« On faisait ça pour être libre, comme les routiers. Maintenant, tout est contrôlé » — avec un conducteur de car de la France d’avant
René. Photo de l'auteure

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La France d'avant

« On faisait ça pour être libre, comme les routiers. Maintenant, tout est contrôlé » — avec un conducteur de car de la France d’avant

René a conduit des cars pendant 33 ans. Il retrace les évolutions de son métier, des balades en « tape-culs » dans les campagnes isolées aux trajets tout bien « GPiSés ».

Dans le cadre de notre colonne intitulée « La France d'avant », on a choisi d'interviewer longuement des anonymes au sujet des évolutions qu'a connues leur profession au cours des 50 dernières années, évolutions qui en disent parfois long sur les chamboulements récents de notre cher pays.


René est un ancien voisin. C'est lui qui m'a trimballée en car tout le temps que j'ai passé sans permis – 24 ans –, et même encore un peu après. Des centaines d'heures passées à rêvasser, la tête cahotant contre le carreau de la fenêtre, en écoutant les conversations des autres passagers. René, lui, a passé des milliers d'heures au volant, à transporter des touristes pas toujours bien lunés, des gosses plus ou moins agités, des salariés contraints d'y monter pour aller bosser… C'est le témoin privilégié d'une autre époque, celle où l'on pouvait fumer en roulant et discuter longuement avec les gens installés au devant.

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J'ai retrouvé René il y a quelque temps. À 57 ans, il profite de son congé de fin d'activité, près de Rennes, en Ille-et-Vilaine. C'est là qu'il a exercé son métier, conducteur de car, pendant 33 ans. René raconte la vie de son entreprise et des communes alentour, chamboulées par l'ouverture de l'usine Citroën de la Janais, à Chartres-de-Bretagne en 1961 ; mais surtout pourquoi il a choisi ce métier et ce qui a changé depuis toutes ces années.

VICE : Bonjour René. Comment es-tu devenu conducteur de car ?
René : J'avais des copains routiers, je voulais faire routier aussi, mais j'avais pas l'âge. Il fallait avoir 21 ans. Après un apprentissage, j'ai passé un CAP d'électricien en 1977 et j'ai fait ça pendant quatre ou cinq ans. Je repensais au métier de routier, mais je me disais que c'était dur. Mes copains ne voyaient que l'autoroute. Alors j'ai décidé que j'allais faire chauffeur de car, pour voir du monde et me balader. Je me suis démerdé pour être foutu à la porte de mon entreprise, comme ça l'ANPE me payait la formation de conducteur : un CAP, que j'ai eu en cinq mois. Je voulais essayer ça six mois et retourner à mon travail d'électricien. Je suis resté 33 ans dans la même boîte.

Pas mal pour une période d'essai. Tu travaillais pour quelle entreprise ?
Quand j'ai commencé, en octobre 1981, c'était Saint-Hénis, une entreprise de transports rennaise fondée dans les années 1930 par la famille du même nom. Après la Seconde Guerre mondiale, Pierre de Saint-Hénis a repris la société créée par son père. Alain de Gouville, son beau-frère, un notable du coin aussi, l'a rejoint un peu après. En 1954, il y avait une quarantaine de cars – et il y en avait trois fois plus quelques années après. Notamment en 1961, quand l'usine Citroën a ouvert. Dans les années 1980, les autocars de Saint-Hénis sont devenus Transports Armor Express (TAE). Puis Cariane a racheté TAE au milieu des années 1990, avant de fusionner avec VIA-GTI en 2001, pour devenir Keolis Armor.

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Qui as-tu transporté pendant toutes ces années ?
J'ai transporté des touristes, des scolaires, des salariés, des retraités… Dans le temps, quand tu rentrais dans la boîte, tu t'occupais des scolaires. Comme tu n'avais pas assez d'expérience, on te gardait les vieux cars pour les emmener. Et au bout d'un an à peu près, tu faisais un autre essai avec des cars de tourisme. Ensuite, ça dépendait des besoins.

