Photo : Boris Waecke
Danielle de Picciotto est tombée amoureuse de Berlin quand elle a visité la ville pour la première fois en 1987, elle ne l’a jamais vraiment quitté depuis. Après avoir donné naissance à un style qu’on pourrait qualifier de gypsy-goth, ça fait 30 ans maintenant que cette « artiste multimédia » américaine vers dans des tas de domaines : organisation d’évènements, stylisme, desgin, peinture, chant, musique, vidéo, mais la chose qui l’a finalement rendue célèbre reste la co-création de la Love Parade en 1989 (même si je ne suis pas sûr que ce soit le meilleur moyen de rendre justice à son œuvre). Elle a été un personnage clé dans le modelage de la métropole allemande, participant à l’avènement du rap, de l’acid house et de la techno dans les années 90 à travers son groupe crossover Space Cowboys et la création du premier méga-club berlinois, concurrent du Tresor, le fameux E-Werk.
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C’est l’histoire qu’elle raconte dans deux excellents livres, The Beauty of Transgression, paru en 2011, et dans le plus récent Der Klang der Familie. Mariée à une autre célébrité d’une époque révolue de Berlin, Alexander Hacke, membre de longue date des Einstürzende Neubauten, le couple mène désormais une vie de nomades entre l’Amérique et l’Europe, au fil de concerts et d’albums, dont le dernier en date, Tacoma, est sorti l’année dernière sur Moabit, le label de l’ex chanteuse de Malaria!, Gudrun Gut. Ils viendront présenter leur prochain disque samedi soir à Paris dans le cadre du Limbo Festival. On en a profité pour poser quelques questions à Danielle.
Noisey : Premièrement, tu vis où et tu fais quoi aujourd’hui ?
Danielle de Picciotto : Je viens juste de louer un studio à Berlin pour avoir un endroit où bosser en Europe. J’ai aussi un bureau à Berlin mais plus de vrai appartement. Mon mari, Alexander hacke, et moi sommes nomades depuis 5 ans, on passe 80 % de notre temps à tourner à travers le monde. Le reste du temps, je bosse sur ma musique, mon art et ma littérature, je suis ce qu’on peut appeler une artiste multimédia.
Sur ton dernier album, Tacoma, la moitié des chansons évoquent le voyage ou l’idée de mouvement, de « Es Gibt Kein Zurück » à « Home Sweet Home ». C’est un truc qui t’obsède ?
Oui, c’est un grand thème dans ma vie. Je suis né à Tacoma, aux Etats-Unis, dans une base militaire. Mon père était muté ailleurs chaque année donc je ne suis jamais resté longtemps dans une ville. L’endroit où j’ai vécu le plus longtemps a été Berlin mais en général, j’ai passé ma vie à voyager. Récemment, j’ai fait des recherches sur mes ancêtres sur Internet et j’ai réalisé qu’ils avaient changé de continent à chaque génération, donc j’imagine que voyager est dans mon sang. J’ai une relation confuse avec l’idée de « foyer », c’est pour ça que j’essaie d’y remédier à travers mon art.
C’est quoi le dernier endroit que tu as visité et que tu as eu du mal à quitter ?
Le désert mexicain, et la Californie.
Tu pourrais revivre à nouveau aux Etats-Unis ?
Les USA me manquent beaucoup et j’essaie d’y aller le plus souvent possible oui. J’adore aussi l’Europe et en fait, chaque fois que je me rends sur l’un des deux continents, l’autre me manque. Donc j’imagine que je suis voué à être une éternelle voyageuse.
De tout le temps que tu as passé à Berlin, quelle a été ta période préférée ?
Mon époque préférée de Berlin reste celle qui s’étend de 1987 à 1995. Tout était tellement abordable et facile qu’il y avait une énorme dose de créativité et d’individualité. Personne n’avait besoin d’être tendance ou agressivement ambitieux, – la compétition liée au monde du travail n’existait pas – on pouvait faire des trucs tarés sans penser une seconde aux moyens de gagner de l’argent avec, et tout ça a instauré une atmosphère incroyable. Je n’ai jamais vécu quelque chose de comparable depuis. À l’époque, ce n’était pas du tout à la mode d’habiter à Berlin – les artistes qui s’installaient ici étaient principalement des marginaux, excentriques, qui ne rentraient dans aucun moule imposé par la société, ne voulaient pas s’adapter aux réalités commerciales ou étaient juste des types qui avaient fui l’armée. Ce qui faisait de ces gens des hors-la-loi avec un tempérament très solide. On préférait de loin enfreindre les règles que les suivre.
