Cet article a été rédigé en partenariat avec Allianz dans le cadre du projet Playmakers et a été créé indépendamment de la rédaction de VICE.
J’ai rencontré Alexis Eskenazi au printemps dernier, autour d’un feu de palettes, dans le centre-ville de Toulouse. Une projection de L’an 01 (celui de Doillon et Jean Rouch, pas de Jack Black et Michael Cera) venait de prendre fin et seuls quelques petits groupes, de clochards ou d’étudiants, squattaient encore la place. Du centre-ville au minuscule bar à vodka qu’il m’a fait découvrir, je n’ai pas cessé d’écouter Alexis, fasciné par la pertinence de ses idées et son incroyable motivation. On s’est séparés à la fermeture du bar et le lendemain, je me suis empressé d’acheter une copie d’un livre, dont il n’arrêtait pas de parler, et que je cite depuis à tout bout de champ.
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VICE : Salut Alexis, tu peux nous dire qui tu es ?
Alexis Eskenazi : Salut, je m’appelle Alexis, j’ai 29 ans et je suis designer. Plus précisément, je suis designer de transition. En gros, je tends à matérialiser des marches sur l’escalier de la transition écologique. Ces marches, ce sont des projets qui ont potentiellement un impact constructif, comme Toulouse Clean-Up.
Juste avant que tu nous expliques en quoi consiste Toulouse Clean-Up, il me semble que tu as été cascadeur-gladiateur…
Oui, c’est exact ! C’était très excitant de vivre une vie d’athlète antique !C’était dans les arènes de Nîmes, où évolue une petite troupe de gladiateurs. Ils font de l’animation, mais aussi du combat spectacle, sans scénario… frissons garantis ! C’est une expérience qui m’a beaucoup apporté personnellement. Notamment au niveau de la discipline, du renforcement du mental nécessaires pour bien s’entraîner et performer en combat ! Et la joie d’être au contact d’un public réceptif, c’est le pied ! J’ai aussi pu réaliser que le courage est une valeur qui m’est chère. Et puis j’ai quitté la région pour poursuivre mes études de design et me rapprocher du fablab de Toulouse.
C’est justement là que tu as développé Toulouse Clean-up. Quel est le but de ce projet et comment t’es venue l’idée ?
La première idée qui m’est venue était de créer une sorte de filtre, inspiré des fanons d’une baleine. Dans les théories de conception, le modèle biomimétique est souvent prometteur et je voulais essayer ! Mais l’idée a beaucoup évolué au fur et à mesure que je comprenais mieux les enjeux et que j’ai vu ce que pouvaient donner les projets de ce type déjà existants. En conception, on parle d’ « itérations » pour parler des évolutions de la conception.
Donc aujourd’hui, le projet Clean-Up cherche à préserver les océans en stoppant la pollution fluviale générée par les villes. La pollution des villes représente 80% de la pollution présente dans l’océan, et dans le malheureusement célèbre 7e continent de plastique. Autant dire que l’on s’attaque à un gros problème.
Mais ce projet a aussi un autre but : il veut démontrer qu’avec les fablabs, ces petite usine à commandes numériques d’un nouveau genre, tout peut devenir possible. Derrière ça, il y toute une idéologie de la ville du futur : la Fabcity, une ville autonome dans la fabrication et la production d’objets. Imagine qu’entre Bordeaux et Toulouse, on soit capable d’échanger des solutions concrètes, comme pour la pollution fluviale par exemple, ce serait génial ! Voilà pour les enjeux implicites du projet : porter un renouveau du savoir-faire ensemble.
On pense forcément au projet Ocean clean-up, avec Toulouse Clean up…
Oui, il sont liés, car animés par une mission commune : nettoyer les océans. Mais ils diffèrent dans leurs stratégies pour y arriver. Le projet Ocean Clean-up cherche à construire un énorme barrage d’une centaine de kilomètres en mer ouverte. Il a une puissance symbolique très forte. Toulouse Clean-Up cherche à développer une solution en amont, en stoppant la pollution des villes, principal vecteur de la pollution plastique des océans. On va recycler des bouteilles de plastiques d’1,5 litres pour créer les flotteurs du système qui arrêtera les autres déchets en plastique, tout en utilisant au maximum les plateformes fablabs et l’esprit d’innovation et de partage qui anime ce mouvement – les déchets récupérés permettront donc de construire les prochains systèmes de recyclage.
