Société

Le troisième sexe indien, entre mépris et vénération

Des centaines de photos d’enfants bordent le temple Shri Buhacharaji Mataji au Gujarat, en Inde. Les non-initiés pourraient penser que ces photos sont une sorte de mémorial, mais il s’agit en réalité d’une célébration – ces enfants sont ceux des couples qui, quand ils n’en avaient pas encore, sont venus au temple pour honorer la déesse hindoue, Bahuchara Mata, avec un objectif en tête : celui de recevoir la bénédiction d’une hijra, membre du troisième sexe, qui aurait un lien direct avec la déesse.

Lorsque les couples réussissent enfin à avoir un enfant, ils reviennent coller une photo de leur bébé sur le mur en tant que preuve des pouvoirs de la Déesse et du miracle accompli par l’hijra.

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En tant que groupe, les hijras englobent les femmes transgenres, les personnes intersexuées et les soi-disant « eunuques » – bien que ces catégories occidentales ne s’appliquent pas de la même manière. L’anthropologue socioculturel Adnon Hossain, qui écrit sur les relations raciales et la diversité des genres, l’exprime plus simplement : « Les hijras, les icônes du non-conformisme des sexes en Asie du Sud, sont des hommes ‘masculins’ qui s’identifient comme étant des femmes et sacrifient leurs organes génitaux masculins à une déesse en échange de ses prouesses spirituelles. »

Les nouveaux parents qui ont réussi à concevoir après avoir été bénis par une hijra reviennent au temple avec des photos de leurs enfants, qu’ils collent sur le mur d’un bunker en béton

C’est un terme qui représente à la fois une identité et, pour beaucoup d’Indiens, une insulte. Mais s’identifier simplement comme une hijra n’est généralement pas suffisant pour être considéré comme telle. La plupart se plient à une chirurgie de réassignation sexuelle spécifique, effectuée par une autre hijra. Cela est considéré comme une sorte de renaissance et, comme l’écrit Gayatri Reddy dans son ethnographie de 2005 With Respect to Sex: Negotiating Hijra Identity in South India, « sert à les élever… à la véritable sacralité asexuelle. »

L’opération, qui se déroule sans anesthésie, est illégale et risquée, ce qui pousse certaines régions indiennes à envisager d’offrir une alternative médicale gratuite. Traditionnellement, cependant, l’opération est pratiquée dans le secret absolu. Le rétablissement, d’environ 40 jours, est lent et douloureux. Les nouvelles hijras bénéficient d’un régime spécial et récupèrent en semi-isolement. Elles revêtent ensuite une robe de mariée et sont, lors d’une cérémonie spéciale, bénies avec le pouvoir de la Déesse Mère. À partir de là, on leur attribue un nouveau nom et une nouvelle identité.

Appuyées contre le mur du temple, deux hijras tentent d’attirer l’attention des fidèles qui ont fait un long trajet pour recevoir leur bénédiction. La jeune hijra Chaya-de porte de grandes boucles d’oreilles en or et un sari pourpre élaboré avec des fleurs brodées autour de l’ourlet. Elle est pieds nus.

Les adorateurs s’inclinent devant Chaya-de et lui remettent des roupies. Elle agite ses mains au-dessus de leurs têtes pour repousser les mauvais esprits et réaliser leurs souhaits : fertilité, richesse – même un meilleur appartement. La nuit tombe et elle va bientôt pouvoir rentrer chez elle. Elle a passé la journée ici.

Chaya-de passe plusieurs heures par jour assise devant le temple – des fidèles lui demandent des bénédictions sur le chemin du sanctuaire

Les hijras font partie de la vie indienne depuis des millénaires, mais n’ont été reconnues légalement qu’en 2014, lorsque la Cour suprême de l’Inde a créé la catégorie du « troisième sexe ». Quelques années plus tôt, en 2011, a eu lieu le premier recensement des hijras en Inde : elles sont environ 490 000, dont 30 000 rien qu’à Delhi.

La grande majorité des hijras vivent dans des communautés dirigées par un « gourou » qui leur montre comment gagner leur vie. Dès l’âge de 12 ou 13 ans, ils quittent définitivement leur famille pour rejoindre ces unités. Le gourou est censé traiter chaque hijra de la communauté, écrit Reddy, « comme sa propre fille, en lui donnant de l’affection et en lui apportant son aide en cas de difficulté ».

