Crime

Comment « West Side Story » a inspiré les gangs de Madrid sous Franco

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La première de West Side Story a eu lieu en Espagne le 7 décembre 1962 au célèbre Cine Aribau de Barcelone. Le film du réalisateur américain Robert Wise était plein de couleurs, de joie de vivre et d’exubérance juvénile – tout ce qui manquait à la vie quotidienne sous l’œil vigilant des grands dictateurs du XXe siècle.

Francisco Franco était au pouvoir depuis 1939. Secouée par la guerre civile qui a marqué, et continue de marquer, l’ensemble de la société espagnole, la vie sous Franco était définie par une adhésion stricte à l’autoritarisme, au conservatisme et au catholicisme. Dans l’ensemble, le quotidien du début des années 1960 était morne et terne pour la jeunesse du pays.

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Inspiré de Roméo et Juliette, West Side Story était un récit musical de la vie des adolescents dans le New York des années 50, tout en toupets, couteaux brillants et longues séquences de danse. L’Amérique était à quelques milliers de kilomètres de l’Espagne, mais pour les jeunes spectateurs qui remplissaient les salles de cinéma du pays, elle aurait pu aussi bien se trouver dans une autre galaxie.

Le film, qui comprend des chansons composées par le légendaire Leonard Bernstein et écrites par le grand Stephen Sondheim, est arrivé à Madrid quelques mois plus tard. Les jeunes madrilènes ont été aussi captivés par le film que leurs homologues catalans. Les séances affichaient toutes complètes et les jeunes spectateurs se levaient au milieu de la projection, pour crier et danser dans les allées et sur les sièges.

Ces jeunes vivaient dans les nouveaux quartiers périphériques de la capitale espagnole, construits à la fin des années 1950 sous les auspices de l’Institut national du logement de Franco. Ces banlieues comprenaient Usera, La Elipa et San Blas, et faisaient partie des projets d’élimination des bidonvilles du régime franquiste après la guerre.

Il s’agissait de zones marginalisées, construites à la hâte avec des matériaux bon marché. Elles manquaient souvent d’écoles, de cabinets médicaux et d’autres services essentiels. Elles étaient en grande partie peuplées de familles pauvres qui avaient émigré du sud, fuyant la misère des régions rurales dévastées d’Espagne.

Le cinéma était l’une des rares distractions disponibles. Les films comme West Side Story étaient généralement projetés quelques mois après leur sortie initiale. Ils restaient à l’affiche longtemps et trouvaient régulièrement un nouveau public. Et si les rues de ces quartiers oubliés n’avaient que peu de choses en commun avec les avenues stylisées de New York, les jeunes qui les habitaient s’identifiaient aux problèmes et aux frustrations des protagonistes du film.

Ce processus d’identification était si fort, en fait, qu’une chose étrange s’est produite à Madrid au début des années 1960. Des adolescents, vraisemblablement mécontents de leurs conditions matérielles et de l’idéologie dominante de l’époque, se sont mis à former des gangs dans le sillage de l’arrivée de West Side Story dans la péninsule ibérique. Le film n’en est peut-être pas la cause, mais il y a certainement contribué.

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C’est cette période étrange qui constitue la base du dernier livre de l’auteur et historien espagnol Servando Rocha, Todo el odio que tenía adentro (« Toute la haine que j’avais en moi »). Pendant six ans, Rocha a mené des entretiens et épluché les archives pour tenter de comprendre exactement pourquoi West Side Story a eu l’impact qu’il a eu.

Le livre explore une tranche de l’histoire culturelle qui était largement inconnue du grand public. Les années d’après-guerre ont été une période fertile pour la culture des jeunes, et tout comme les Teddy Boys en Angleterre, les blousons noirs en France et les halbstarken en Allemagne, l’Espagne a eu ses propres groupes d’adolescents énervés qui ont essayé de vivre selon leurs propres règles face à la répression de l’État.

Les gangs de Madrid étaient principalement composés d’enfants de familles pauvres qui avaient émigré des régions d’Andalousie au sud et d’Estrémadure à l’ouest. La plupart d’entre eux n’étaient pas dangereux – ils passaient leur temps dans les boîtes de nuit, les bars et les salles de billard de la ville, cherchant à danser, flirter, et profiter de la vie autant qu’ils le pouvaient sous le fascisme.

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Un article de journal de 1963 annonce l’arrivée du twist en Espagne.

Il y avait par exemple Los Yes, Los Gatos Negros, Los Pepsi Colas, Los Deans et Los Vikingos. La liste des noms cités dans le livre est presque interminable. Chacun de ces groupes contrôlait une zone spécifique de la ville : parfois seulement une rue ou même un bar. Ce sens aigu du contrôle territorial donnait lieu à de rares bagarres le week-end.

