Les jeux video ont toujours fait partie de ma vie. Petite, je regardais ma grande sœur qui guitarisait comme une star tout droit sortie d’un clip de rock des années 2000. Elle avait l’habitude de jouer pendant des heures à Guitar Hero, Call of Duty ou Final Fantasy sur notre écran plasma d’occasion. A mon tour, j’ai joué sur quasiment toutes les consoles disponibles. Pourtant, jusqu’à mon adolescence, je n’ai jamais consenti à l’absence d’héroïnes qui me ressemblaient et à qui je pouvais m’identifier dans mes jeux favoris.
Mais ces dernières années, des voix interpellent quant au manque de representativité dans les jeux video. Des initiatives qui luttent contre les discriminations, pour l’inclusion des femmes dans l’industrie du jeu video se mettent en place, tandis que les géants du secteur font le ménage dans leurs bureaux. Aujourd’hui, près de la moitié des joueurs sont des joueuses. Il me semblait donc essentiel d’aller a leur rencontre pour échanger sur leurs vécus. Avant de commencer cette série de photos, j’ai interrogé ma sœur, qui jouait a son habituel jeu de gestion. Elle me disait : « Nous les joueuses, on ne se connait pas. Et d’ailleurs, qui nous connaît ? »
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J’ai discuté avec une dizaine de femmes, qui m’ont raconté leur expérience du gaming. Qu’elles soient consommatrices, étudiantes en école d’informatique, streameuses ou expertes établies dans l’industrie du jeu video, leurs témoignages font l’état des lieux d’un secteur en pleine mutation.
Delphine – 30 ans
« J’ai déconstruit beaucoup de choses d’un coup et donc même au niveau des jeux vidéo j’essayais de faire attention aussi. »
En 2020, Delphine s’inscrit sur Twitch et lance ses premiers streams. Elle rejoint aussi l’association Afrogameuses : « Quand j’ai découvert l’association Afrogameuses, je me suis dit c’est dingue ! Une communauté Afro de joueuses, trop bien. Aujourd’hui c’est plus qu’une communauté, c’est une famille. Il y a vraiment une sororité très forte. Je suis modératrice sur la chaîne de Jane [créatrice d’Afrogameuses]. On a vu des trucs, des gens qui écrivent des choses… Ce que je ne comprends pas, c’est ce que fait Twitch. Il y a des gens qui ont des pseudos qui ne devraient pas passer. Ce sont des choses haineuses et complètement racistes. Ça ne devrait pas arriver sur ce genre de plateforme. Il y a beaucoup de misogynie. De moins en moins, mais y a beaucoup de mecs qui pensent que les jeux vidéos sont réservés aux hommes, ce qui est faux ! Un peu comme dans le milieu du sport. Il y aune vraie haine des femmes et en particulier des femmes noires. On se rend pas compte. On a la charge mentale en tant que femme, mais on a aussi la charge raciale.[…] Il y a une vraie violence, mais il y a aussi beaucoup de soutien et de bienveillance, il faut avoir les bons contacts. »
Anaelle – 21 ans
« Je pourrais passer des heures sur un jeu, juste à me balader ou à créer des personnages », affirme Anaelle. Ce qui lui plaît, c’est la narration du jeu et ses graphismes. Elle a voulu en faire son métier : « Je faisais une prépa art dans l’idée d’être animatrice ou game designer. Mais j’ai vite compris que ça allait être compliqué. Au fur et à mesure, il y avait de plus en plus de détails sur le fonctionnement de l’industrie du jeu vidéo, avec notamment les crunchs, le harcèlement qu’il peut y avoir au travail. J’étais même écoeurée du dessin après la prépa. J’ai compris qu’il faut plus que de la passion, il faut de la conviction. » Suite à cette désillusion, Anaelle tombe en dépression et revient habiter chez sa mère. « Le jeu c’est un moyen de refuge. Souvent, c’est vraiment la dernière porte qu’on peut avoir vers un monde extérieur quand on s’enferme. »
« Quand c’est une fille, ça va forcément être une femme super sexy qui a des proportions corporelles humainement impossibles » – Anaelle
Anaelle garde toutefois un avis critique sur les représentations dans les jeux vidéos. Elle me donne son point de vue sur la surreprésentation des personnages masculins et les stéréotypes qui accompagnent les protagonistes : « C’est souvent soit un playboy, soit un mec trop cool. On est loin du stéréotype du bodybuilder qu’on avait à une époque, mais c’est dommage au niveau de la diversité des hommes. Quand c’est une fille, ça va forcément être une femme super sexy qui a des proportions corporelles humainement impossibles. Ce ne sont pas de vrais personnages. De vrais personnages féminins, ça fait plaisir d’en voir un petit peu plus. Je suis sûre qu’il y a plein de mecs qui seraient très heureux de jouer une fille [Rires]. »
