La chanteuse montréalaise Cœur de pirate est une de ces personnes qui ont un rapport conflictuel avec internet. C’est une des artistes les plus généreuses et drôles avec ses fans sur les réseaux sociaux, mais elle est aussi si scrutée qu’il en faut peu pour qu’un petit commentaire qu’elle fait prenne des proportions gigantesques.
Plus du genre d’en rire que d’en pleurer, elle s’est donc alliée au réalisateur local Baz, connu pour ses collaborations avec des artistes comme Omnikrom, Dead Obies et Klô Pelgag, pour créer le clip de son nouveau single, Ne m’appelle pas, et ça donne précisément ce à quoi on s’attendrait d’une collaboration entre les deux : ça part dans tous les sens, le fil narratif est assez loose, mais c’est beau, fascinant et facilement « mème-able ».
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VICE s’est assis dans un café avec Béatrice Martin, alias Cœur de pirate, pour parler dans un franglais impeccable de son nouveau clip, de sa relation avec la culture d’internet et les effets que ça a eus sur sa carrière.
« Ça fait longtemps qu’on voulait faire un clip ensemble. Baz, c’est un réalisateur incroyable, mais vraiment fou, fou, fou! Il faut que tu sois prête à abandonner et faire ce qu’il veut », dit Cœur de pirate. « Au début, j’avais une idée en tête qui était plus narrative, qui allait avec la chanson et racontait une histoire. Mais finalement, il a eu l’idée de juste me mettre dans plein de situations différentes, mais avec un côté un peu glam, pop. Et je lui ai dit : « Non, si on fait ça, au moins faisons-le d’une manière drôle, que ce soit un peu ridicule et inattendu. » Tant qu’à faire un clip avec Baz, on va y aller all the way! »
Le résultat est un clip déjanté, où on voit la chanteuse tantôt sur une moto sport filant à toute allure avec une perruque blond platine dans une forêt animée où gambadent des licornes, tantôt dans son bain, habillée en Télétubbies, en train de boire du vin blanc. « On avait fait un moodboard surtout rempli de mèmes. Il y avait aussi des trucs que j’avais toujours voulu faire, comme Sailor Moon, mais, avant tout, c’est axé sur la culture internet. Le but n’était pas de reproduire des mèmes, mais que j’en devienne moi-même un, explique-t-elle. C’est un statement, c’est des situations dans lesquelles on ne s’attendrait pas à me voir. Ça prend beaucoup d’autodérision pour faire ça quand ça fait 10 que t’es dans le monde de la musique et que t’es une artiste établie. »
Et c’est un pari réussi pour Cœur de pirate et Baz, car on ne s’attendait pas du tout à un clip comme celui-là pour cette chanson, qui réussit à capturer l’essence du style triste-festif, avec des percussions aux influences reggaeton et des paroles qui ne donnent pas du tout envie d’être à la place du sujet de la chanson. D’une façon, la chanson elle-même est le fruit de l’internet, tirant ses influences autant dans la vague de musique latine dont le succès grandit partout dans le monde grâce à des artistes comme Rosalia et Bad Bunny, à la culture du relationship Twitter, ces gens qui racontent leurs pires expériences amoureuses.
« La culture internet, c’est quelque chose qui est tellement prédominant aujourd’hui. Les jeunes sont toujours dessus, t’as des comptes Instagram dédiés seulement aux mèmes qui ont des millions d’abonnés, parce que les gens ont besoin de rire, dit-elle. Autant que ça peut être une place vraiment dark, c’est aussi vraiment génial comme outil pour guérir. Donc moi, de me mettre dans un clip comme celui-là, où il y a des scènes où je suis pas vraiment à mon meilleur et je me dis “oh shit, je peux pas croire que j’ai fait ça”, ça m’aide à confronter mes propres complexes et insécurités pour passer à travers ça et pouvoir en rire. »
Jouissant d’un grand succès en France, la chanteuse montréalaise a aussi par le passé été la proie des médias de l’hexagone et de ses tabloïds, qui dissèquent et analysent son activité autant sur internet que dans sa vie personnelle. Cela a ajouté un poids sur les épaules de la jeune chanteuse, qui a dû apprendre à utiliser le web de manière saine.
« Au début, je prenais ça vraiment trop au sérieux, et je me laissais affecter par tout et n’importe quoi, et ça me rendait triste. Apprendre à tourner les choses négatives en quelque chose de powerful pour soi-même, c’est un talent. C’est ce que je voulais faire avec cette chanson-là et le vidéo qui l’accompagne, dit Cœur de pirate. Les gens qui ne me suivent pas sur les réseaux sociaux ne vont pas nécessairement comprendre. Mais les fans dédiés, les “Cœur de pirate stans”, comme je les appelle, et qui sont des gens vraiment incroyables comprendront, et c’est un peu ma manière de leur faire un clin d’œil. »
« Ne m’appelle pas, c’est un peu une joke. Sur En cas de tempête, ce jardin sera fermé [son plus récent album, NDLR], je me suis vraiment donnée, il y avait un discours, et je discutais de trucs deep. Ça a bien fonctionné au Québec et moins en France, et j’ai pas peur d’en parler. La France est juste à un autre endroit musicalement en ce moment. Donc si cette chanson-là, que j’ai produite en une journée, fonctionne, je serai morte de rire, mais ça sera représentatif du mindset qu’on a par rapport à la musique en ce moment. »
Pourtant, elle continue de se trouver de nouvelles passions. Ces temps-ci, c’est le beatmaking. Ne m’appelle pas est la première chanson qu’elle a réalisée, assistée par le producteur Ruffsound (Loud, Waka Flocka Flame, Dipset). « Je suis encore un baby producer, donc il y avait certains trucs avec lesquels j’avais de la misère. Mais je trouvais ça cool de faire ça, en tant que fille, mais aussi parce qu’est c’est un crossover sonique pour lui, qui est tellement habitué au hip-hop. J’ai aussi commencé à produire pour d’autres gens, parce que je me dis que mon expérience doit servir à aider d’autres artistes. Ça sert à rien de rester là trop longtemps, je suis très dans l’optique de K-Maro, genre “quitter quand t’es au top”. »
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C’est parfois étourdissant de suivre la jeune chanteuse et de la voir aller, avec ses allers-retours constants entre l’Amérique du Nord et l’Europe. Elle jongle avec à la fois le rôle de musicienne, celui de maman et celui de femme d’affaires. Il est parfois facile d’oublier que Cœur de Pirate est dans l’œil du public avec son projet depuis qu’elle a 18 ans. Certains l’ont même connu avant cela, que ce soit par son rôle dans les groupes Bonjour Brumaire, Armistice ou encore avec son groupe emo du secondaire, December Strikes First. Et sa propre carrière a servi de tremplin à plein d’autres artistes.
Composer avec tous ces projets doit forcément vouloir dire faire certains compromis à d’autres endroits, et elle avoue même parfois penser à mettre fin au projet de Cœur de pirate. « Of course que j’y pense. Tu sais, je viens bientôt avoir 30 ans et, à un moment, j’aimerais ça faire autre chose. La tournée, c’est difficile, et autant que j’aime ça faire des concerts et rejoindre les gens, ça devient dur. Je fais de l’asthme, aussi, donc juste gérer ça, c’est compliqué. Mais c’est si gratifiant de faire des shows et de voir le bonheur des gens, donc je continue de le faire pour ça, mais j’aimerais éventuellement passer le flambeau. »