Selon le livre de Servando Rocha, le plus redouté de ces gangs était Los Ojos Negros (les Yeux Noirs), un groupe de 40 personnes. Ils portaient les cheveux longs et se promenaient dans la ville vêtus d’épaisses vestes en cuir et de bottes noires. Les membres étaient armés de chaînes de moto, de couteaux à cran d’arrêt et de rasoirs cachés dans les coutures de leurs vêtements, qu’ils n’hésitaient pas à utiliser si les choses tournaient mal.

Le groupe a acquis un statut presque mythologique pour la jeunesse madrilène. Un statut qui n’était pas nécessairement partagé par les autorités de la ville.

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Le district d’Usera, à Madrid, le territoire de los Ojos Negros. Photo publiée avec l’aimable autorisation de La Felguera

Rocha cite un article sur le gang de Madrid rédigé par le journaliste Moncho Alpuente dans le journal national El País en 2007. Alpuente les décrit comme une « mystérieuse bande de banlieue », notant que, bien qu’ils aient pu captiver l’imagination des écoliers, « tout rapport de police de l’époque aurait conclu qu’il n’y avait pas de gangs organisés dans la capitale, et leur conclusion aurait été raisonnable ; il n’existait que des petites bandes ».

Le chef de Los Ojos Negros était Ángel Luis. En plus de ses fonctions au sein du gang, Luis participait occasionnellement en tant que figurant aux westerns spaghetti qui étaient régulièrement tournés dans les déserts du sud de l’Espagne.

Tout leader digne de ce nom a un second, et pour Luis, il s’agissait d’un homme du nom de José Luis Pacheco. Dix ans après son passage dans les gangs, Pacheco est devenu l’un des boxeurs espagnols les plus célèbres des années 1970, entrant même dans le top 10 des poids welters du monde à un moment donné. Comme Luis, il s’est essayé à la comédie.

Au-delà de la bagarre occasionnelle du samedi soir à la sortie d’un bar, Los Ojos Negros commettaient régulièrement des vols un peu partout, des salles de billard aux pharmacies. Ils ont même été les pionniers d’une forme de vol qui est devenu courante dans les années 1960 et 1970 en Espagne : les tirones (les vols à la tire). Sur leurs motos, les membres du gang dépassaient les passants à toute vitesse et s’emparaient des sacs et autres objets de valeur immédiatement visibles. Cette technique leur a réussi, et le choc de la nouveauté a permis au gang de s’offrir un style de vie qui semblait auparavant totalement inaccessible.

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Des adolescents se rendent dans un club de la banlieue de la ville spécialisé dans la musique importée de France. Photo : Carlos Pérez-Díaz

Les propriétaires des clubs et des salles de concert de la ville avaient tellement peur d’eux qu’ils les ont employés comme videurs, en quelque sorte. L’emprise du gang sur Madrid a duré trois ans. Pendant cette période, la police a surveillé de près Luis et ses hommes, attendant un dérapage suffisamment important pour les faire tomber.

En 1966, Luis et Pacheco ont tous deux été arrêtés et condamnés à trois ans de prison. Ce dernier n’avait que 16 ans lorsqu’il s’est retrouvé derrière les barreaux. Avant d’être emprisonnés, les deux hommes se sont retrouvés face à l’un des membres les plus redoutés de la police franquiste, Antonio González Pacheco, que tout le monde appelait Billy el Niño (en référence à Billy the Kid). Après les avoir torturés pendant des jours, il leur a fait avouer des dizaines d’infractions et de vols. Le policier a été inculpé de 13 chefs d’accusation de torture en 2013 mais n’a jamais été jugé et est mort en mai 2020.

Maintenant que son leader et l’un de ses membres les plus importants étaient derrière les barreaux, Los Ojos Negros a commencé à se dissoudre. La révolution déclenchée par une comédie musicale hollywoodienne était terminée. L’Espagne est également devenue plus libre après la mort de Franco. La démocratie a lentement été restaurée, et avec elle, la prochaine révolution des jeunes espagnols : la Movida Madrileña.

Inspirés par la scène punk rock qui avait pris d’assaut le Royaume-Uni à la fin des années 1970, les jeunes Madrilènes ont trouvé la liberté dans l’expression artistique. C’était un moment de libération et de soulagement, une réaction hédoniste aux jours sombres et miteux de la vie sous Franco.

Après avoir passé des décennies à travailler dans un contexte de censure et de répression culturelle, les écrivains, cinéastes, musiciens, artistes visuels et autres créateurs étaient libres de s’exprimer pleinement. Des personnalités comme le réalisateur Pedro Almodovar et la photographe Ouka Leele, acteurs clés de cette scène, font encore parler d’eux aujourd’hui.

À bien des égards, la violence dont faisait preuve des gangs comme Los Ojos Negros était une réaction à une époque et à un lieu : dans les années 1960, la jeunesse madrilène se sentait enfermée et était à la dérive. Vingt ans et une dictature plus tard, elle a embrassé un autre type de révolution. Celle-ci était légèrement plus pacifique.

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