Ces communautés existent aux limites mêmes de la société. Leurs membres sont souvent rejetés par leur famille et à la merci des autorités. Chaya-de accomplit le travail traditionnel, à savoir accorder des bénédictions mystiques aux personnes qui passent dans la rue ou au temple. Le contexte religieux des croyances entourant les hijras est complexe, écrit Hossain, avec « une tradition narrative qui mêle l’hindouisme et l’islam ».

De l’encens brûle devant temple

L’impuissance des hijras a une incidence importante sur leur capacité à apporter aux autres la fécondité. D’ordinaire, une telle impuissance serait stigmatisée dans les castes indiennes. Au lieu de cela, écrit Reddy, leur impuissance est source de « pouvoir rituel et de la légitimité sacrée ». La Déesse Mère hindoue travaille aux côtés des saints musulmans pour en faire un pouvoir générateur.

Les personnes intersexuées, les hommes impuissants et les femmes transgenres sont appelés par la déesse à devenir hijra. S’ils ignorent cet appel, ils sont censés payer le prix lourd de l’impuissance pour leurs sept prochaines vies sur Terre.

Shoba Bimla Kinnar, une hijra vivant à Ahmedabad, a grandi intersexuée. À 13 ans, après des années à subir des moqueries, elle a quitté ses parents, ses frères et sœurs et a emménagé avec une communauté locale d’hijras. « Les gens me voyaient comme une moins-que-rien, déclare-t-elle en expliquant ce qui l’a fait partir. J’ai compris qu’on ne m’accorderait jamais aucun respect dans la société ou dans le monde, et qu’il valait mieux que je m’en aille. »

Maintenant âgée de la soixantaine, elle vit avec sept autres hijras dans une maison au bord d’une route poussiéreuse. Les autres personnes avec lesquelles elle vit travaillent dehors, arpentant les rues d’Ahmedabad pour mendier, danser, chanter et bénir les familles sans enfant.

Shoba Kinnar, photographiée chez elle

« Avant, les gens du quartier nous appelaient tous les jours pour chanter et danser, déclare Shoba. Pour les mariages, les réceptions, des choses comme ça. Maintenant, nous sommes rarement convoqués. »

À l’époque, les dévots offraient aux hijras de somptueux saris et bijoux dans l’espoir que leurs rêves (une nouvelle maison, un bébé) se réaliseraient à leur tour. De nos jours, leur travail est plus varié : petits travaux généraux, nettoyage de maisons, soins aux personnes âgées. Shoba explique rapidement qu’elle ne s’est jamais « mal conduite », mais que la prostitution n’est pas une alternative complètement inhabituelle, même si on en parle rarement.

Alors que dans les régions plus rurales, les gens croient encore beaucoup en la capacité des hijras à faire des miracles, les hindous urbains plus laïques semblent sceptiques. La grande majorité des hijras est toujours dépourvue de nombreux droits fondamentaux – elles ne peuvent pas posséder de biens, voter, se marier ou détenir un passeport – mais un nombre minuscule d’entre eux commence à apparaître aux yeux du public en tant que mannequins, actrices ou présentatrices.

La maison dans laquelle vit Shoba depuis qu’elle est devenue une hijra il y a quelques décennies

C’est une situation inextricable : d’un côté, certains Sud-Asiatiques voient les hijras comme des personnes à part entière, plutôt que comme un groupe spécial à vénérer et à craindre. D’un autre côté, cela semble réduire leur capacité à gagner leur vie de manière traditionnelle. La communauté internationale peut considérer leur reconnaissance juridique comme une avancée progressive, écrit Hossain, mais sur le terrain, les choses continuent d’être difficiles. Selon Shoba, elles n’en sont pas moins stigmatisées ou ridiculisées.

Pendant ce temps, elle travaille le plus possible – les gens du quartier la contactent souvent pour lui demander des bénédictions de fécondité et de chance. Mais Shoba vieillit et il lui devient difficile de répondre à leurs demandes. Elle reste toutefois heureuse de bénir ceux qu’elle peut dans l’espoir de leur donner ce qu’ils désirent le plus : un enfant. Shoba espère qu’à son tour, la chance lui sourira.

« Si vous n’obtenez pas quelque chose dans cette vie, Dieu vous le donnera dans l’autre, conclut-elle.

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