Samadevamma, une femme Madiga de 28 ans (une caste d’artisans, de la catégorie des Dalit), de Hagaribommanahalli, dans le Karnataka du Nord, ravale ses larmes alors qu’elle nous parle de sa vie.
À peine âgée de trois ou quatre ans, Samadevamma fut consacrée par ses parents en devadasi (servante de dieu), une tradition rendue illégale par la loi d’interdiction de consécration des devadasis de Karnataka (Interdiction d’Adoration), de 1982. Mais c’est une tradition qui perdure encore en cachette.
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Samadevamma ne se souvient pas vraiment de la cérémonie, si ce n’est que ses parents l’avaient mariée à Mailaralingeshwara, la divinité masculine de son village, la consacrant ainsi en devadasi. Quelques années plus tard, après avoir atteint l’âge de la puberté, un homme l’a achetée pour une petite somme. C’était un homme plus âgé, du même village, déjà marié. Elle a alors dû, en tant que devadasi, se soumettre à lui et dormir avec lui, et se dévouer à lui pour le reste de sa vie.
« Je viens d’une famille très pauvre, et je suis fille unique », explique-t-elle, un après-midi humide de mai. Elle est assise dans le bureau de Karnataka Rajya Devadasi Mahileyara Vimochana Sangha (KRDMVS), une ONG qui cherche à éradiquer cette tradition. « En faisant de moi une devadasi, mes parents ont fait en sorte que je puisse m’occuper d’eux jusqu’à leur mort, en se servant de l’argent que mon parrain me donnait. La logique, c’est que si je m’étais mariée normalement, je serais partie chez mon mari, et je n’aurais pas pu subvenir aux besoins financiers de ma famille. »
Elle ravale ses larmes en continuant. « Quand j’ai rencontré mon client pour la première fois, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, dit-elle. Je ne comprenais pas pourquoi je devais me donner à cet inconnu. Mais si je refusais de coucher avec lui, mon grand-père me grondait en disant que je ne pensais ni au bien-être, ni à la survie de ma famille. »
Au nom de Dieu
Samadevamma fait partie de ces nombreuses femmes originaires de Karnataka– une Etat du sud-ouest de l’Inde – qui, au fil des ans, ont aussi été poussées dans cette pratique illégale et immonde par leurs parents, ou par les anciens du village, souvent des femmes ou des hommes de castes plus importantes. Et tout ça, au nom de dieu. La tradition des devadasi qu’elles subissent est une variante moderne d’un rituel hindou qui remonte à plus de 1 700 ans. C’est une pratique religieuse qui était très répandue, surtout dans le sud de l’Inde.
D’aussi loin que le IIIe siècle avant J-C., les femmes étaient mariées ou consacrées de force à la divinité locale, et vues comme des êtres « sacrés ». Elles vivaient dans les temples, étaient considérées comme les gardiennes de la divinité. Elles étaient aussi des artistes, et pratiquaient la danse et la musique classique. Les rois, les aînés, et les chefs de leurs villages les parrainaient, et bon nombre de ces derniers entretenaient souvent des relations sexuelles avec elles.
C’est dans les années 1930 que la tradition a été révisée par les réformateurs sociaux, sous le règne britannique, et que les rois et autres parrains des devadasis ont perdu de leur pouvoir. Cela a, dans un effet de boule de neige, plongé les devadasis dans la pauvreté et le désespoir. Ces dernières étaient assimilées à des prostituées, et une campagne contre cette pratique a pris de l’ampleur.
Le premier essai d’interdire cette tradition a eu lieu en 1934, quand la loi de la protection des devadasis à la Présidence de Bombay a été promulguée. Celle-ci a rendu illégale la consécration des femmes, qu’elle soit consentante ou non. En 1947, la loi sur l’interdiction de la consécration des devadasis de Madras a été adoptée, abolissant ainsi totalement la tradition. Le Karnataka a fait de même, en 1982.
« La pratique des devadasis dans l’Inde indépendante, est, comme l’atteste l’histoire de Samadevamma, favorisée par l’extrême pauvreté, les préjugés entre castes, et les superstitions »
Tandis que ces lois étaient adoptées, la pratique elle-même a connu un changement radical, surtout depuis que les anciens parrains étaient tombés en disgrâce. Contrairement à son origine « sacrée », la pratique des devadasis dans l’Inde indépendante, est, comme l’atteste l’histoire de Samadevamma, favorisée par l’extrême pauvreté, les préjugés entre castes, et les superstitions.