Tacoma a été ton premier « vrai » album solo après différents travaux en compagnie d’Alexander Hacke. C’était une expérience libératrice ? Le sortir sur Moabit Music était important ?
Je voulais sortir un disque solo depuis un bon moment. Surtout pour trouver par moi-même quel « son » me correspondait. Vu que je suis habituellement seule quand je peins, j’ai toujours aimé faire de la musique avec d’autre gens, pour me changer les idées, mais quand j’ai fini par enfin travailler sur mon album solo, je me suis rendu compte à quel point c’était vraiment excitant. Quand t’es toute seule, tu n’as aucun compromis à faire ! Et en effet, le publier sur Moabit Music était important parce que je suis une amie et collaboratrice de Gudrun Gut depuis le début des années 90 et je la respecte profondément pour son soutien aux artistes féminines.
À ce propos, tu te considères comme une musicienne militante ?
Dans l’ensemble, les femmes artistes et musiciennes en bavent toujours. C’est comme si nos efforts étaient invisibles. Je crois que ça tient plutôt d’un réflexe subconscient que les hommes, et que beaucoup de femmes ont également – de ne pas prendre les femmes au sérieux, d’oublier ce qu’elles font ou de ne juste pas y prêter attention. Voilà pourquoi moi et Gudrun avons bossé pendant des années sur des ateliers marrants et des tables rondes pour que les gens se rendent compte de ce qu’ils rataient. C’est un thème important pour moi parce que j’ai été musicienne et artiste toute ma vie. Mais je n’aime pas le terme de « militante » en général. Je pense que c’est mieux de séduire les gens avec de belles choses faites par des femmes plutôt que de les forcer à les regarder.
Extrait de The Beauty of Transgression, Danielle de Picciotto, 2011 :
« En comparaison des confortables villages allemands et des riches villes comme Hambourg ou Munich, Berlin était un vaisseau débordant de crasse, de drogues, de suicides, d’incendies, et de controverses, un havre pour les jeunes esprits politisés et les individus en quête. Pour moi, c’était la plus belle ville du monde, mais mon père fut choqué lorsqu’il vint me rendre visite, contemplant l’architecture en ruine d’après-guerre et les décorations clairsemées aux fenêtres des grands magasins, s’exclamant que tout était laid. J’essayais de lui expliquer la beauté que je voyais dans la destruction, un espace pour de nouvelles possibilités. Il me traita de folle et me somma de rentrer à New York. Je refusai, j’avais déjà rencontré beaucoup trop de gens dont je me sentais proche, en fait, j’aurais souhaité déménager ici encore plus tôt pour avoir connu les tous débuts de mon phénomène favori : les Geniale Dilettanten. »
Peux-tu nous présenter les « Geniale Dillettanten », un mouvement pas über connu en France qui t’a beaucoup inspiré.
Les Geniale Dilletanten formaient une scène musicale à Berlin, au début des années 80. C’est Wolfgang Müller, membre du groupe Die Tödliche Doris, qui avait lancé le terme. En gros, à l’époque, ce groupe refusait de faire de la musique à l’aide d’instruments et d’objets normaux. Ils se sont surnommés dilettantes parce qu’ils n’étaient pas intéressés par l’idée d’apprendre à se servir conventionnellement d’un instrument – ils croyaient dur comme fer que personne n’avait le droit de décider ce qui était bon ou mauvais dans l’art – et étaient complètement contre le mode d’apprentissage académique. Des groupes comme Einstürzende Neubauten, Malaria et Tödlich Doris sont les plus connus à être sortis de cette bande. Aujourd’hui, on les désigne souvent comme les parrains de la musique industrielle. C’est vraiment inspirant de travailler de cette façon – en refusant les règles imposées par l’extérieur et en créant avec tes tripes, de façon à ce qu’un résultat unique émerge. À la manière du mouvement Dada dans les années 20, les Geniale Dillettanten de Berlin continuent encore d’inspirer des gens.
Pour revenir à Berlin, dans tes mémoires (The Beauty of Transgression) parues en 2001, tu racontais l’ambiance parfois électrique des night clubs de l’époque,notamment le 90°, avec les gangs turcs et les embrouilles récurrentes, ça avait l’air bien fêlé parfois !