Véronique – 27 ans
Véronique découvre le monde du jeu vidéo vers l’âge de 6 ans, en regardant sa grande soeur jouer. « J’ai grandi avec, ça fait partie de moi. Ça me permet surtout de pouvoir me défouler, passer du temps avec moi-même. Quand j’étais au collège, j’étais victime de harcèlement et les jeux vidéos m’ont permis de me libérer, de m’évader, d’oublier ces problèmes, et j’ai pu trouver des amis dessus. On était catégorisées comme nerds, geeks. À l’époque, ces termes étaient un peu négatifs, péjoratifs. Aujourd’hui, le terme de geek c’est devenu une culture. Maintenant, on peut se dire geek et personne ne fronce les sourcils quand tu dis ça. » Avec ses amies, Véronique avait l’habitude de partager sa passion et streamait ses heures de jeu, non sans appréhension. « Quand on stream, du moins pour une fille, on se demande si ça vaut vraiment la peine de montrer notre tête. On s’attend à se faire lyncher. C’est triste de se dire que la plupart de personnes qui sont sur ce genre de plateformes sont des mecs et que la plupart vont essayer de te juger comme si t’étais un objet, avoir des propos sexuels, et te dire que t’es pas là pour ça. C’est quand même assez fou de se dire qu’avant de mettre sa webcam, on se pose ce genre de questions, alors que c’est quelque chose de complètement banal. On essaie tout simplement de passer un bon moment ensemble ».
Sarah – 19 ans
Sarah a commencé à streamer il y a 3 ans. Avant ça, elle avait conseillé à son grand frère de le faire pensant que, grâce à son charisme et son humour, il passerait bien à la caméra. Mais c’est finalement lui qui la pousse à créer sa propre chaîne. Du jour au lendemain, ils commencent à préparer le matériel et Sarah commence à streamer. « Les deux premiers lives, je les ai fait avec mes cheveux découverts. Mais ça ne me ressemblait pas, je ne me sentais pas moi, ça m’énervait. Je voulais mettre en avant le voile chez la femme qui joue aux jeux vidéos parce que je n’en avais jamais vu. J’avais besoin d’un exemple et je me suis dit autant en créer un : toi-même. Le lendemain j’ai streamé avec le voile. Je tremblais, parce que j’avais trop peur qu’on me fasse des remarques par rapport à mon voile. Il faut s’y préparer. Je me moque de ces gens qui me trollent par rapport à ça, finalement j’arrive à leur montrer que ça ne m’atteint pas mais qu’ils sont débiles. »
« Quand je jouais mon personnage voilé, on faisait toujours référence au djihad, aux terroristes, aux bombes. Alors que… non. Je jouais une civile normale, j’étais même dans la police » – Sarah
Un soir, je suis tombée sur un de ses lives Twitch dans lequel elle jouait à GTA 5. Je la regardais faire des braquages et planifier des casses avec sa bande. Pour chaque personnage qu’elle incarne, Sarah prend une voix différente. Je pense qu’on peut parler d’un théâtre virtuel en bonne et due forme. « J’ai été la première joueuse française qui a fait un personnage qui porte un voile, qui est musulmane. Mais ce n’était pas moi. Je fais bien attention que le personnage ne ressemble pas à la personne derrière l’écran, ce n’est pas le but. Mais il y avait certaines choses qui me touchaient, certains mots qui revenaient. Quand je jouais mon personnage voilé, on faisait toujours référence au djihad, aux terroristes, aux bombes. Alors que… non. Je jouais une civile normale, j’étais même dans la police. »
« Il y a des gens qui ont du mal à m’inviter sur leur chaîne par rapport à mon voile. Ils se disent que si je viens, ça va parler. Mais c’est parce que les gens ont encore du mal. Déjà qu’ils ont du mal quand une femme est présente dans certains événements, mais alors si tu viens avec ton voile, alors là… Il y a déjà deux facteurs qui gênent. Moi je continue à me battre parce que je sais qu’un jour ça arrivera. J’ai plein de projets, mais pour ça, il faut se faire entendre. Pour ça il faut se faire voir mais il faut aussi que les gens acceptent qu’on se fasse voir.»
