Avec le Français qui possède les droits commerciaux du smiley

Il est difficile de savoir exactement où et comment, mais le smiley a forcément été inventé par quelqu’un, quelque part.

Les preuves historiques pointent en direction du graphiste américain Harvey Ball qui, en 1963, n’aurait perçu que 45 dollars (l’équivalent de 400 euros aujourd’hui) pour la création de ce petit visage souriant, commandé par la compagnie d’assurances State Mutual Life Assurance, qui souhaitait remonter le moral de ses employés à la suite d’un rachat hostile. Ball a dessiné le smiley – un œil plus gros que l’autre, coloré en jaune, un sourire figé et embelli par deux fossettes insolentes – en seulement dix minutes, avant que la compagnie ne le diffuse massivement par le biais d’innombrables badges et autres accessoires.

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Bien sûr, le smiley en tant que concept existait déjà bien avant – le moine tchèque Bernard Hennet en a intégré un dans sa signature en 1741, le poète Johannes V Jensen en a dessiné dans des lettres écrites à son éditeur en 1900 et, cette année, des archéologues ont mis la main sur une cruche en céramique datant du XVIIe siècle av. J.-C., sur laquelle est apparu, après la restauration, ce qui ressemble étrangement à un sourire – mais il a fallu attendre les années 1960 pour voir apparaître le smiley jaune et noir tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Ball n’a toutefois jamais déposé de copyright pour son logo. La première personne à l’avoir fait est le journaliste français Franklin Loufrani, qui dépose la marque « Smiley » en 1971 et l’utilise pour estampiller toute bonne nouvelle en une de France Soir.

Un raveur affublé d’un t-shirt smiley. (Capture d’écran via)

Le phénomène du smiley prend rapidement de l’ampleur. Dans les années 1970 et 1980, il est imprimé sur quelque support que ce soit : t-shirts, stylos, frisbees – surtout des frisbees. Arrivent ensuite l’acid house et le Second Summer of Love – à savoir un tas de mecs sous ecstasy en jogging Kappa – qui s’approprient le smiley en tant que logo non officiel.

Au milieu des années 1990, alors que le petit smiley jaune est si présent qu’il en devient presque archaïque, le fils de Franklin, Nicolas, rejoint la franchise et renverse la tendance, bâtissant une véritable fortune. SmileyWorld Ltd détient désormais les droits commerciaux du logo dans plus de 80 pays et réalise un chiffre d’affaires annuel de 265 millions de dollars.

Nous sommes au siège de SmileyWorld, à Londres, dans le quartier de Southwark, en pleine journée. Nous ne savons pas si les adolescents aiment ou non le smiley, nous allons donc essayer de le découvrir. Ce que les adolescents aiment : les snacks, quels qu’ils soient. Ce que les adolescents n’aiment pas : les céréales, quelles qu’elles soient. Les sacs à dos sont plus un truc de pré-ados ; les ados, eux, préfèrent les sacs en bandoulière. Ils aiment les t-shirts, mais seulement les t-shirts élégants : ils ont passé l’âge de porter un t-shirt ample estampillé d’un gros smiley jaune ; un subtil smiley noir brodé ton sur ton leur parle plus. L’emplacement, la taille et la couleur sont méticuleusement étudiés. Tableaux blancs, planches de style. Tout ici – tout – comporte un smiley ou a la forme d’un smiley.

Il est de fait quelque peu oppressant d’être bombardé de tant de positivité : il est très difficile d’être malheureux au bureau quand même les chaussures, les flasques et les théières vous sourient. « À quoi ressemblent les gueules de bois ici ? » je demande au directeur du marketing, Matt Winton. « Ouais, c’est… » Il regarde sa boîte repas, de couleur jaune criard, qui sourit de toutes ses dents. « Ouais. »

L’équipe de SmileyWorld planche sur une étude de marché : des adolescents français vont être enfermés dans une pièce pendant une heure et demi et interrogés sur les tendances qu’ils préfèrent. Au programme : smiley camouflage et smiley effet marbre. Le smiley minimaliste – smiley noir sur blanc, blanc sur blanc ou noir sur noir – sera également de la partie.

Collection Smiley x Anya Hindmarch. (Photo : SmileyWorld)

Le fonctionnement est plus ou moins le suivant : Smiley se réfère au WGSN (l’autorité mondiale en matière de veille, de tendances et de prospective) afin d’anticiper quelques saisons à l’avance (SmileyWorld travaille actuellement sur la collection 2019). Les employés sélectionnent une tendance à la pointe – par exemple, euh, l’imprimé jungle ? On a qu’à dire ça – et cherchent un moyen de l’intégrer au smiley et de le décliner sous différentes formes. Ils envoient ensuite les produits dérivés à diverses sociétés susceptibles de collaborer et leur concèdent une licence sur l’image. Ou bien ils réalisent des études de marché et commercialisent les produits sous leur marque interne, Smiley.

