Cet article fait partie d’une série VICE France « Esport : l’envers du décor ». Avec la professionnalisation de ce secteur, l’esport est devenu depuis quelques années le théâtre de débats complexes. On a rencontré des retraités, des jeunes prodiges, des syndicalistes et même des “theorycrafters” pour raconter ce qu’il se passe dans les coulisses de ce monde entre compétition et divertissement. Tous les articles sont à retrouver ici.
Au cours de sa longue carrière d’avocate, Ellen Zavian a défendu des centaines d’athlètes. Du fameux soccer états-unien au softball, en passant par le skate et le breakdance, elle a, à chaque fois, obtenu des avancées indispensables pour les sportifs professionnels. Mais, en 2018, lorsqu’elle s’est attaquée à l’esport et plus précisément à l’Overwatch League (OWL) à la demande d’un joueur, tout ne s’est pas déroulé comme d’habitude. Le syndicat de joueurs qu’elle avait en tête n’a jamais vu le jour.
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Tout était pourtant sur les rails. Des discussions avaient été engagées avec de nombreux professionnels du jeu de Blizzard, « beaucoup de joueurs me contactaient pour me dire qu’ils avaient besoin d’un groupe solidaire », raconte Ellen Zavian. Twitter, Reddit et la presse spécialisée causaient du projet. La scène Overwatch avait l’air prêt. Jusqu’à ce qu’un homme, l’agent de joueurs Ryan Morrison, parfois surnommé « l’avocat du jeu vidéo », ne s’oppose fermement à cette idée. « Il représentait 70% des joueurs professionnels d’Overwatch, se remémore Ellen Zavian. Un jour, il a dit : ‘Je suis un syndicat de facto.’ » Et tout s’est arrêté net.
« C’est un écosystème dans lequel il y a zéro conscience syndicale »
Ces dernières années, des tentatives infructueuses ou vidées de leur substance ont laissé penser que le syndicalisme et de manière générale le respect du droit du travail étaient finalement incompatibles avec la pratique du jeu vidéo à haut niveau. Mais face aux récents scandales sur les contrats frauduleux de certains esportifs, les nombreux cas de burnout, les répartitions discutables des revenus entre acteurs, il se pourrait que le vent soit en train de tourner. Et que ce milieu, qui se targue sans cesse d’être entré en phase de professionnalisation, tire enfin un trait sur une mentalité antisyndicale néfaste pour son équilibre.
L’idée que des travailleurs, en particulier des précaires comme le sont les joueurs professionnels, s’organisent pour collectivement faire valoir leurs droits ne semble pourtant pas être une idée saugrenue. Nombre de professionnels du secteur y sont même favorables. « Je pense que ce serait utile pour pouvoir encadrer l’esport, travailler ensemble sur des conditions équitables et meilleures pour tous, par exemple pour éviter les disparités de salaires », commente Adrien Viaud, ex-champion du monde sur Fifa aujourd’hui cadre du FC Nantes Esports.
Mais malgré toute la bonne volonté d’experts du milieu, de joueurs à la retraite ou encore en activité, de spécialistes du droit du sport et du travail, les obstacles sont conséquents et nombreux. Première difficulté, et non des moindres, « c’est un écosystème dans lequel il y a zéro conscience syndicale », lâche sèchement Nicolas Besombes. Le sociologue du sport a dirigé pendant quatre ans le collège des joueurs et des clubs associatifs de l’organisation France Esports.