Nous avons par exemple rencontré Geetha, 30 ans, qui a été consacrée devadasi alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, à Hagaribommanahalli, environ huit ans après que la pratique soit interdite. Ses parents l’avaient dédiée à la déesse locale, parce que Geetha était née avec le jadi, c’est-à-dire les cheveux crêpus. C’est une croyance commune aux communautés que les cheveux crêpus sont un signe que la Déesse est entrée dans le corps féminin. « Pour faire plaisir à la déesse Huliegeyamma, on m’a donc mariée à elle, et consacrée en devadasi », explique Geetha, tout en montrant son collier de perles blanches et oranges, noué autour de son cou et appelé « devaru » (dieu). C’est un symbole porté par la plupart des devadasi. « Quand j’ai eu mes règles, on m’a assignée à un parrain beaucoup plus âgé que moi. Lui et sa femme ont des petits-enfants, maintenant, mais il vient toujours me voir, chez moi, de temps en temps. »
Nous avons rencontré 40 devadasis de quatre villes du Karnataka du Nord : Bellary, Mudhol, et Jamkhandi. Presque toutes avaient été consacrées en devadasi par leurs parents, soit parce que leurs familles n’avaient pas d’argent, soit parce qu’elles estimaient devoir apaiser une divinité locale. La croyance commune dicte que le parrain doit, d’une certaine manière, subvenir aux besoins de la famille de la devadasi, et la tradition voulait que s’il venait à mourir, la devadasi pourrait accepter un nouveau parrain qui subviendrait ensuite aux besoins financiers de sa famille.
Non, ce n’est pas un vieux démon sociétal
La tradition a beau avoir été abolie sur le papier, dans le sud de l’Inde, elle n’a pas totalement disparu, de nos jours. L’auteur a par exemple eu vent d’une nouvelle tentative de « consécration » datant de trois mois à peine, à Hagari-Bommanahalli. « La femme et sa famille nient toute l’histoire, affirment qu’elle allait épouser son oncle maternel, et qu’il ne s’agissait pas d’une consécration en devadasi. » dit Somavva, une Devadasi qui a entendu parler de l’affaire. « Mais la famille s’est rendue au temple d’Huligeyamma, un lieu de réunion habituel, pour les consécrations de devadasis. C’est difficile d’ignorer les signes. »
De nos jours, si une nouvelle consécration est dénoncée à la police, les autorités peuvent l’empêcher d’avoir lieu, et les responsables peuvent être punis, eux aussi. Mais ça ne veut pas pour autant dire que la pratique elle-même a été éradiquée, ou que les vies des anciennes devadasis consacrées se sont améliorées. Prenez par exemple, le cas de quelqu’un comme Samadevamma. Elle sait qu’elle n’a pas de meilleure option dans la vie que de continuer à être au « service » de son parrain, même si sa situation n’a, en aucun cas, aidé financièrement sa famille. L’argent de son parrain ne suffit pas, bien qu’elle ait été assez stable au départ, pour qu’elle subvienne aux besoins de sa famille. Cela compromet la situation de ses parents, ses grands-parents, et de ses deux propres enfants – nés de sa relation avec son parrain. Pour se maintenir à flots, elle travaille dans les cultures qui appartiennent à des hommes de castes supérieures. Elle gagne un petit salaire de 100 ou 150 roupies par jour. Les années de sécheresse, elle perd ça, aussi.
« On ne peut même pas réclamer de l’eau. Tout ce dont on a le droit, c’est de nettoyer leur merde et leurs déchets, mais sans jamais s’approcher d’eux » – Chandrama Mariyappa Banadar, devadasi à Mudhol
Le parrain n’est pas tenu de donner son nom à ses enfants nés d’une devadasi. Il n’est pas non plus tenu de leur donner accès ou partager sa propriété et ses biens. « Sa femme et sa famille ne l’autoriseraient pas, de toute manière, dit Samadevamma. Mais, au moins, mon parrain a aidé mes enfants à être admis dans l’école locale gouvernementale. Il a d’ailleurs dit que si je lui confiais mes enfants, il s’assurerait qu’ils vivent confortablement. Mais je ne voulais pas être séparée d’eux, ils sont tout ce qu’il me reste, maintenant, et j’ai dédié le reste de ma vie à m’occuper d’eux et de leur bonheur. Je ne veux pas que ce qui m’est arrivé arrive à mes enfants, surtout à ma fille. »
Une issue de secours
Une façon de réhabiliter une devadasi est donc de la rendre indépendante, surtout économiquement parlant. Mais à Karnataka, même ce plan est confronté à de nombreux problèmes. Sous le joug de son Projet de Réhabilitation des devadasi, le gouvernement fédéral de Karnataka donne, en ce moment, une pension de 1500 roupies par mois – une somme ridicule – aux devadasis. « Comment sommes-nous sensées nous occuper de nos maisons et nourrir toute notre famille avec une si petite somme ? s’interroge Chandrama Mariyappa Banadar, une devadasi à Mudhol. Il nous faut une pension d’au moins 5000 roupies, qui nous permettrait de vivre avec un minimum de dignité. »
Banadar était l’une des nombreuses devadasis qui ont participé à la marche d’Hospet, en Bellary, en janvier, pour dénoncer les conditions socio-économiques des devadasi, et pour établir une liste de demandes à effectuer auprès du gouvernement fédéral. Dans la liste figure, entre autres : une demande d’augmentation de la retraite des devadasis, un soutien financier de 5 lakh pour le mariage des filles nées de devadasi, et plus d’opportunités d’emplois pour leurs enfants.
