Rebaptisé « Café des martyrs » après un violent attentat suicide commis en son sein en 2007, le Shabandar fait toujours le plein, dix ans après les faits. Dans ce célèbre café, situé en plein cœur de Bagdad, les fantômes du passé se baladent sûrement entre les fumées des arômes de narguilés et de thés brûlants. Les spectres sont ceux d’un Irak nostalgique. Le café a fêté ses 100 ans en 2017.
Ici, les places assises se font rares. Les garçons de café pressent le pas pour servir le thé ou revenir remuer leur petit seau de charbon fumant près des chichas refroidissantes. On parle fort. Des mains s’agitent pour défendre des idées volatiles. Dans toute cette agitation, assis derrière son vieux comptoir en bois, Mohammad al-Khashali, 78 ans, encaisse les dinars, le visage morne, sans aucune variante d’émotions. « J’y ai perdu quatre fils et un petit-fils [dans l’attentat], mais j’aime trop Bagdad et ce lieu historique pour m’en séparer. Malgré les mauvais souvenirs qu’il peut me rappeler, je ne l’ai jamais abandonné », lâche-t-il avec beaucoup de peine.
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Cardamome et backgammon
En ce vendredi où les gens ne travaillent pas, le Café Shabandar et la Mutanabbi street sont bondés. Les vendeurs de livres qui s’amassent dans la ruelle parallèle obstruent le passage des nombreux passants. Quelques militaires armés de kalachnikov font acte de présence. Les accès par Al-Rasheed street ou par le pont Shuhada, qui traverse le Tigre, sont bloqués aux voitures. Chaque passant subit une fouille au niveau de la taille pour prémunir tout attentat suicide. Le risque est toujours vif et présent dans les têtes des passants. En 2007, l’explosion à l’angle du café, faisait 30 morts et plus de 100 blessés. Jamais revendiqué, l’attentat visait cependant l’un des seuls lieux de partages, d’histoire, de culture et de liberté de pensée.
« Les portraits que vous voyez là sont ceux de mes fils martyrs », poursuit Mohammad d’une voix grave. Il est gérant de ce café depuis 54 ans. À sa gauche, cinq visages d’hommes souriants, dans la force de l’âge, fixent l’entrée de la salle où se mêlent odeur de thé à la cardamome et vapeurs de narguilés aromatisées aux fruits. « C’est un lieu pour les intellectuels, un des derniers espaces d’échanges où tout le monde peut venir, femmes, comme hommes. Il y aussi la tradition du Tawla (le jeu de backgammon N.D.L.R.) et je veux que les gens continuent d’y jouer », se reprend Mohammad.
À sa droite, quelques bancs forment un cercle fermé. De vieux hommes, assis, appuyés sur leurs cannes, caressent les billes de leurs tasbih colorés. Ce sont les plus « anciens » consommateurs du café et ils ont leurs petites habitudes. L’aile gauche du bâtiment, côté Al-Mutanabbi street, rassemble les intellectuels et poètes sympathisants de gauche. Nombreux sont ceux qui viennent parler des dernières sorties d’ouvrages dans la capitale ou viennent s’informer des dernières tendances.
Micham al-Harbi est l’un d’entre eux. À 36 ans, il est l’un des poètes irakiens les plus talentueux de sa génération. « Ici, on parle de nos futurs projets, des derniers événements culturels, et on peut se faire faire de nouvelles connaissances dans le cercle intellectuel », affirme le jeune homme en chemise noire et rouge. « Après l’énorme explosion de 2007, des gens de l’Irak entier ont donné leurs livres, de l’argent et même de leur force de travail pour réparer. Le gouvernement a senti que ce lieu était important pour les Irakiens », surenchérit le poète. Shabandar est un des seuls lieux de Bagdad où une conversation soutenue, politisée, sociale ou même religieuse, n’éveille pas le soupçon ou la curiosité d’une oreille appartenant à une milice armée religieuse.
Un lieu où la parole circule librement
En coulisse, on sert encore le thé dans de grandes théières en laiton. D’anciens samovar brillants chauffent toujours l’eau pour les narguilés. Les murs de la salle craquent sous le poids des innombrables cadres aux contours dorés, où de vieilles photos et portraits en noir et blanc viennent rappeler la monarchie du Royaume hachémite qui gouvernait le pays jusqu’en 1958 et le coup d’État d’Abdul Karim Qasim.
Burhan a 62 ans. Pour lui, le café Shabandar est un lieu « nostalgique » : « Ici, on se remémore l’Irak de la famille royale, l’Irak sous mandat britannique. L’Irak en paix quoi, celui d’il y a très longtemps. Celui que je connais peu », rigole-t-il. Avec sa petite cuillère, il mélange le sucre déposé au fond de son verre à thé aux courbes féminines, qu’on appelle en Irak : istikan. « On compare l’ancien temps au nouveau. Chacun donne son opinion désormais », dit-il en clignant de l’oeil comme pour rappeler les rares avantages offerts par l’actuel gouvernement irakien.
« Les droits en Irak, c’est encore nouveau. On donne plus de place aux idées et à la culture mais paradoxalement, il n’existe presque aucun autre lieu comme Shabandar. Ici, il n’y a que des gens éduqués. On parle de nos problèmes personnels et aussi de politique. On s’écoute mutuellement et on débat, lance Humam Hassoon, 60 ans, entre deux bouffées de narguilé.
Tous ces événements depuis l’invasion des Américains nous ont fait perdre notre identité. On a besoin de se retrouver ici et de parler de l’ancien temps pour s’en rappeler. La famille royale a été populaire et ils ont toujours essayé de tirer le pays vers le haut. C’était une autre époque avec plus de gens éduqués, plus de lieux raffinés comme celui-ci. Mes amis et moi avons l’habitude de dire que si le Roi était là, l’Irak irait mieux. »
Hosham Dawod, chercheur au CNRS et anthropologue irakien, connaît bien le Shabandar. Il l’appelle le « check point d’Al-Mutanabbi street » : « C’est un café historique et un passage obligé pour tous les intellectuels et artistes irakiens qui veulent faire une apparition sur la scène culturelle. On pourrait le qualifier de phare ; un point de rendez-vous pour les écrivains et poètes. Il y a une fluidité des papiers et des idées. Le lieu n’est pas forcément très apprécié par le pouvoir actuel, parce que tous les jeunes [qui viennent ici] sont opposés au gouvernement actuel. Et il y a cette ouverture, ces débats, ces échanges. Il y règne comme une harmonie chaotique, je dirais », décrit l’anthropologue.
Shabandar est aussi connu pour être un lieu honni par les islamistes extrémistes du pays : « Les terroristes détestent la liberté d’expression et d’échanges. Ils cherchent également un endroit à très forte concentration et très mixte d’un point de vue confessionnel. » Hosham semble nous avertir, « Ils ne sont pas à l’abri d’un énième coup bas. »