Je suis rentré en octobre 1981 et en février, il manquait des conducteurs pour aller à la neige. Alors on m'a donné un vieux car et on m'a demandé si je pouvais y aller. À mon retour, le patron m'a dit que j'avais été sympa d'accepter et il m'a proposé de partir en Suisse la semaine suivante. C'est comme ça que je suis parti là-bas avec des étudiants de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) de Rennes. Deux semaines à visiter des fermes avec eux aux alentours de Zurich. On a même dormi dans des abris antiatomiques ! Je suis parti en Espagne, en Pologne pas mal aussi, un temps…

Tu t'es sacrément baladé… Qu'est-ce que tu préférais comme type de trajet ?
Le tourisme ! Quand les gens étaient sympas, c'étaient des copains à la fin. Y'a des conducteurs qui préfèrent attendre dans le car, mais moi, je visitais comme les touristes. Des musées, des fermes, des zoos… Pendant une période, deux mois à peu près, on allait au théâtre des Folies Bergère tous les soirs. Tous les jours, un car partait de Rennes à 15 h 30. On arrivait vers 20 heures aux Folies Bergère. Et après le spectacle, on rentrait à Rennes. Le lendemain, un collègue prenait le relais. C'est là-bas que j'ai vécu un grand moment de solitude : j'ai perdu mon car. J'étais garé devant la Bourse, et à la sortie du spectacle, je ne savais plus où je l'avais mis. Tous les clients me suivaient, j'étais pas fier…

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Et tu payais aussi comme les touristes, ou les conducteurs ont des petits privilèges ?
Partout où on allait, on avait l'entrée gratuite. Que ce soit au restau, au musée… Et quand tu emmènes les gens visiter un musée, il y a toujours un passage à la boutique de souvenirs. Si un jour tu fais une balade, tu remarqueras que le chauffeur passe toujours en dernier à la caisse. C'est pour toucher un pourcentage sur ce qu'ils achètent. Pareil quand tu visitais des caves, on te filait des caisses de vin… Au début, tu sais pas tout ça quand t'es jeune conducteur. Les clients n'en savent rien non plus. C'est une sorte de tradition. Les gérants se disent que comme ça, on reviendra avec du monde.

Des scolaires, des touristes… Tu étais un conducteur multi-casquettes ?
Oui, ils appelaient ça « conducteur occasionnel ». Ça voulait dire que tu savais tout faire. Enfin, sur le papier… souvent, tu te démerdais. Au début, je ne connaissais aucun itinéraire, j'ai appris sur le tas. Quand j'ai commencé, il n'y avait pas de GPS dans les cars. Si tu ne connaissais pas la ligne, le matin, tu t'arrangeais pour trouver un client. Fallait être bien avec lui, parce que c'est lui qui allait te guider : « Vous connaissez la route ? Alors vous me direz où tourner ! » Le plus dur, c'était quand il fallait emmener les gosses à l'école le matin. Celui qui te servait de guide te disait : « Tourne là, tourne là ! » Puis t'en entendais un autre qui disait : « C'est marrant, d'habitude on ne passe pas par là… » Comme c'était pour aller à l'école, ils n'étaient pas pressés, ils te promenaient…

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Donc j'alternais entre les scolaires, le tourisme et des lignes régulières autour de Rennes. Et en même temps, parfois, je faisais du Citroën en remplacement. C'est-à-dire que j'emmenais les ouvriers qui faisaient les 3X8 sur le site de La Janais, à Chartres-de-Bretagne, près de Rennes.

Tu parles d'une époque révolue… Quand j'étais étudiante en journalisme, ma classe avait réalisé une enquête sur l'usine PSA de La Janais. Il y avait un article sur ces fameux cars, que tout le monde utilisait dans les années 1960. On dénombrait une centaine de lignes à ce moment-là. L'idée, c'était d'aller chercher la main-d'œuvre là où elle était, dans les campagnes, pour éviter de créer des cités-dortoirs autour de l'usine. En 2013, il restait une dizaine de lignes exploitées par Keolis Armor.
Je n'ai fait que des remplacements sur cette ligne (Maure-de-Bretagne – La Janais), donc je n'ai pas tout suivi. Mais je me souviens encore des horaires. Pour la première équipe, c'était 5 h 39 le matin, donc départ en car vers 4 h 30. Les derniers finissaient à 22 h 28. Fallait attendre 22 h 40 pour partir de l'usine, et le trajet en car durait une heure. Alors qu'en voiture, La Janais – Maure, en 20 minutes, c'est réglé.

