par rapport aux Vailhanois. « Ils ont mis du temps à venir. Mais maintenant, je crois qu’ils comprennent qui on est et en sont fiers. Le potager existe, et ça fait du bien au village. On fait notre huile d’olive là-bas. On est le seul commerce du village, et donc le plus grand employeur! Ce sont des gens très authentiques : tout le monde a son potager, chasse et pêche. Tout ce qu’on fait est une évidence pour eux. »
Dans un futur proche, les deux restauratrices aimeraient idéalement faire encore moins de couverts, afin de parfaire le service et la cuisine, et offrir une expérience plus personnalisée à leurs clients. Quand je lui demande ce qui leur manque le plus de Paris, la sommelière n’hésite pas une seconde : rien! « On est bien, à Valhain. On est beaucoup plus proches de la vérité. On a le silence de la contemplation, on travaille la terre. On est où on voulait être. »