Utérus vagabond et règles empoisonnées : quand les médecins tentaient de parler du corps des femmes

À titre personnel, je n’ai jamais raté de mayonnaise alors que j’avais mes règles, ni eu l’impression que mon utérus était une créature douée de conscience. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, les personnes qui ont cru à ce genre de mythes débiles ne sont pas uniquement des abrutis. De l’Antiquité au XIXe siècle, des médecins que l’on pensait autrefois brillants ont élaboré des théories aussi farfelues qu’aberrantes sur le corps des femmes. Si la plupart d’entre elles sont aujourd’hui considérées comme de profondes âneries, certains de ces mythes illustrent encore la manière dont le corps de la femme peut-être perçu – y compris par la médecine – comme une boîte de pandore, susceptible de provoquer tous les malheurs du monde.

Pour en savoir plus, on a relevé quelques-unes de ces théories stupides et tenté de mesurer leur impact dans la médecine actuelle, avec l’aide d’expertes – à savoir des personnes dotées d’un utérus, donc relativement bien placées pour en parler.


L’utérus est un animal incontrôlable qui bouge dans le corps

Ce mythe plutôt effrayant de « l’utérus errant » ou migrateur apparaît dans les écrits d’Hippocrate, célèbre médecin de l’Antiquité grecque ayant vécu entre le Ve et le IVe siècle avant Jésus-Christ – et considéré aujourd’hui comme le « père de la médecine ». Il perdure encore au XIVe siècle, comme en témoigne un texte d’Ambroise Paré, considéré, lui, comme le « père de la chirurgie moderne ». Ce dernier affirme que « l’utérus a sa propre sensibilité qui échappe à la volonté de la femme : on le dit un animal parce qu’il se dilate, se raccourcit plus ou moins, selon la diversité des causes, et quelquefois même, il frétille et bouge faisant perdre patience et toute raison à la pauvre femme » (extrait de l’œuvre d’Ambroise Paré, cité dans La Matrice de la race d’Elsa Dorlin).

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Pour Clara de Bort, cheffe de la Réserve sanitaire chez Santé Publique, la peur de l’utérus s’illustre encore aujourd’hui dans les consultations imposées régulièrement chez le gynécologue, ce qui laisserait croire qu’il y a un problème fondamental avec le sexe féminin. Même s’ils ne sont pas obligatoires, des rendez-vous réguliers « de routine » chez le gynécologues sont recommandés, et certains médecins n’hésitent d’ailleurs pas à culpabiliser leurs patientes si leurs visites ne sont pas assez régulières. Existe-t-il pourtant un risque avéré de ne pas consulter régulièrement un gynécologue ? « Les femmes vont beaucoup chez le gynécologue sans être malade », explique Clara de Bort. « Lorsque j’avance cet argument, on me rétorque souvent ” c’est quand même pas plus mal de vérifier que tout va bien”. C’est aberrant ! On ne va pas chez l’ORL pour vérifier qu’on n’a rien. La sphère génitale de la femme n’est pas “dangereuse”, ce n’est pas une bombe qui va exploser. Jeune fille, on m’avait dit qu’il était nécessaire de consulter un gynécologue après la première relation sexuelle – pourtant, l’intérêt de cette consultation n’a jamais été démontré par personne. Son impact négatif potentiel n’a pas non plus été mesuré. Je dirais que ces pratiques relèvent davantage de la “superstition” que d’études scientifiques. »

Une inflammation de l’utérus rend les femmes nymphomanes

Pour Pierre-Jean-Georges Cabanis, un médecin français ayant exercé au XIXe siècle, la nymphomanie était causée par « l’inflammation lente des ovaires et de la matrice : maladie dégradante par ses effets, qui transforment la fille la plus timide en une bacchante, et la pudeur la plus délicate en une audace furieuse » (Cabanis. Rapports du physique et du moral de l’homme, Caille et Ravier, Pairs 1815 p.416) On peut quasiment traduire cette phrase par : si la femme a « trop » de désir sexuel, elle est malade – l’équivalent masculin de la nymphomanie, le satyriasis, est d’ailleurs beaucoup moins connu.

Même si les études ne sont pas nombreuses à ce sujet, la psychiatre Florence Thibaut a révélé dans un article publié en 2012 que 3 et 6 % de la population générale était touchée par l’hypersexualité (5 hommes pour 1 femme selon elle). Même si, de nos jours, les femmes sont a priori libérées sexuellement, la morale peut encore s’inviter en gynécologie, selon Clara de Bort. « Ce n’est pas parce que l’on connaît l’appareil génital féminin et ses pathologies, qu’on est le mieux placé pour parler d’amour et de désir à un adolescent ou à une jeune femme de 20 ans. Beaucoup de médecins qui prennent la parole publiquement avancent des arguments d’autorité sur la juste contraception, le désir de la femme ou l’IVG. Pourquoi certains gynécologues se permettent de se positionner sur des sujets qui nous concernent en tant que femme ? »

Bernard de Gordon, médecin français du XIIIᵉ siècle, affirmait qu’il était dangereux de procréer durant les règles, sous peine d’enfanter un petit lépreux.