Djella – 19 ans
C’est lors d’une intervention de l’association Becometech au sein de son collège que Djella entend parler des métiers de l’informatique : « Ils étaient venus nous faire la propagande de l’informatique en nous disant qu’il n’y avait pas assez de filles. Moi, à ce moment là, j’étais convaincue que j’allais faire du Droit, je voulais être avocate. Ma mère m’a poussée à aller dans cette association et je lui avais répondu “L’informatique c’est pour les garçons”. C’était ma première réaction ». Mais sa mère insiste, alors elle se lance.
Djella devient adhérente puis ambassadrice en faisant ses marques chez Cap Gemini et à l’Ecole 42. « Avoir des parents qui te soutiennent ça casse tous les codes. Ça te montre que c’est pas la société qui définit ce que tu dois faire, c’est toi ! Et ça, mes parents ils me le rappellent tout le temps ». Après avoir obtenu son bac elle entre en licence d’éco-gestion à Assas, sans grande conviction. Très vite, elle réalise que ses études ne lui conviennent pas. Ce qui la passionne, c’est l’intelligence artificielle et l’informatique. Djella candidate alors à Epitech : « Le jour de l’entretien, j’ai été prise. La juré m’a dit qu’elle n’avait jamais vu une fille si passionnée, que ça ne servait à rien d’attendre 48h pour les résultats. Elle me dit “viens à Epitech. Viens t’amuser!” ». Djella décroche la bourse créée à la rentrée 2020 par l’association Article 1 financée par AMAZONE, destinée à favoriser les lycéennes boursières dans le milieu de l’informatique.
« La plupart des gens qui habitent en banlieue n’ont pas forcément les moyens, donc une école à 8000 euros… Soit je m’endettais directement en étant étudiante et je sors avec un crédit de 60 000 euros à la fin de mes études, soit je trouve un job étudiant. Mais un job étudiant en même temps qu’Epitech ? Impossible. »
Royale – 18 ans
« Je fais des études en informatique, ça veut dire que je peux faire du tout terrain. Si j’arrive à terminer mes études en informatique, je pourrais faire de l’UX/UI ou du design. Mon but c’est de programmer, créer des robots, construire des choses utiles. » Djella et Royale sont dans la même école d’informatique. Chez elle, elle me raconte sa passion pour l’informatique et ses projets futurs. Elle me confie son expérience du manque de représentation dans les jeux auxquels elle joue : « Etant une personne de couleur, il y a pas de personnages qui me représentent. J’ai le seum! Je suis dégoutée parce que j’ai envie de dire, un personnage c’est comme toi mais dans le jeu. C’est important qu’il y ait plein de players divers. Je me souviens qu’on m’avait invitée sur une application pour jouer. Je me cherchais un personnage sur l’appli, mais je voyais pas de personnage de couleur de peau [noire]. Du coup, j’ai mis une fleur ! Rien à voir, moi je voulais un vrai personnage, mais il y en avait pas. Vaut mieux que je représente qu’une fleur s’il n’y a pas ce que je suis. »
Cet été, Royale doit faire un stage en entreprise pour valider son année. « Avec Djella on se demande si on doit mettre nos photos sur nos CV ».
Molika – 39 ans
Molika est la vice-présidente de NextGaymer, une association qui garantie aux personnes LGBTQ+ un espace sûr où elles peuvent échanger sans être stigmatisées ou agressées. Enfant de la génération Dorothée, elle me raconte d’abord son parcours. « Très peu de personnes jouaient vraiment au lycée. C’était considéré comme activité de jeune garçon. J’étais très passionnée, j’ai toujours suivi l’actualité du jeu vidéo ».