Au début des années 90, les Turcs ne se sentaient pas vraiment acceptés à Berlin et il y avait souvent des affrontements entre gangs. Je travaillais souvent en tant que physio à cette époque et j’ai assisté à de nombreuses attaques en bande et bagarres. Parfois, je me retrouvais dans des situations vraiment effrayantes, mais d’un autre côté, je vivais à Kreuzberg qui était le foyer artistique de la ville, historiquement situé à Berlin-Ouest, c’était aussi la zone de la ville où la population turque était la plus élevée et j’étais très pote avec les commerçants du quartier, je profitais du mélange culturel. Des années plus tard, j’ai visité Istanbul et j’ai pu comprendre et apprécier encore plus leur héritage. J’adore leur musique et leur manière de danser.
Extrait de The Beauty of Transgression, Danielle de Picciotto, 2011 :
« Les choses commencèrent à changer pour le 90° après que DJ Jay Ray ait découvert le hip-hop. Il commença à passer du Rakim, Dr Dre, et autres stars du rap pendant son set. Le hip-hop était tout juste en train de devenir populaire à Berlin, et il n’y avait pas de lieu spécifique où l’on pouvait en écouter. Même si quelques DJs étaient intéressés par ces nouveaux rythmes, le fait que c’était un genre américain orienté gangster attira principalement des groupes de Turcs, heureux d’entendre d’autres types parler de ce qui les concernait : les préjugés et la colère. Le bouche-à-oreille se propagea rapidement que le 90° jouait cette musique et en quelques semaines la population du club changea complètement. FIni les plumes et le maquillage, les jeans baggy, les cheveux gras, et les lourdes chaînes en argent étaient devenus l’uniforme de rigueur. Des foules de Turcs se tenaient devant la petite entrée, zonant dans la rue et exhibant leurs muscles, menaçant les uns et les autres avec des regards, des insultes et des armes. Il y avait une cinquantaine de gangs différents à Berlin à cette époque, composés de Turcs, Croates, Russes, ou Arabes. […]
Je travaillais à la caisse, et après deux semaines, j’avais sept gardes du corps à côté de moi au lieu d’un. L’équipe de videurs était composé d’un ex-flic prenant des anabolisants, de deux chefs de gangs opposés, ce qui pouvait nous donner un aperçu de leur mentalité, d’un kick boxeur, de notre manager, d’un frère de l’un des chefs de gangs (tué pendant les émeutes qui suivirent), et de notre videur d’origine, un philosophe et intellectuel suisse. Ma tâche consistait à collecter les entrées et toutes les armes. Bientôt j’avais une montagne de couteaux, de fusils, et bagues de combat s’empilant à côté des parapluies et des boas oubliés à l’époque des débuts du club, j’étais devenu une experte en marques d’arme. La situation était cauchemardesque. Nous avions des hooligans alignés devant le club chaque week-end. Les chiens aboyaient et les hommes se battaient, menaçant de tirer, matraquer, ou planter tout le monde. »
Danielle en couverture du premier magazine techno allemand, Frontpage.
En 1989, tu fais partie des fondateurs ce la Love Parade. C’était un aboutissement après les années de séparation entre les deux Allemagnes ? Ca t’arrive encore de « parader » ?
La Love Parade a eu lieu parce que mon petit ami de l’époque, Matthias Roeingh (alias Dr Motte) et moi commencions à en avoir marre de nous rendre toujours aux mêmes soirées berlinoises fin 80’s. Les clubs étaient toujours situés dans des sous-sols sombres, crades et humides. On venait de découvrir l’acid house et la techno et on voulait faire écouter ce nouveau son révolutionnaire au maximum de gens à Berlin. Ca nous semblait logique de célébrer ça ailleurs que dans les vieux lieux habituels. Inspirés par les défilés de Rio, on s’était dit qu’il aurait été intéressant de faire un truc similaire dans les rues de Berlin, en plein air, de d’ajouter du fun et de la couleur dans une ville marquée par la guerre froide. C’est comme ça qu’on a décidé de se lancer dans l’organisation de la première « techno parade ». On n’avait aucun appui financier et on ne s’attendait pas du tout à ce que ça soit aussi populaire ! Je n’ai jamais aimé les trop grosses foules alors quand 1,5 million de personnes s’est pointé à l’édition de 1999, j’ai arrêté d’y participer mais j’ai continué à collaborer avec d’autres organisateurs sur divers évènements artistiques.
Tu peux me parler du E-Werk, le premier méga-club berlinois ?
Dans les 90’s, le E-Werk était cet énorme bâtiment industriel déserté – avant la guerre, c’était une centrale électrique. Quand le Mur est tombé, des potes et moi avons découvert le lieu et avons commencé à y organiser des fêtes underground et illégales. Ensuite, on a eu les moyens de le louer et c’est devenu le deuxième club le plus important de la décennie à Berlin. C’était tellement grand que même après 5 ans, on découvrait encore de nouvelles galeries.