L’organisme des femmes est mou comme de la laine

Hippocrate, visiblement passé maître dans l’art de la métaphore, compare le corps des femmes à de la laine et celui des hommes à un tissu dense : « La femme a la chair plus lâche et plus molle que l’homme ». Cette affirmation est tirée de son traité « Maladies de femmes » (Hippocrate, Œuvres complètes, vol 8 Des maladies des femmes I , éd. Emile Littré/ J.-B. Baillère, Paris 1839-1871), où il affirme que les femmes sont plus enclines à subir des troubles des humeurs que les hommes (en se basant sur sa théorie des humeurs). Il fait d’ailleurs une différence radicale entre les maux selon le sexe des individus : « Les maladies de femmes et celle des hommes diffèrent beaucoup pour le traitement ».

Pour Marie-Hélène Lahaye, auteure du blog Marie accouche là, l’idée d’un corps féminin trop fragile perdure aujourd’hui à travers la généralisation de l’accouchement à l’hôpital : « On fait croire aux femmes qu’elles ne sont pas capables d’accoucher toutes seules, alors que dans uniquement 10 % des accouchements, une intervention médicale est utile. Avant le XXe siècle, les femmes donnaient naissance en pleine puissance, où et quand elles le voulaient. Au fur et à mesure, elles sont devenues de plus en plus passives, on leur a imposé de s’allonger sur le dos, on a eu recours à plus de chirurgie. On pourrait dire qu’on est passé de l’accouchement féminin, à l’accouchement masculin, caractérisé par la mainmise des hommes ! Je souhaite évidemment que les femmes bénéficient de plus de confort, notamment grâce à la péridurale, mais il faut combattre le discours selon lequel le corps de la femme n’est pas apte à fonctionner sans une aide médicale. La grossesse n’est pas une maladie. »

Des propos tempérés par Nasrine Callet, gynécologue et oncologue à l’Institut Curie – Hôpital René Huguenin : « Même s’il faut éviter une surmédicalisation, la médicalisation a du bon. En cas de complication, accoucher chez soi peut-être dangereux. Je pense aussi qu’aller chez le gynéco pour les jeunes femmes peut être pertinent. Il permet d’être bien renseigné en matière de contraception… ce qui n’est pas le cas des jeunes hommes que les femmes doivent souvent éduquer sur ces questions. »

Les règles sont empoisonnées

Au Moyen-Âge, on pensait que les femmes qui avaient leurs règles pouvaient faire pourrir les cultures et les denrées alimentaires. Bernard de Gordon, médecin français du XIIIᵉ siècle, affirmait même qu’il était dangereux de procréer pendant cette période, sous peine d’enfanter un petit lépreux. Ces croyances qui se poursuivent jusqu’au XIXe siècle en France se manifestent par des interdits concernant les femmes pendant leurs menstruations. Des textes rapportent que leur époux se chargeait de descendre au saloir à leur place pendant leurs règles, car on craignait que les menstrues fassent pourrir la viande, ou bien qu’elles étaient tenues à l’écart des raffineries de sucre dans le nord de la France, lors de certains processus, car leurs règles auraient pu faire noircir le produit (extrait de La menstruation : légendes, coutumes et superstitions, Vosselmann Fritz, 1935, Lyon, Thèse de médecine.) De l’Antiquité jusqu’au début du XXe siècle, la médecine s’accordait avec ces croyances et essayait de leur donner une légitimité scientifique. Le philosophe romain Pline l’Ancien (Ier siècle) affirmait à ce propos : « Aux approches d’une femme dans cet état, les liqueurs s’aigrissent, les grains qu’elle touche perdent leur fécondité, les essaims d’abeille meurent […] » (Observations de Pline l’Ancien, citées dans Contribution à l’étude des psychoses menstruelles, considérées surtout au point de vue médico-légal, Aimé Schwob, 1893). Tandis que le médecin Charles Roche affirmait dans un ouvrage de 1901 le caractère néfaste d’allaiter en période de menstruations : « Un enfant nourri par une mère habituellement réglée court le danger de devenir rachitique […] » (extrait tiré de l’ouvrage « Influence de la menstruation de la nourrice sur l’enfant qu’elle allaite », Paris, Thèse de médecine).

Ce mythe des règles « sales » et « maléfiques » a longtemps perduré à cause d’une méconnaissance du cycle menstruel, la découverte de l’ovule par Karl Ernst von Baer a probablement contribué à la disparition de certaines superstitions. Toutefois, ces anciennes croyances semblent impacter la perception actuelle des menstruations, qui demeure un sujet tabou. L’endométriose en est un exemple frappant. Bien qu’elle touche une femme sur dix, elle est encore très mal diagnostiquée, ce qui semble totalement paradoxal lorsqu’on sait à quel point l’utérus des femmes est surveillé. Pour Nasrine Callet, le mythe des règles maléfiques se retrouve aujourd’hui dans le mépris qui touche certaines femmes qui souffrent de douleurs pendant les règles : « Même chez le gynécologue, on disait aux femmes que c’était normal si elles avaient mal pendant leurs règles. Toutefois, depuis la découverte de l’endométriose, les choses ont changé, on s’est rendu compte que ces douleurs aiguës étaient liées à la maladie et pas seulement au fait d’avoir ses règles. »