« C’est rentré dans les moeurs. Lorsqu’on sort des chiffres entre 40 et 50% de joueurs sont des joueuses, ça me paraît logique » – Molika
Je demande à Molika si, à son époque, elle connaissait des femmes qui jouaient, comme elle, aux jeux vidéos. « On se cherchait entre nous, on s’envoyait des lettres à partir de magazines. Il y avait des annonces à l’intérieur, on cherchait des gens à qui écrire et on s’envoyait des courriers à propos de jeux vidéos et de mangas. À l’époque on considérait que c’était un cercle, que ça ne sortirait pas. Le fait de parler en tant que joueuse ce n’était pas une question qu’on abordait. J’ai vu le fait que ce soit passé d’une passion confidentielle à quelque chose de banalisé. Aujourd’hui, on peut avoir n’importe quel âge et jouer comme regarder une série. C’est rentré dans les moeurs. Lorsqu’on sort des chiffres entre 40 et 50% de joueurs sont des joueuses, ça me paraît logique. Si tu ne t’intéresses pas à la question, effectivement tu ne le verras jamais. Ça me parait impensable qu’on doive encore l’expliquer. »
Ce qui m’a surprise lors de mes recherchs sur l’association Next Gaymer, c’est l’absence de femmes sur leur page de présentation. J’en parle à Molika. « Pendant très longtemps j’ai été quasiment la seule fille à revenir très régulièrement. Sur des soirées que l’on faisait avec une centaine de personnes, on était peut-être 2-3 maximum. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de filles. C’est juste que dans un univers où la représentation est masculine, les filles ne vont pas rester. Ça a été un vrai problème que j’ai constaté au sein de l’association. Quand j’ai intégré le comité, j’ai voulu que ça change». Depuis plus d’un an, Molika travaille à mettre en avant les femmes au sein de NextGaymer. « On a décide de créer au sein de l’association un espace «privé» auquel seules les filles peuvent accéder. On m’a souvent posé la question, disant que c’est communautaire au sein même d’une association communautaire. Non, ce n’est pas juste un girl’s club où on éjecte les garçons, c’est un espace où on permet à une fille d’en retrouver d’autres sans qu’elle soit obligée de galérer. Chercher dans la masse c’est très compliqué. On veut juste faciliter le contact. C’est le but de toutes les communuautés. »
Preeksha – 22 ans
« Le jeu vidéo c’est comme un endroit mental où aller, et c’est ça que j’aime. »
Dans la chambre de Preeksha sont accrochés ses dessins, un patchwork d’images, et plusieurs statuettes personnalisées sont disposées sur un chevet dans un coin de sa chambre. Un véritable cabinet de curiosité. Preeksha crée ses propores personnages inspirés de l’imaginaire gothique et fanstique. « Je crois que je n’ai jamais vu de personnage typé indien ou sud-asiatique dans les jeux vidéos. J’aimerais être immergée dans un jeu. J’aimerais un peu plus m’identifier aux personnages, même si ça reste de la fiction. On aimerait bien avoir des personnages avec des histoires qui nous font vibrer mais qui nous ressemblent. Et pas seulement en faire un stéréotype qui nous rappelle la réalité. Dans mes dessins j’essaie de créer des personnages qui me ressemblent, qui sont dans une ambiance que je kiffe. J’aime bien ce que je fais. »
Tifany – 19 ans
Tifany joue depuis ses 4 ans, mais elle a commencé à s’y investir complètement à l’âge de 10 ans, quand elle connut les jeux en ligne sur la PS3. « Sur le mode en ligne, comme j’étais une jeune fille, j’avais modifié ma voix pour faire en sorte que les gens croient que je suis un mec. Je me suis fais un pote, qui l’est encore aujourd’hui, et qui m’a connu en tant que gars. C’est mon premier ami.». Cette stratégie de camouflage, c’est pour éviter une violence qui est encore vive dans les jeux en ligne. « Quand j’ai changé de pseudo, j’ai mis mon prénom, je recevais souvent des messages comme «retourne à la cuisine», «sale pute». Ça, je l’ai souvent. Alors que c’est littéralement moi qui les bats. J’ai aussi de la drague. J’ai de tout. Il faut que t’apprennes à te défendre. Soit par l’autodérision, soit par l’attaque, soit tu le prends à la rigolade ou tu ignores. Mais ça peut aller loin. Ça peut devenir du harcèlement.»
Après avoir décroché son bac, Tifany décroche son premier travail à Micromania, celui qu’elle fréquente depuis son enfance. Elle est calée en culture pop, en jeux vidéos, en conseil technique… Bref, elle a tout. Mais même dans son rayon, Tifany n’est pas toujours prise au sérieux. Elle me raconte la fois où elle conseillait des clients en binôme avec son collègue « Quand je parlais, ils ne me regardaient pas, ils demandaient directement à mon collègue, à chaque fois. Renseignement ? Monsieur, monsieur, monsieur. Quand c’était moi à la caisse, ils allaient chercher mon collègue, ils m’esquivaient »
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