La santé mentale de Dick Dana commença à se dégrader alors qu’il était encore jeune. Il fallut pourtant attendre 1917, quand il était dans la quarantaine, pour qu’il soit diagnostiqué comme n’ayant pas toutes ses facultés mentales à la suite d’une « crise de démence ». Les habitants de Natchez, dans le Mississippi, le surnommèrent alors l’« Homme sauvage » – il est dit qu’il courait en rond autour de sa propriété, vêtu d’un simple sac en toile de jute, ses cheveux longs et sa barbe flottant dans le vent.
Il se douchait rarement, préférant grimper aux arbres plutôt que de passer du temps dans le manoir en ruine qu’il partageait avec son aide soignante, une femme nommée Octavia Dockery. Lorsqu’il apparut en ville que le couple gardait un troupeau de chèvres enfermé dans un enclos à l’intérieur de sa maison, Octavia fut à son tour surnommée la « Femme chèvre ».
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Lorsque le duo emménagea à côté de chez la descendante d’une famille royale, Jennie Merrill, une querelle vit le jour et ne fit qu’empirer avec le temps. Merrill et Dockery appelaient régulièrement le shérif pour résoudre leurs différends, qui portaient le plus souvent sur le fait que les porcs et les chèvres de Dockery s’introduisaient dans la propriété de Merrill ; Merrill aurait tiré sur les chèvres, allant même jusqu’à séquestrer les porcs afin qu’on lui rembourse les dommages qu’ils avaient causés. Enfin, en août 1932, la dispute prit une tournure mortelle lorsque Dockery embaucha un homme noir, Lawrence Williams, pour cambrioler Merrill. Mais l’homme devint fou et la pauvre femme de 68 ans fut abattue.
Dans les jours qui suivirent, nombre de voyeuristes affluèrent à Natchez afin d’en savoir plus sur l’infâme duo. Lorsque Dana et Dockery furent libérés de prison – les accusations de meurtre pesaient encore sur eux – ils ne tardèrent pas à capitaliser sur leur nouvelle notoriété, facturant la visite du terrain et appliquant des frais supplémentaires pour la visite de la maison, où avaient lieu des récitals de piano. Le duo alla même jusqu’à faire le tour des villes du Mississippi et de la Louisiane, apparaissant sur scène comme « l’Homme sauvage et la Femme chèvre du Château aux chèvres » – et s’assurant de fait une place dans le folklore macabre du Mississippi en matière de meurtres à caractère raciste.
Dans son nouveau livre, Goat Castle: A True Story of Murder, Race, and the Gothic South, à paraître aujourd’hui aux éditions de l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill, l’historienne Karen L. Cox relate cet étrange conte à grand renfort de détails sordides. VICE a discuté avec elle afin de comprendre en quoi cette histoire offre un aperçu des injustices quotidiennes sous les lois Jim Crow, mais aussi de la toxicité du privilège blanc, du racisme et de la rage qui ruinèrent la vie d’une jeune femme.
Voici ce qu’elle avait à dire.
VICE : Bonjour Karen. Comment avez-vous eu vent de cette histoire ?
Karen L. Cox : Je me suis rendue à un événement touristique connu sous le nom de « Pèlerinage de Natchez » [au cours duquel les gens visitent] des maisons datant d’avant la guerre de Sécession dans une petite ville située sur les falaises du fleuve Mississippi. J’y ai rencontré un historien et un expert de Natchez qui m’ont conseillé de visiter le « Château aux chèvres ». Ce jour-là, j’ai demandé à voir les dossiers renfermant les coupures de presse traitant de cette affaire et je me suis familiarisée avec le meurtre. Il était évident pour moi que la presse s’était bien plus intéressée aux auteurs présumés – Dick Dana et Octavia Dockery, qui vivaient alors dans une maison en ruine qu’ils partageaient avec des chèvres. J’ai immédiatement su qu’il y avait une bonne histoire à en tirer.
Le facteur social permet d’expliquer comment Dick Dana et Octavia Dockery en sont venus à demander à un homme qu’ils connaissaient à peine de cambrioler leur voisine.
Octavia Dockery s’est longtemps disputée avec Jennie Merrill au sujet du bétail, principalement des porcs et des chèvres. Merrill a porté plainte – pour l’intrusion des porcs sur ses terres – devant la Cour suprême du Mississippi. Merrill, âgée de 68 ans, était issue de l’élite de la plantation et avait beaucoup d’argent. Autant dire qu’il n’y avait pas une once d’amour entre les deux femmes.
C’est là que Lawrence Williams – a.k.a. George Pearls – entre en jeu.