Les devadasis ont également réclamé une nouvelle étude pour déterminer leur nombre exact dans cet état. Selon une étude gouvernementale réalisée en 2007-2008, il y a 46 660 devadasis dans quatorze districts du seul Karnataka du Nord. Mais cette étude ne comprend pas les femmes comme Samadevamma, ou Geetha, âgées de moins de 35 ans. Il semblerait que pour le gouvernement, ne sont légitimes que les femmes qui ont été consacrées en devadasis avant l’interdiction de la pratique. « Mais c’est vraiment injuste, pour les femmes comme Samadevamma et Geetha qui sont, comme elles, nées avant 1982, car elles n’ont toujours pas de pouvoir de décisions sur leurs propres vies, dénonce Mallamma, la secrétaire générale d’état de KRDMVS. Une nouvelle étude aidera les plus jeunes devadasis à bénéficier des allocations gouvernementales, aussi minimes soient-elle. C’est la seule façon pour elles d’être réintégrées dans la société. »
Un autre souci tout aussi important et compliqué, récurrent dans le processus de réintégration des devadasis au sein de la société, c’est le préjugé qui les poursuit, même de nos jours. Samadevamma, par exemple, dit avoir peur de bien s’habiller pour se rendre aux mariages auxquels elle est invitée. « Je dois sans arrêt affronter les regards des autres villageois. Les hommes me sifflent dans la rue, et me demandent pour combien je coucherais avec eux, pour 6 ou 13 euros ? Ça, ça arrive, même quand je suis simplement en train de marcher dans la rue. Parfois, je n’arrive pas à ignorer le harcèlement, et je dois me réfugier au sein du temple, qui est relativement sécurisé. »
Dans le cas d’une devadasi, l’ostracisme est double. En effet, la plupart de ces femmes sont aussi des Dalits, c’est-à-dire des « Intouchables ». Elles appartiennent à la caste la plus basse du système social hindou. Dans le Karnataka, les Dalits sont divisés en deux catégories : les Madigas (artisans) et les Chalavadi, dont sont issues la plupart des devadasis Intouchables. Elles n’ont pas le droit d’entrer dans les maisons des castes supérieures de leurs villages. « On ne peut même pas réclamer de l’eau, s’indigne Banadar. Tout ce dont on a le droit, c’est de nettoyer leur merde et leurs déchets, mais sans jamais s’approcher d’eux. »
Un autre problème auxquelles sont actuellement confrontées les devadasis plus âgées, c’est le fait de trouver un mari pour leurs filles en âge de se marier. « Les parents du gendre demandent à nos filles qui sont leurs pères, explique Banadar. Et quand ils apprennent que leurs mères sont des devadasis, ils s’enfuient et ne rappellent jamais. Quel mal ma fille a-t-elle commis ? »
Ce problème n’est pas uniquement réservé aux filles des devadasis. Unesh, 23 ans, se tortille quand il pense au mépris qu’il subit quand on lui demande qui est son père. « Ça peut être n’importe quand, à un entretien d’embauche, ou à un événement. La question est toujours la même : c’est qui, ton père ? Ou bien, comment il s’appelle ? Avoir un matronyme ne leur suffit jamais, et c’est parce que nos mères sont des devadasis. »
La loi sur l’interdiction de la consécration des devadasis de Karnataka, votée en 1982, et modifiée en 2010, présente également beaucoup de problèmes. En tout cas, selon RV Chandrashekar Ramenahalli, professeur adjoint à l’École Nationale de droit de l’université de l’Inde (NLSIU), située à Bengaluru. « Selon la loi actuelle, seuls sont punis les parents de la femme, et la devadasi elle-même, mais pas les hommes qui les parrainent, ni même les membres de gram panchayat qui, en premier lieu, autorisent ces consécrations », explique-t-il.
Une équipe de NLSIU, a, après consultation de membres de la communauté des devadasis, commencé à établir un plan de lois, l’année dernière, pour enrayer ce problème. « La seule façon de totalement détruire cette pratique, c’est de s’assurer que les gens craignent vraiment la loi et la punition qui les attend s’ils s’y prêtent à cette pratique. Et le procédé de réintégration ne doit pas uniquement concerner les devadasis, étant donné que beaucoup d’entre elles sont maintenant mortes, et ont laissé derrière elles des orphelins. On peut ajouter que, pour que le tabou autour de cette tradition disparaisse entièrement, le procédé de réintégration doit aussi comprendre les trois générations qui suivent les devadasis, jusqu’à leurs arrières petits-enfants. »
De retour dans le bureau du KRDMVS, j’ai demandé aux devadasis présentes si elles sont en colère contre leurs parents, leurs parrains, ou même contre les dieux, pour leur avoir fait subir une telle torture. « Non », est la réponse unanime. « Pourquoi être en colère, ou se montrer violentes maintenant ? » demande l’une d’elle.
Une autre ajoute : « On n’a pas non plus le temps de réfléchir à ce qui nous est arrivé. Surtout quand on doit se préoccuper de la provenance de notre prochain repas, tous les jours. C’est à nous de nous en occuper, comme nous sommes toutes seules. »
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