Depuis cette époque, on dirait que la techno, après avoir été longtemps considérée comme de la non-musique, a tout fait pour gagner en respectabilité, en perdant tout son côté sauvage en route…
Pour être honnête, la techno en elle-même ne m’intéresse plus vraiment. Je n’ai jamais été dans une optique militante de la musique, en suivant un style particulie et en tentant de faire persévérer un certain courant, qui en règle générale, devient périmé après quelques années seulement. J’aime travailler et écouter de la musique électronique en général, surtout s’il y a une orientation sonore… J’adore les sons analogiques par exemple, mais j’apprécie également un bon songwriting et le spoken word. Le langage et les paroles sont très importants pour moi.
Danielle et les Space Cowboys en 1992
C’était quoi ton rôle dans les Space Cowboys ? Et pourquoi le groupe a splitté si vite ?
Space Cowboys était l’un des premiers groupes crossover rap-rock à Berlin. J’y chantais, je faisais leurs costumes, on est devenus très populaires en 2/3 ans, et puis on a signé sur MCA à Londres… Notre agent là-bas s’est ensuite fait virer pour je ne sais plus quoi juste après notre signature, donc on était un de ces groupes sur un énorme label avec personne pour s’occuper de nous, c’était comme l’assurance d’une mort prochaine, vu à quel point notre contrat nous liait à la maison de disques. Pendant un an, on a essayé de se débrouiller avec un autre manager, dépensé des milliers en producteurs et en studio, mais au final, on a abandonné.
Tu penses quoi de la trajectoire d’un groupe comme Rammstein, qui est maintenant une sorte d’ambassadeur de la culture allemande dans le monde ?
Je connais personnellement les membres de Rammstein et je suis contente pour eux, heureuse qu’ils aient autant réussi – quelque chose que je souhaite à chaque musicien et aritste qui se bat –, après je n’écoute pas vraiment leur musique, c’est un peu trop grand public pour moi et elle transporte une sorte de nostalgie que je n’aime pas. Je préfère de loin Einstürzende Neubauten qui, à mes yeux, sont les vrais ambassadeurs de la culture allemande, et qui jouent aussi bien dans des clubs, des festivals que dans des théâtres ou des musées. Je trouve ça génial parce qu’en ne jouant pas le jeu de l’académisme et en inventant leur propre style de musique dans les années 80, ils sont devenus les représentants de la créativité allemande au sein de la scène underground internationale et, coup du sort, les institutions et les professeurs du monde entier les admirent et respectent leur boulot, en dépit du fait qu’ils ne soient jamais devenus mainstream.
À quoi ressemblera ton concert à Paris ?
Alexander Hacke et moi allons sortir notre nouvel album, Perseverantia, en avril. Notre performance à Paris inclura des morceaux de ce disque et de mon dernier album, Tacoma. Je projetterai également des court-métrages que j’ai réalisés en plus de ma musique. Sur scène, notre formule comprend des plages mélancoliques au violon, de la guitare, du drone, des sons électroniques, du chant guttural et du spoken word. On a appelé ça du « desert drone » – c’est très atmosphérique et ça ressemble à de la musique de film – même si ça peut être parfois assez sauvage.
Ok ! Un dernier mot ?
J’ai été très attristée par les événements qui ont eu lieu à Paris l’année dernière. Mis à part le fait que je connaisse beaucoup de gens à Paris et que j’adore cette ville, je condamne toute forme de violence. Je suis convaincue qu’il faut œuvrer en faisant des choses positives pour soutenir la paix et le vivre ensemble, la cohabitation entre différentes traditions et cultures – c’était également le slogan de la Love Parade. C’est important de soutenir les initiatives individuelles, honnêtes, intègres et qui questionnent les règles en place, surtout celle établies par les entreprises toutes-puissantes. On survivra seulement si on se serre les coudes. L’argent, le pouvoir et l’avarice sont les choses les plus dangereuses et celles dont on devrait le plus se méfier. C’est tout ça qui rend les gens inhumains. C’est la raison pour laquelle l’art et la musique underground sont si importants. J’ai participé à des ateliers non subventionnés à Hong-Kong il y a quelques années pour discuter du taux de suicide extrêmement élevé de la jeunesse là-bas, dans une région où tout tourne autour du commerce. La créativité, qui n’est pas basée sur l’argent, est ce qui nourrit l’âme. Merci de la soutenir.
Rod Glacial verse une gorgée de Club Mate au sol pour Wedding. Il est sur Twitter.