Pearls, qui se faisait appeler Lawrence Williams à Natchez, cherchait du travail. Il s’est fait rembarrer par Jennie Merrill. [Puis] il s’est rendu dans la maison d’à côté, où il a rencontré Dana et Dockery – probablement pour chercher du travail, mais il s’est vite rendu compte que cela n’aboutirait à rien compte tenu de l’état du domaine. C’est sans doute au cours de cette entrevue que Dockery a mis au point le plan de voler Merrill et d’impliquer Williams. Dick Dana, qui était sous sa tutelle depuis qu’il avait été déclaré irresponsable, n’a fait que suivre le mouvement. Dockery se doutait également que le cambriolage de Merrill serait probablement attribué à un homme noir.
C’est vrai. Et ce n’est pas vraiment une nouvelle que les États du Sud sous les lois Jim Crow avaient un système judiciaire horriblement raciste. Mais même avant qu’il ne fasse l’objet d’accusations, le duo de Blancs au cœur de cette histoire a bénéficié d’un traitement spécial, n’est-ce pas ?
Un expert en empreinte digitale a trouvé les empreintes de Dana et Dockery à l’intérieur de la maison de Merrill, ce qui a mené aux accusations de meurtre. [Mais] le duo a pu sortir de prison après avoir été mis en liberté conditionnelle. À l’inverse, Emily Burns, [une] domestique noire qui avait été arrêtée dans l’affaire et dont les empreintes n’ont pas été retrouvées sur le lieu du crime, a été incarcérée sans pouvoir recourir à un avocat et n’a jamais été autorisée à sortir.
Le shérif savait pertinemment que Dana et Dockery étaient impliqués et, lorsque le grand jury s’est réuni, il croyait fermement qu’ils allaient être inculpés. [Mais] George Pearls/Lawrence Williams a été assassiné par un adjoint de la police dans un État différent lors d’un incident sans rapport, quelques jours après avoir quitté Natchez – il a été reconnu coupable du meurtre à titre posthume. Emily Burns, qui était avec lui le soir du meurtre, ne savait pas le moins du monde ce qu’il avait en tête. Elle a été inculpée pour complicité et, une semaine plus tard, au cours d’un procès qui a duré moins d’une journée et demie, elle a été condamnée à la prison à perpétuité.
Dana et Dockery, quant à eux, n’ont jamais été reconnus coupables du crime.
Ils ont été accusés de meurtre, mais n’ont jamais été inculpés par le grand jury. C’est en tout cas ce que les gens pensaient. Le shérif les a arrêtés pour d’autres accusations de meurtre un an plus tard, et il est apparu devant les tribunaux que le grand jury précédent avait effectivement voté pour porter plainte contre Dana et Dockery – mais que le procureur de district avait refusé de juger l’affaire. Ils n’étaient pas exactement des héros locaux, mais la communauté a fait preuve de sympathie envers eux parce qu’ils étaient issus de familles respectables et vivaient désormais comme des pauvres dans la crasse la plus totale. C’est leur lignée et leur race qui les ont finalement épargnés.
Quelles autres preuves avez-vous trouvées pouvant démontrer que le système judiciaire a été manipulé en faveur de ces Blancs, qui étaient en réalité responsables de ce crime ?
J’ai remarqué à plusieurs occasions, alors que je parcourais les diverses archives, que quelqu’un avait volé le matériel qui aurait pu révéler de plus amples détails sur les principaux accusés. Le dossier qui contenait une requête des citoyens de Natchez appelant à la libération d’Emily Burns, par exemple, avait été supprimé des documents du gouverneur. Le dossier de l’audience de Dick Dana avait disparu du palais de justice du comté d’Adams. Mais ce que j’ai du mal à comprendre, c’est comment quelqu’un a pu subtiliser le livre des audiences de novembre 1932. Ces livres sont énormes et très lourds, et quelqu’un a littéralement réussi à quitter le palais de justice du comté d’Adams avec ça dans les mains.
Bien qu’il y ait quelque chose de comique à propos du Château aux chèvres et de ses résidents – l’Homme sauvage et la Femme chèvre – il y a surtout un élément d’injustice raciale poignant à l’encontre d’Emily Burns, que les amis et la famille appelaient « Ma soeur ».
Le contexte est crucial ici – les meurtres ont eu lieu à l’apogée de l’ère Jim Crow, pendant la Grande Dépression, au fin fond du sud des États-Unis. Mais est-ce vraiment une histoire locale ?
Cette histoire nous offre une fenêtre sur la façon dont la criminalisation des vies noires a émergé comme un moyen de maintenir la suprématie et le contrôle blanc sur les Afro-Américains au cours de la période post-esclavagiste. C’est pourquoi tant de sudistes noirs ont quitté la région au profit des villes du nord comme Detroit et Chicago dans l’espoir d’une vie meilleure – sans pour autant y parvenir. Le racisme suivait les Afro-Américains partout où ils allaient.
Le livre de Cox est disponible dès aujourd’hui.
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