« La plupart ont le statut d’auto-entrepreneur. Certains contrats permettent à des équipes de mettre fin à la prestation d’un joueur de manière unilatérale ou de baisser son salaire s’il est sur le banc »
Au sein de cette entité, créée pour porter les revendications des joueurs et les sensibiliser, il a vu des esportifs professionnels et semi-professionnels lui poser des questions pratiques en lien avec le droit du travail mais a eu du mal à les impliquer plus concrètement. « Les joueurs sont particulièrement jeunes quand ils sont en activité et à cet âge-là, les questions de droit du travail, de protection sociale ou de cotisation pour le chômage, leur passent au-dessus, poursuit Nicolas Besombes. Je ne connais aucun joueur qui serait prêt aujourd’hui à entrer dans un combat comme celui de monter un syndicat. »
Cette inexpérience professionnelle, couplée à un turnover manifeste auquel sont soumis à la fois les joueurs, les équipes et les jeux, rend inaudible et hors de propos le débat sur la création de syndicats. C’est pourtant précisément dans la lutte contre l’instabilité chronique du secteur que de tels outils seraient utiles, d’après Nicolas Besombes. Il en va de même pour le statut d’auto-entrepreneur, devenu la norme dans la contractualisation des joueurs professionnels. « Ça peut être un frein à la syndicalisation, mais ça devrait être un moteur. »
Récemment, le club français Atletec évoluant en Div2 sur League of Legends (LoL) a décidé de se séparer de son effectif complet et ce sans négocier avec les joueurs en amont. Cyril Bergès, agent de l’un des esportifs, affirme que ce dernier était en contrat de prestation de services avec l’équipe. « La plupart ont le statut d’auto-entrepreneur. Certains contrats permettent à des équipes de mettre fin à la prestation d’un joueur de manière unilatérale ou de baisser son salaire s’il est sur le banc. C’est forcément moins sécurisant mais ce sont de toute façon des contrats très courts en ERL (ligues européennes régionales). » Il faut ainsi évoluer à très haut niveau en LEC, explique-t-il, pour pouvoir prétendre à des contrats de salariat classiques sur deux ou trois ans.
Dans ces conditions, comment s’imposer, en tant que joueurs dans un rapport de force tourné à leur désavantage ? L’obstacle le plus important et le plus spécifique à l’esport relève encore de la composition de son écosystème et concerne un type d’acteur en particulier : les éditeurs des jeux. Sans eux, pas d’esport. Ce sont eux qui, tantôt Riot Games, tantôt Blizzard Entertainment ou Epic Games, mènent la danse. Ils fixent leurs règles aux équipes, qui fixent les leurs aux joueurs, laissant ces derniers au bas de la pyramide, là où leurs voix peinent à en atteindre le sommet.
Les esportifs essaient toutefois de se faire entendre, avec les maigres moyens à leur disposition. Depuis 2016, quelques « associations de joueurs » ont vu le jour : la NALCSPA pour les joueurs du championnat nord-américain de LoL, la CSPPA pour ceux de Counter-Strike: Global Offensive (CS:GO) et la FNPPA pour ceux de Fortnite. Elles sont facilement repérables à leurs acronymes terminant par les lettres PA (pour players’ association) et ont pour la plupart été fondées après ou pendant des épisodes de friction au sein des scènes compétitives.
En 2018, Scott « SirScoots » Smith a aidé les joueurs de Counter-Strike à monter leur association. Il raconte aujourd’hui les années de négociations et de rendez-vous sur Skype et se rappelle avec précision l’épisode controversé de l’histoire de CS:GO qui a conduit les esportifs à s’unir. D’un côté, la Professional Esports Association (PEA), une espèce de ligue NBA sur Counter-Strike créée et possédée en 2016 par sept équipes, et de l’autre, des joueurs nord-américains que la PEA a tenté d’empêcher de participer à l’ESL Pro League.
« Il y a des joueurs qui sont activistes et d’autres qui n’en ont rien à foutre. C’est un problème permanent »
Depuis cet événement, Européens et Américains se sont rassemblés et ont lancé la CSPPA, que Scott Smith conseille encore aujourd’hui. « L’association s’occupe de différents sujets : la qualité de vie des athlètes, le calendrier compétitif, ce à quoi les joueurs ont accès lorsqu’ils voyagent… Là-dessus, ainsi que sur les droits d’utilisation des images et noms des joueurs, nous avons des accords-cadre avec les organisateurs de tournois comme ESL et Flashpoint », explique le conseiller. C’est en effet à travers la CSPPA qu’ont pu être négociées certaines avancées, dont les pauses annuelles pour les esportifs.