Et personnellement, qu’est-ce qui te motive dans Toulouse Clean-Up ?Qu’est-ce que tu veux apporter à la communauté ?
Ce que je souhaite apporter aux gens, c’est de l’inspiration. De l’énergie positive brute, qui repose sur quelques nouvelles bases conceptuelles comme l’économie cyclique, le 100% recyclage, le faire-ensemble à l’échelle d’une ville. J’aimerais faire passer ce message : on peut améliorer les choses. Nous assistons à un renouveau de « l’âge du faire », c’est le moment !
Ce projet est motivant et a donné un sens à mes études dans la création. Je suis fier de pouvoir me dire que je suis engagé dans un projet qui a du sens. Et c’est important, la fierté, pour vivre dignement.
On voit bien que pour toi, les fablabs sont des lieux hyper importants. Tu peux nous parler de celui de Toulouse ?
C’est un endroit vraiment très vivant : tout y bouge, tout évolue. Tu t’absentes deux semaines et à ton retour, tu vois que les choses ont bougé : ça se construit en temps réel, comme une plante. En plus, c’est un vrai carrefour à Toulouse. Toute une communauté y vient pour se rencontrer et partager des idées. Tous les premiers lundis du mois, il y a la présentation d’un projet qui a utilisé les ressources du fablab. C’est le moment où tu peux faire une annonce pour solliciter de l’aide ou des compétences spécifiques… et c’est ce que j’ai fait !
Artilect, c’est son nom, est un lieu qui m’a permis de dépasser l’idée, le concept, et de prototyper mes idées. Je vois le design comme une discipline en quête constante de légitimité. Se confronter a la réalité technique, c’est toujours le challenge. Et le fablab est une ressource précieuse, dans ce cas-là.
Humainement, j’ai aussi pu rencontrer des personnes bienveillantes qui ont fait avancer le projet, j’ai pu me constituer une équipe, inclure des jeunes motivés, transmettre et partager. Nous avons aussi pu participer à un concours et financer le projet ! J’ai envie de te dire que grâce au fablab, tout est devenu possible. D’ailleurs, Artilect a aussi le prestige d’être le pionner en France : c’est lui qui a importé le virus !
Aujourd’hui, combien êtes vous à travailler sur ce projet ? Et vous en êtes où ?
Nous sommes cinq réguliers : ils viennent me donner un coup de main dès que leurs emploi du temps le permet. La dimension écologique et engagée du projet a permis à chacun de donner un sens à son engagement. Du coup, chacun s’est réapproprié le projet à sa façon. Notre équipe est soudée par les valeurs écologiques du projet.
On a été lauréats du challenge « I make 4 my City » de la Fondation Orange en mai, choisis parmi 36 concurrents du monde des fablabs. Une première belle victoire, et 15 000 euros pour développer projet. Ensuite, on a mis le premier prototype test sur la Garonne le 21 juin, pour la fête de la musique, comme on s’était engagé à le faire publiquement. Ce premier test de neuf jours nous a permis de voir, palper et comprendre la pollution fluviale créée par la ville. Il y a un vrai besoin à ce niveau-là, et c’est ce qui donne toute la légitimité, et donc son sens, à ce projet. Pour nous, ce test était donc une deuxième victoire !
La suite, c’est la création d’un récupérateur mécanique. Une version plus automatisée de notre système qui nous fera gagner en autonomie et qui nous permettra de nous rapprocher de notre premier objectif : être capables de proposer un système fonctionnel pour stopper la pollution. C’est pour bientôt : le 16 décembre, nous devrions pouvoir proposer une solution technique prête à être testée.
