La fin d'une aire
Image de Une : Flower Mound, Texas, Interstate 35. Toutes les photos sont publiées avec l'aimable autorisation de Ryann Ford.

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Culture

La fin d'une aire

Ryann Ford a immortalisé les dernières aires de repos de l’Americana.

Alors que je rêvais de partir en colo comme tous les gosses de mon âge, les vacances de mon enfance ont eu pour décor un bon nombre de campings et de gîtes d'à peu près la moitié des régions de France. Peut-être même plus encore que les destinations, ce sont les interminables trajets dans la berline familiale qui me restent en mémoire. Serrée entre mon frère et ma sœur, le nez plongé dans un quelconque bouquin de la Bibliothèque verte et avec un fond sonore oscillant entre Maxime Le Forestier et Supertramp, je tuais le temps comme je pouvais, entre deux pauses sur une aire d’autoroute.

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Cette dernière était souvent peuplée de pins, d’herbe cramée par le soleil méditerranéen et de touristes allemands en bob, bermuda et tongs, mais aucune de celles que j’ai visitées tout au long de mon enfance ne se ressemblait. Certaines m’ont marquée plus que d’autres : celle de Beausoleil et sa vue imprenable sur Monaco ou celle du Jura avec ses constructions inspirées de Claude-Nicolas Ledoux. En 2015, l’Association des Sociétés Françaises d'Autoroutes (ASFA) en dénombre 995, sur les quelque 20 000 km de voies que compte le réseau autoroutier français. Bien avant que Paul ou McDonald’s ne réussissent à mettre le grappin sur les aires, c’est la traditionnelle table de pique-nique qui les incarne le mieux, comme en témoigne encore les panneaux de signalisation indiquant la prochaine aire de repos.

Si, en France, elle reste relativement basique, la table de pique-nique, outre-Atlantique, fait figure d’icône de l’Americana. Aujourd’hui désertée et menacée par l’uniformisation commerciale des aires de services, elle fait l’objet d’un beau livre, The Last Stop, de la photographe californienne Ryann Ford. The Creators Project a cherché à savoir ce qui l’avait motivée à visiter toutes les aires des États-Unis.

Lajitas, Texas, FM 170

The Creators Project : Salut Ryann, comment est-ce que tu as commencé à photographier des aires de repos ?
Ryann Ford : Quand j’ai déménagé à Austin, et que j’allais faire des séances photo un peu partout dans le Texas, j’ai commencé à remarquer toutes ces mignonnes petites tables le long des différentes autoroutes. On a ces aires de service géantes en Californie mais ce n’est qu’en habitant dans le Texas que j’ai vraiment commencé à remarquer les aires de repos. La plupart semblaient plutôt vieilles, certaines avaient une intéressant architecture du milieu du siècle dernier, d’autres étaient vraiment originales, en forme de tipi ou de tour de forage, ou avaient un thème selon la région dans laquelle elles se trouvaient. Une nuit, j’ai décidé de taper “aires de repos” dans Google pour voir à quoi ressemblaient les autres aires dans le pays. Je suis tombée sur un article disant que beaucoup allaient fermer pour cause de coupes budgétaires, et elles ne seraient pas seulement fermées, mais démolies. Je pensais déjà faire un projet là-dessus avant, mais ça a été un facteur déterminant.

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Qu’est-ce qui t’attire dans ces endroits ?
Je pense que ce qui m’a amenée dans ce projet est un mélange de plusieurs choses — l’architecture, définitivement, mais aussi la culture de la route et l’Americana. Mais ce qui me plaît vraiment à la base, c’est la simplicité et la beauté de ces tables perdues au milieu de ces paysages désolés.

Monument Valley, Arizona

Est-ce que tu les photographies au hasard de tes voyages ou est-ce que tu vas carrément les chercher ?
Quand j’ai commencé, j’ai juste pris une carte et je les ai cherchées. La carte indique avec un symbole où sont censées se trouver les aires de repos et de pique-nique, mais je me suis rendue compte, même en en achetant une plus récente, que les cartes n’étaient pas à jour — j’arrivais alors à destination et, la moitié du temps, l’aire n’était plus là.