Toutefois, si ces associations de joueurs sont des « premiers pas » vers une meilleure représentation des joueurs, elles ne sont pas infaillibles, estime l’avocate Ellen Zavian. « Du point de vue de la loi américaine, par exemple, les associations comme la NALCSPA n’ont pas le même statut juridique qu’un syndicat reconnu et n’ont donc pas accès aux outils légaux, observe-t-elle. Je pense que ce sont des bonnes initiatives mais, juridiquement, elles ne sont que des groupes de personnes qui demandent de l’attention. »
Pire, elles peuvent être montées par les éditeurs de jeux de façon à pacifier les ardeurs des joueurs. Jusque très récemment, la LCSPA nord-américaine était directement financée par Riot Games. Derrière l’évident conflit d’intérêts que ce type de dépendance pose, Ellen Zavian y voit une stratégie plus violente : « un outil de suppression de l’organisation collective ». Il semble quasiment impossible de discuter librement de conditions de travail ou de stabilité professionnelle tout en étant tributaire d’un des acteurs qu’on est censé confronter.
Derman « MOTOR » Özdemir a fait les frais de ce manque d’indépendance. En octobre 2019, alors qu’était officiellement annoncée la création d’une association représentant les joueurs de Fortnite, l’athlète turc était présenté comme l’un des membres du conseil de cette nouvelle entité baptisée FNPPA. Seulement, comme nous le révèle « MOTOR », il n’a depuis été convié nulle part. « Je n’ai jamais été invité par Epic Games au comité avec leurs représentants parce que j’ai publiquement déclaré à l’époque que l’état du jeu était absolument horrible. »
Alors, si ces formes d’organisation collective ne fonctionnent pas, il est peut-être temps pour l’esport de les repenser. Certains professionnels du secteur cherchent à impliquer davantage les joueurs dans ce qui peut leur sembler être une corvée. « Les joueurs qui sont en activité n’ont pas vraiment le temps de s’y intéresser, concède Nicolas Besombes. Leur rôle, c’est de gagner des championnats et si, on n’est pas derrière eux pour leur dire d’organiser des réunions, ils vont juste retourner s’entraîner. »
Si la CSPPA est régulièrement critiquée pour son manque de communication et sa passivité sur certains sujets, Scott Smith reconnaît qu’il est difficile d’intéresser tout le monde : « Il y a des joueurs qui sont activistes et d’autres qui n’en ont rien à foutre. C’est un problème permanent. » Depuis peu, l’association a mis en place une newsletter à destination de ses adhérents, explique-t-il. « Nous essayons d’être pédagogues, de les informer et de les garder impliqués. »
En France, le constat est le même et l’on se pose la question du modèle à adopter : un syndicat par équipe ? par jeu ? pour tous jeux confondus ? Selon ses membres, France Esports pourrait endosser ce rôle d’espace de négociations, les joueurs, les éditeurs, ainsi que les organisateurs de tournois et les équipes y étant représentés. Christine Fichot-Kev, élue au conseil d’administration de l’association, affirme : « C’est dans l’ADN de France Esports de porter la voix des joueurs auprès des autres acteurs de l’écosystème justement parce qu’on les a tous rassemblés autour de la table. » Quitte à faire de France Esports un syndicat de joueurs ? « Oui. Si nous on ne le fait pas, qui d’autre ? On a déjà cet esprit de syndicat, il nous manque le statut juridique, qu’on veut obtenir à terme », annonce Christine Fichot-Kev.
Pour les partisans de la syndicalisation dans l’esport, il s’agit désormais de patienter, tout en guettant les opportunités et les bons timings. « Vous pouvez repousser les syndicats mais les luttes avancent aujourd’hui, quoiqu’il arrive », assure d’une voix confiante Ellen Zavian. L’avocate estime d’ailleurs que l’intérêt des Jeux Olympiques pour l’esport pourrait amener un tout autre niveau de droits et de standards concernant le droit du travail. Et de conclure : « Ce milieu doit comprendre qu’avec la croissance, vient la responsabilité. »
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