Depuis la loi Veil de 1975, les Françaises sont autorisées à interrompre volontairement leurs grossesses en toute légalité. L’institution de cette loi fut alors l’aboutissement de plusieurs décennies de lutte féministe, et une grosse patate dans la gueule à tout ce que la France comptait de droitards plus ou moins virulents. Le truc c’est qu’en 2016, dans l’ombre, des militants anti-IVG ne l’entendent toujours pas de cette oreille. C’est le cas des Survivants, une tribu hybride qui renaît de ses cendres après quinze ans de silence.
Pour eux, l’avortement concerne tout le monde, et le meilleur IVG est celui qu’on évite. Avec 220 000 avortements pour environ 800 000 naissances en France, le mouvement estime « qu’on avait tous 1 chance sur 5 de ne pas vivre. » Et de ressentir culpabilité et anxiété quant à l’absence de leurs frères ou sœurs avortés avant ou après eux. Ce qui, d’un point de vue rationnel, peut être envisagé comme : complètement absurde, voire taré.
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Assez stupéfaite devant leur démarche, je me suis donc entretenue avec Émile, tête de proue de ces militants anti-IVG qui crient à tous ceux qui veulent bien l’entendre : « Mon frère, ma sœur, qui étaient aussi viables que moi, sont morts – alors, pourquoi suis-je en vie ? »
VICE : Bonjour Émile. Tu peux nous expliquer quel est le projet des Survivants ?
Émile : Les Survivants est un mouvement qui a d’abord existé entre 1998 et 2001, et qui a alors été monté par un groupe de jeunes. À l’époque, j’étais tout jeunot, mais j’étais déjà fasciné par cette espèce de tribu, assez créative. Je me suis intéressé au sujet car ça a toujours été assez mystérieusement important pour moi. Avec l’avènement du Web, j’ai voulu redorer le blason des Survivants.
C’est un mouvement qui ne prend pas à partie les femmes, qui n’accuse pas les femmes et qui essaie d’aborder le sujet de l’avortement d’une manière plus globale et sociétale que simplement : « Est-ce que c’est bien ou mal ? » Les Survivants permettent aux jeunes qui souffrent d’une angoisse existentielle par rapport à leur naissance d’avoir un véritable vecteur d’expression.
Dans votre manifeste, vous proposez des « alternatives à l’IVG ». Quelles sont vos solutions ?
Nous ne sommes pas des hommes politiques, mais si on regarde les statistiques de 2012 sur l’IVG, on peut voir que 40 % des femmes qui ont avorté ont moins de 24 ans – avec un pic entre 18 et 19 ans. 80 % de ces femmes sont sous contraceptifs. La seule solution politique pour le moment est un bastonnage médiatique sur la contraception – où on met d’ailleurs le mot « avortement » au milieu de préservatif et pilule – comme s’il s’agissait d’un contraceptif. Nous, on propose d’aider les jeunes à faire le lien entre sexualité et procréation. Est-ce que la sexualité a un but récréatif ou est-ce que c’est l’expression d’un don plus profond qui peut donner la vie ?
Qu’est-ce que ça signifie ?
Quand on a un enfant sans se projeter dans une vie à deux, c’est un traumatisme et on ne voit pas d’alternative autre que l’avortement. Si l’on apprend aux jeunes que les rapports sexuels, c’est beau, que ça n’a pas une vocation forcément récréative et que ce n’est pas une expérience à vivre à tout prix. Mais que ça vient concrétiser une tendresse, le sentiment que l’on sera pardonné par l’autre et pris pour ce qu’on n’est pas seulement pour son corps. On réduirait le nombre d’avortements par dix.
Manifestement, ta mère n’a pas avorté de toi. Te considères-tu de fait comme un « survivant » ?
Eh bien, je suis un survivant statistique. Je me pose juste des questions au sujet d’une société qui n’a pas su sauver mes jours.
Comment tu le ressens ?
J’ai eu une intuition dès l’enfance. Il y a eu des faits marquants. Mon père, par exemple, a gardé une fille au pair durant plus d’un an à la maison pour qu’elle puisse garder son enfant. Il l’a payée sans qu’elle travaille. De fait, je me suis dit : « Si mon père est capable de dépenser son énergie pour un enfant qui n’est pas le sien… » Puis j’ai fait des rencontres au lycée, où plusieurs copines ont vécu un avortement et j’étais surpris du silence radio qu’il y avait autour de ça. Je trouvais ça fou qu’elles culpabilisent de ce qu’elles avaient fait et qu’on ne leur autorise même pas à en parler. C’est la société qui veut ça. Ces filles ont un abcès qui les ronge et on leur demande d’assumer. Ça m’a toujours préoccupé comme sujet. Ce n’est pas l’idée que je me fais de la femme qu’elle doive souffrir à cause de sa maternité.
Que penses-tu de l’expression féministe : « Pas d’utérus, pas d’avis » ?