Comment as-tu réussi à les trouver du coup ?
J’ai commencé à utiliser Google Images pour trouver des photos des aires de repos de tout le pays. Quand j’en trouvais une qui avait l’air vraiment spéciale ou marrante, je faisais quelques recherches et j’allais la trouver. Je planifiais en général un voyage d’une semaine autour des quelques aires sympas que j’avais notées, et j’en découvrais généralement plein d’autres sur le trajet.

Winona, Texas, I 20

Est-ce que tu as une méthode particulière pour les photographier ?
Juste mon appareil photo moyen format Mamiya RZ, des pellicules, un trépied et un luxmètre. Généralement, in s’arrêtait simplement, je prenais quelques photos et on sautait dans la voiture. Pour les meilleures, on passait un peu plus de temps. L’un des problèmes était de conduire des centaines de kilomètres et avoir une lumière affreuse quand on arrivait. On essayait alors de passer la nuit près d’une vraiment chouette, pour la prendre au lever ou au coucher du soleil.

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J’ai souvent voyagé en voiture avec mes parents quand j’étais enfant, et on s’arrêtait souvent sur des aires de pique-nique. Celles que tu as photographiées m’ont frappée par leur diversité. C’est aussi quelque chose qui a fait partie de ton enfance ?
Pas mal de gens pensent que j’ai choisi ce projet en raison d’une nostalgie pour mon enfance. Honnêtement, j’ai peu de souvenirs d’arrêt à des aires de repos étant enfant, ce n’était pas ma réelle motivation.

Deming, New Mexico, I 10

La route est un symbole important de la culture américaine. Que disent ces aires de repos de la société américaine, selon toi ?
Dans les années 50 et 60, quand ont été construites ces aires, elles étaient un symbole de la fierté américaine. Quand chaque État a eu l’occasion de créer ses propres aires de repos, ils en ont profité pour appâter les voyageurs et leur montrer ce que cet État ou cette région avait à offrir, que ce soit archéologique, géologique ou historique. Les États ont utilisé des éléments classiques de l’Americana, comme des tipis, des roues de wagon ou des tours de forage de pétrole pour attirer l’attention des passants.

Qu’en est-il aujourd’hui ?
À présent, les aires de repos racontent une histoire différente de la société américaine. Les aires d’aujourd’hui montrent une Amérique pressée, où il n’est plus tant question du voyage que de la destination, et d’arriver à cette destination le plus vite possible. Tout est commercialisé aujourd’hui, et les voyageurs, plutôt que de se reposer dans les vieilles aires, courent vite dans les fast-foods ou dans les centres de voyage. L’apparence de ces aires ne sont plus spécifiques à une région mais tendent à s’homogénéiser.

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Organ Pipe Cactus National Monument, Arizona

C’est donc pour ça qu’on ne voit jamais personne sur tes photos ?
La plupart des aires de repos que j’ai photographiées étaient assez désolées, les gens ne s’y arrêtaient généralement plus. J’ai été particulièrement attirée par celles qui étaient abandonnées, ou qui ne semblaient plus utilisées.

Est-ce que tu as une préférée ?
Ça va paraître ringard mais toutes sont spéciales d’une certaine manière. C’est incroyable que quelque chose d’aussi banal que des aires d’autoroute puisse avoir autant de caractère et de charme. Mais j’ai bien mes préférées. Celle de White Sands, dans le Nouveau Mexique, est certainement l’une des plus extraordinaires. Les tables de pique-nique sont iconiques, tout droit sorties des années 60, et les paysages ne ressemblent à aucun autre sur Terre.

White Sands, National Monument, New Mexico

Courtland, Mississippi, I 55

Sonora, Texas, I 10

Huntley, Montana, I 90

Guthrie, Texas, U.S. 83

Chamberlain, South Dakota, I 90

Pour en savoir plus sur le travail de Ryann Ford, allez faire un tour sur son site. Pour vous procurer The Last Stop, rendez-vous sur le site de powerHouse Books.