Puis à la fin – je dis à la fin parce que je suis parti en 2014 – comme il n'y avait plus de restaurant à l'usine, le car passait plus tôt. Plus ça allait, moins y'avait de gens qui le prenait, puisqu'il y avait moins de voitures à produire, et donc moins d'employés. D'ailleurs, beaucoup d'anciens de Citroën se sont reconvertis au volant des cars après.

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À la toute fin, vers 2014 donc, les cars Citroën ne s'arrêtaient plus dans les communes. Ils ont mis en place des aires de covoiturage, comme ça, les cars restaient sur les grandes routes, puis les ouvriers devaient se démerder. Pour prendre la navette, fallait qu'ils arrivent 20 minutes avant le départ. Pareil pour le trajet inverse. Comme tout le monde avait une voiture, les ouvriers se sont dit : « Autant aller à l'usine direct. »

Depuis 2015, il ne reste plus une seule ligne. Enfin, ça leur a peut-être permis de vendre des voitures.

On voit que tu dépends des horaires des clients. À quoi ressemblait ton emploi du temps ?
C'est simple, j'avais pas d'heure pour commencer, pas d'heure pour finir. Surtout à cette époque-là, dans les années 1980. On avait un chef qui voulait qu'on soit là au moins douze heures par jour. J'avais mon planning une semaine à l'avance. Quand j'avais pas de changement, je pouvais prévoir un peu. Mais il y avait souvent du changement. J'en ai fait des heures… Parfois, je commençais à 6 h 30. Et à 20 heures le soir, j'y étais encore. Mais j'avais des coupures dans la journée.

Tu faisais quoi pendant ces coupures ?
Si j'étais pas trop loin de Rennes, je rentrais chez moi. Sinon, je bouquinais. Parfois, on se retrouvait avec toute une bande dans les cars à raconter des conneries, à jouer aux cartes…

À cette époque, tout le monde savait où habitaient les uns et les autres. Si je passais devant chez un collègue à vide, je pouvais aller le voir. Au début, on était 60 et quand je suis parti en 2014, on était au moins 500. C'est devenu une vraie usine, les conducteurs ne se connaissent plus. Ils se croisent sur la route, ils savent qu'ils travaillent pour la même boîte parce qu'ils voient les couleurs du car, mais c'est tout.

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Je faisais parfois la sieste devant Ouest-France, à Chantepie, tout près de Rennes. Je stationnais là parce que je devais passer le car au service des Mines – c'est le contrôle technique des poids lourds. On doit l'effectuer tous les six mois. Si on me téléphonait, je disais qu'il y avait du monde aux Mines, alors que je récupérais un peu. Maintenant, on ne pourrait plus faire ça avec leur GPS…

J'ai vu que les nouveaux cars étaient un peu plus sophistiqués que ceux que je prenais au collège effectivement. À quoi ressemblaient les premiers cars que tu as conduits ?
Dans les années 1980, je conduisais des Saviem, des Renault quoi. Les modèles S53 et S45. Ils n'étaient jamais en panne ceux-là, mais c'étaient des tape-culs. Après, on a eu des Setra, ils sont un peu arrondis à l'avant. C'était pas mal, des cars de luxe pour l'époque. Puis on a eu des Mercedes-Benz, plus souples. Dans certains, il y avait la clim, alors que la norme, c'était plutôt les sièges en simili cuir. Maintenant, les chauffeurs conduisent des Iveco avec une boîte automatique.

Qu'est-ce que tu penses des « cars Macron » ?
C'est pas cher, mais ça fait long pour un trajet en car ! Tu mets cinq heures pour faire Rennes – Paris. Bientôt, en TGV, ce sera 1 h 25… Moi, je ne peux pas aller là-dedans, y'a pas où mettre les pattes. Il faudrait une rangée de sièges en moins pour que les voyageurs soient à l'aise. C'est pas spécifique à ces cars-là, c'est comme ça dans beaucoup de véhicules récents. Dès que tu fais plus de 1m75, tu ne peux pas mettre tes jambes.