L’avortement et la maternité concernent la femme en premier chef – mais l’homme aussi a sa place. Nous ne sommes pas que des géniteurs, les hommes peuvent avoir des souhaits de paternité. Un homme se sent comme un protecteur : il doit tout faire pour que sa nana soit heureuse. Le fait de savoir que de nombreux avortements sont consécutifs à une démission des hommes, c’est quelque chose qui me provoque dans ma masculinité.
« Est-ce que c’est bon pour la femme que de se faire avorter ? Non. Ce n’est pas quelque chose qui rend heureux, ce n’est pas quelque chose qui élève et encore moins qui libère la femme. »
De quelle manière ?
Eh bien, je me demande quand est-ce que l’on va reprendre notre place et comprendre qu’une femme enceinte, qu’elle ait désiré l’enfant ou pas, vit une période d’incertitude et de fragilité. Elle a donc besoin d’un homme.
D’accord. Mais si l’on faisait passer une loi qui oblige les hommes à la circoncision, tiendrais-tu le même discours ?
La question est de savoir ce qui est bon pour son corps. Est-ce que c’est bon, fondamentalement, pour la femme que de se faire avorter ? Non. Ce n’est pas quelque chose qui rend heureux, ce n’est pas quelque chose qui élève et encore moins qui libère la femme. Ça ne devrait pas être quelque chose qui est enviable – et certainement pas promu par la loi.
Votre mouvement se positionne donc clairement contre toute forme d’avortement.
Je dirais qu’être contre l’avortement, c’est comme être contre la guerre : ça existera toujours. En effet, on ne pense pas que ce soit une bonne solution qui rende la société heureuse. On n’a pas les moyens d’éradiquer l’IVG mais on peut se demander quelle est sa place légale – et morale. Est-ce qu’on considère que l’avortement est un mal nécessaire ou un moyen de contraception ? Est-ce qu’on considère que c’est un échec de solidarité sociale ? Je pense que l’avortement est quelque chose qui délite la société et qui fait souffrir.
Quel regard portes-tu sur les accidents de pilule ?
Les oublis de pilule sont souvent des oublis inconscients. Il faut se demander comment éviter ce genre de situation. Les jeunes perçoivent l’avortement comme une situation de rattrapage et un moyen de contraception. Ce qui est merveilleux chez les femmes, c’est que leur corps se prépare à tous les mois à donner la vie.
« Pour moi, le vrai fascisme c’est ça : décider qu’un fœtus, qui va devenir enfant, va être heureux ou pas. »
La loi Veil a tout de même été adoptée avec une large majorité – ce n’est pas pour rien.
On peut préserver les mœurs et ne pas légaliser l’avortement. Moi, je n’ai pas envie que les femmes soient charcutées. À partir du moment où il y a une loi, tu rends ça moral. Si l’on démissionne par rapport à ce consensus moral, on arrête toute forme de projet de civilisation. La sagesse politique, c’est de se dire qu’on a des principes moraux. L’idée que l’on veut véhiculer c’est que certes nos corps nous appartiennent, mais on s’appartient les uns aux autres.
Quid des filles qui se font violer ?
Le viol c’est un mythe, car les conceptions d’enfants sous viol sont rarissimes. Essayons d’avoir une discussion dépassionnée à ce propos, ce sont des cas trop extrêmes.
Et une fille qui ne veut pas d’enfants, elle n’a pas le droit à disposer de son corps ?
« Mon corps m’appartient », c’est une phrase qui ne veut rien dire. Qu’est-ce que ça signifie ? On a tous un nombril qui nous indique que pendant 9 mois, notre corps ne nous a pas appartenu. Cette idée d’indépendance est fausse. Quand tu « disposes » de son corps, tu le considères comme un bien matériel. Dans ce cas, ça m’autorise à acheter le corps d’une femme. Alors que non, c’est intimement lié à sa personne. Le corps appartient aussi à la solidité. C’est la question que les Survivants se posent c’est : Doit-on construire une société de droits individuels où quelqu’un qui veut abîmer son corps a le droit de le faire parce qu’on fige ce comportement dans une espèce de droit sacralisé ?
Du coup, c’est mieux d’avoir un enfant non désiré ?
Carrément !
Ah OK. Revenons aux Survivants. Comment portent-ils le poids d’un avortement antérieur ?
Le syndrome du Survivant créé une angoisse existentielle reconnue par des psychiatres. Je perçois une angoisse, un désespoir quant à l’avenir. Quand j’entends quelqu’un me dire qu’il avorte parce que l’enfant ne sera pas heureux, sur quoi on se base pour définir le bonheur futur d’un enfant. Pour moi, le vrai fascisme c’est ça : décider qu’un fœtus, qui va devenir enfant, va être heureux ou pas.
Le terme « culpabilité du survivant » est généralement utilisé après un attentat ou une guerre. Tu n’as pas l’impression que c’est totalement abusé de vous appeler comme ça ?
Tu as raison, ce nom est dur – mais il nous représente bien.
Sarah est sur Twitter.