Quand on s’est rencontrés, tu m’as conseillé de lire Edgar Morin. Tu as l’impression que son livre, Introduction à la pensée complexe, t’a aidé dans ton projet ?
Ha oui, j’espère que tu l’as lu ! D’un point de vue théorique, ce livre apporte de la souplesse dans les analyses et les projections parfois très dures qu’on fait du futur de nos civilisations. Edgar Morinparle de la complexité du monde qui nous entoure, éclairé par les découvertes en biologie ou en mécanique quantique. Elles peuvent nous faire relativiser sur beaucoup de choses, notamment sur ce que nous appelons communément la « vérité » et qui sont, dans les faits, plutôt des inventions culturelles, des savoirs faire et être, des manières de construire le monde.
Donc oui, il a beaucoup influencé ma manière de regarder le monde. Il m’a appris à prendre du recul pour voir les choses de manière globale, mais aussi à comprendre les limites de mes raisonnements, les dangers qui nous guettent quand on maîtrise le progrès mais pas sa signification – ce qu’il appelle l’intelligence aveugle.
Le futur est par essence indéfini : il existe des bulles d’incertitudes dans les projections scientifiques, mais ces dernières sont forcément sombres quand elles portent sur l’avenir d’une société qui repose sur une croissance infinie, dans un monde fini. Et se focaliser sur ces bulles d’incertitude, qui sont le facteur humain – ce que nous sommes capable de réaliser de pire et surtout de meilleur – se focaliser sur cette partie, sur laquelle nous pouvons agir, est une manière de se confronter aux enjeux réels de manière constructive. C’est éviter le déni des faits, qui est ce qui pourrait nous arriver de pire et nous conduirait vers un avenir très sombre. Ce serait le plus gros gâchis de l’histoire humaine. Parce que l’enjeu, derrière la pérennité de nos sociétés, c’est notre dignité, notre manière de donner du sens à notre vie au XXIe siècle.
Lire ce livre, c’est apprendre à organiser autrement notre rapport au réel, et donc voir autrement la création du sens. C’est un atout pédagogique inestimable pour toutes les personnes qui veulent devenir actrices dans leurs temps.
Donc tu penses que les gens devraient s’engager davantage pour changer la société ?
C’est un problème de conscience et de ce qu’on y met. Mon master en design transdisciplinaire m’a donné le temps de me documenter et de me créer une vision du monde propre, grâce à différentes sources crédibles comme Edgar Morin, Bernard Stiegler ou encore Gilles Lipovetsky, reconnus dans les sphères académique et scientifique. Différentes lectures sur la situation écologique de nos océans ont alimenté chez moi un sentiment d’urgence très difficile à vivre, et c’est ce qui m’a poussé à agir. Écrire mon mémoire m’a permis de structurer une vision synthétique du monde et d’y trouver un point d’accroche, une manière d’agir… un luxe qui n’est pas donné à tout le monde. Mais je pense que l’énergie du changement est présente en quantité.
Les visions constructives du monde de demain existent, mais elles ne sont pas encore assez complexes pour que tout le monde puisse s’y retrouver. Mais ça vient doucement, et la conscience collective en faveur d’une société qui s’invente en harmonie avec la nature fait son chemin.
Nos principaux obstacles, ce sont le déni des crises écologiques à venir, la maltraitance constante de notre attention, de nos désirs, de notre mémoire, de nos liens… au profit d’inventions comme la pulsion d’achat et d’un bonheur purement matériel, ancrés dans une culture de l’hypercompétition et du profit à court terme. Aujourd’hui, ce système montre clairement ses limites, ses crises – Bernard Stiegler en parle très bien.
Aujourd’hui, nous vivons donc dans une société hyper-productive qui alimente une hyper-consommation. Sans système d’hyper-recyclage, cela crée un déséquilibre qui met en danger tout le super-système. Ces enjeux me touchent et le projet Toulouse Clean-Up est une réponses constructive à cette problématique. Mais la réponse n’est pas venue du jour au lendemain : c’est presque l’histoire de ma vie. Ça doit être ça, le sens profond de l’engagement.