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Concrètement, qu'est-ce qui a changé dans tes cars pour les passagers ?
Les nouveaux cars sont « surbaissés ». C'est plus facile pour grimper. On a aussi une rampe pour les personnes handicapées. On en avait pas beaucoup à monter, un client en fauteuil de temps en temps, mais on était obligé de le porter. Maintenant, il peut monter par la rampe, sauf qu'il faut bien 10 minutes pour faire tout ça. T'as des heures à respecter, des correspondances avec des trains… Si t'es à la bourre, c'est le cirque. Et le prix du ticket a évolué aussi. Quand j'ai commencé, un trajet Rennes-Baulon (30 km), c'était 16,50 francs, soit 2,50 euros. Aujourd'hui, le même trajet coûte 3,80 euros.

Avant, on faisait ce métier pour être libre, comme les routiers. J'avais pas l'impression de bosser, je me baladais. Maintenant, tout est contrôlé, les conducteurs sont surveillés.

À l'époque, tout le monde pouvait fumer dans les transports. Je fumais des cigares et des cigarettes en roulant… Tu voyais les marques de tabac au plafond, c'était dégueulasse. On a pu faire ça jusqu'à la loi Évin de 1992. Quand ça a été interdit, j'avais un copain qui défendait à ses clients de fumer, mais lui gardait sa pipe au volant…

Et quelles ont été les évolutions qui ont pesé directement sur vous, les conducteurs ?
L'éthylotest antidémarrage, qu'on a dû utiliser depuis 2010 à peu près. Dans les camions, ce n'est pas obligatoire, mais dans les cars, si. Si l'éthylotest affiche plus de 0,2 % quand tu souffles, t'es obligé de téléphoner à la boîte, puis t'es viré.

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Et depuis 2014, tous les cars sont équipés de GPS. Tout est tracé. Il y a une voix qui annonce chaque arrêt. Si tu prends une autre route, tout déraille… Avant, on faisait ce métier pour être libre, comme les routiers. J'avais pas l'impression de bosser, je me baladais. Maintenant, tout est contrôlé, les conducteurs sont surveillés. Dans le temps, si je voyais des clients sur le bord de la route en train de revenir du marché, ça ne me dérangeait pas de faire un détour pour les emmener chez eux. Parfois, on allait carrément dans les fermes. Il y avait aussi des clients qui avaient un petit coup dans le nez. Moi, je les laissais monter, même si c'était interdit. Comme ceux qui avaient des animaux. Interdit. Avec moi, ils pouvaient prendre leur chien, leur chat… Les gens étaient contents, certains te filaient la pièce quand tu les arrangeais.

Aujourd'hui, avec les GPS, on ne se balade plus comme on veut dans les patelins. Une copine conductrice m'a raconté qu'il n'y a pas longtemps, il y avait des travaux sur sa ligne. Donc son GPS lui a indiqué un chemin à suivre. Mais elle, elle connaît bien la route, alors elle a voulu prendre plus court, pour arranger les clients. Eh bien sa hiérarchie lui a téléphoné en lui disant : « Vous êtes priée de rejoindre votre itinéraire. » Ils ont vu qu'elle avait dévié. Tout est contrôlé : l'itinéraire, les heures, la propreté des cars…

C'était plus dur à la fin de ta carrière ?
J'avais un rythme plus tranquille : une ligne régulière le matin, un car à passer aux Mines ensuite, un autre l'après-midi, puis le soir retour sur ma ligne régulière. C'était pas mal. Mais il y avait de plus en plus de bagarres. Un coup, j'ai eu des jeunes qui se battaient dans le fond du car. Les gendarmes sont venus, il y avait du sang jusqu'au plafond. On n'a jamais su qui avait fait quoi, mais il a fallu nettoyer. Ce sont les chauffeurs qui s'occupent du ménage. Que tu rentres à 17 heures ou à 3 heures du matin, il faut rendre ton car propre : un coup de balai, un coup de serpillière, d'aspirateur si y'a de la moquette, les vitres… Faut qu'il soit prêt à repartir.

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Et quand il y a eu des femmes au volant, certains en ont profité pour foutre le bordel. Certaines conductrices en ont pleuré, elles ne pouvaient pas forcément se défendre. Une collègue s'est pris une baffe comme ça.