Smiley joue sur tous les tableaux. Sur une table, dans les locaux, se trouve un sac rempli de jouets pour enfants en plastique, ornés d’un smiley en 3D – ils ne coûtent que quelques centimes. Dans le coin de la pièce, en revanche, se trouvent les collections Moschino et Anya Hindmarch – qui coûtent bien plus que ça. Dès lors que vous en remarquez un, vous voyez des smileys partout : lorsque nous montons dans un Uber en direction de notre prochaine réunion, un assainisseur d’air souriant pend au rétroviseur.

Nicolas a réalisé un coup de maître en s’appropriant un logo issu du mouvement free party sur le déclin. C’est aussi lui qui a pris la décision de décliner le smiley sous plusieurs formes pour lui donner vie – visage triste, visage fâché, visage malade ou encore visage rieur. Il les a ensuite regroupés dans ce qu’il appelle son « Dictionnaire des Smileys » – une liste des icônes et autres glyphes qui constituent une sorte de supra-langage. Son invention de la fin des années 1990 a eu deux utilités : d’abord, elle a fait de SmileyWorld une véritable marque ; ensuite, elle a permis de poser les bases du langage des smileys et des émojis que nous connaissons et utilisons aujourd’hui.

« J’ai décidé de décliner le logo en beaucoup d’expressions différentes afin d’en faire une sorte de personnage vivant, explique Nicolas. La première étape a été de le concevoir en 3D, puis de lui donner des émotions. J’ai commencé à créer différentes catégories de smileys. Il faut en faire plus. C’est comme ça que sont nées les émoticônes. »

Le smiley au tournant du millénaire. (À gauche : William Conran/PA Archive/PA Images ; à droite : Peter Jordan/PA Archive/PA Images)

Tout cela s’est fait au moment de l’arrivée d’Internet : les chats comme AOL et MSN Messenger, qui comportaient leur propre petit clavier de dix smileys, ont marqué la transition entre les vieux smileys ASCII et les pictogrammes standardisés. Le dictionnaire de Nicolas n’en a été que la progression naturelle. En 2001, il publie une annonce promouvant « la naissance d’un nouveau langage universel » et numérise son dictionnaire. « C’est là que nous avons connu un essor, déclare-t-il. Nous avons vendu des millions de produits en ligne. »

En 1999, au Japon, des premières avancées ont eu lieu concernant le langage émoji, qui connaît actuellement son heure de gloire avec son propre film hollywoodien (7 % sur Rotten Tomatoes !). « Les deux langages partagent une langue commune mais ne sont pas pareils. « Ils ont une direction artistique différente, déclare Nicolas. Mais [les émojis] s’inspirent bel et bien de nos smileys. Ce sont des visages jaunes. Ils sont plus Kawaii, plus d’inspiration japonaise, mais ils ressemblent à ce que nous faisons. » Et depuis que les émojis ont commencé à gagner en popularité, les smileys en ont fait de même. « Ça a commencé vers 2010, quand Apple a commencé à inclure des émojis à la base Unicode. Puis ça a été repris par beaucoup de plates-formes Internet, avant de devenir un énorme phénomène. Un phénomène en perpétuel renouvellement. »

Nous nous trouvons désormais dans les locaux de Pretty Green, marque avec laquelle Smiley a collaboré en lançant une collection capsule de vestes et t-shirts estampillés du logo jaune afin de célébrer la culture musicale britannique. « Nous avons vraiment de la chance d’avoir participé à ce projet, explique Nicolas. La musique est une tendance constante – elle ne meurt jamais. » La prochaine étape consiste à associer le smiley au boom des campagnes de sensibilisation à la santé mentale. « Nous représentons trois tendances : le bonheur, la musique et les émojis – qui sont trois des plus grandes tendances culturelles du moment. C’est grâce à cela que nous restons pertinents ».

Des trucs Smiley que vous pouvez acheter pour chez vous, si vous voulez avoir des trucs Smiley chez vous. Photo : SmileyWorld

C’est ce qui constitue en partie l’appel durable du smiley : à chaque fois que vous le voyez, vous poussez un petit eh ! de reconnaissance. C’est ce qui lui permet de se positionner à cette intersection curieuse entre la marque à part entière et le pictogramme : la valeur de la marque, à savoir le « bonheur », ne passe jamais de mode. Elle puise dans notre côté primitif, celui qui s’illumine à la vue de la couleur jaune ou de la lumière du soleil, celui qui nous fait sourire quand d’autres personnes sourient. Cette étrange synapse infectieuse d’émotion positive – ces petits bonshommes jaunes qui vivent dans votre téléphone.

En parlant de ça, je demande à Nicolas quels sont les émojis qu’il utilise le plus. Une révélation : « J’utilise toujours les émoticônes old-school, en fait », me répond-il, avant de me montrer ses messages dans lesquels il tape réellement ses smileys à la main comme le fait votre mère.

Mon Dieu, toi, l’inventeur du smiley, tu utilises toujours des points et des parenthèses ?

Il faut que tu voies ma signature. Ma signature électronique.

Il me montre un smiley dactylographié, comme au bon vieux temps.

Même sur WhatsApp, j’utilise encore celui-ci. C’est un réflexe, tu vois ? C’est l’habitude.

Incroyable. Tous ces progrès. Pour rien.

:(

@joelgolby