Pourtant, on entend plus souvent parler d'incivilités envers les conducteurs de bus qu'envers les conducteurs de car.
Je pense que ça arrive plus en ville, oui. Dans les bus, c'est comme si on n'était pas là. Il n'y aurait pas de chauffeur, ça marcherait pareil. Dans les cars, on te dit au moins bonjour. Tu peux discuter avec les clients devant. Parfois, tu loupes des arrêts comme ça… Je connaissais pas grand monde au début. Mais quand tu conduis dans les lignes régulières, ça vient facilement.

On parlait de sport – le Stade Rennais, surtout – et de politique. Quand il y avait des élections, surtout pour élire les maires ou les présidents, ça discutait pas mal. Je me souviens après l'élection de Chirac en 1995, il faisait mauvais et un petit père me regarde et me sort : « On a beau dire, il faisait quand même meilleur du temps de Mitterrand. » Les gens parlaient surtout de ce qui n'allait pas : trop de boulot, pas assez payés…

D'ailleurs, tu étais payé combien en tant que conducteur de car ?
À la fin de ma carrière, j'étais à 1 900 euros net. Au début, je marquais mes heures sur une feuille, ils ne pouvaient pas vérifier et j'en ai un peu profité… Aujourd'hui, les salaires sont annualisés. La boîte calcule le nombre d'heures que tu as à faire. Si tu fais moins, ils te paient le nombre d'heures convenu ; si tu fais plus, tu es payé en heures supplémentaires. Dans notre boîte, on ne pouvait pas être augmenté après plus de 25 ans d'ancienneté. Avant, ça s'arrêtait à 20 ans. On a fait la grève et on a réussi à prendre cinq ans de plus.

Il y avait beaucoup de grèves quand tu y étais ?
Ça s'est perdu, mais au début, il y en avait de bonnes. Chez nous, on avait la CFDT, la CGT, FO et le FNCR. J'étais à la CFDT, et j'ai été élu au comité d'entreprise pendant 18 ans. La première grève de la boîte, Saint-Hénis, c'était un vendredi, en 1988. Un midi, on discutait avec le patron, puis vers 13 heures, il a vu tous les cars rentrer au dépôt. On avait décidé de pas travailler l'après-midi. Une heure après, tout était réglé, on avait eu l'augmentation et les cars sont repartis.

Une fois, en 2008 ou 2009, on avait fait la grève un jour de départ à la neige. Le départ était prévu à 19 heures, mais la grève se poursuivait jusqu'à minuit. Et dans la journée, certains avaient un peu picolé. Le soir, ils ne pouvaient pas conduire. Le patron n'était pas vache, il avait prévu des remplaçants, alors qu'il aurait pu les foutre à la porte.

Beaucoup de conducteurs de mon âge m'ont dit que s'ils devaient bosser encore maintenant, ils foutraient le camp.

On a défendu un gars aussi comme ça. En passant sur un dos-d'âne, le carter d'huile de son car s'était cassé et le moteur était mort. Il y en avait pour plus de 30 000 euros de réparations. On a réussi à le sauver parce qu'on s'est mobilisé et on a montré que la commune était en tort. Le dos-d'âne était trop haut, donc c'est l'assurance qui a payé.

À l'époque, quand il y avait un mouvement, tout le monde faisait la grève, alors que bien plus tard, vers la fin de ma carrière, on te disait : « Il faut faire la grève, il faut faire la grève » et le jour J, ceux qui se plaignaient se planquaient au boulot. Donc on était comme des cons. Mais c'est quand même grâce à ça qu'on a eu un jour de congé en plus. Normalement, dans le métier, c'est trois jours par quatorzaine. Après quelques grèves, on a obtenu quatre jours de repos. Et la retraite à 55 ans, pour ceux qui ont 30 ans de métier.

C'est ce que tu as fait ?
Oui, je suis parti en 2014. Du coup, je suis en congé de fin d'activité. Je touche un peu plus que ce que je toucherai à la retraite, puis ça diminuera quand j'aurai 60 ans. Je n'ai même pas repassé ma visite médicale, donc je ne peux plus conduire de cars. Ça ne me manque pas plus que ça. Je fais partie de l'Association des retraités de Keolis Armor (Arka), on doit être près de 80 anciens. Beaucoup de conducteurs de mon âge m'ont dit que s'ils devaient bosser encore maintenant, ils foutraient le camp. Enfin, c'est facile à dire quand t'y es plus…

Merci beaucoup, René.

Charlotte est sur Twitter.