Scoop : le demi-pamplemousse, les œufs durs mayo et les endives braisées au jambon qu’on vous a servis à la cantine tout au long de votre trépidante vie de demi-pensionnaire n’étaient probablement pas préparés sur place. La faute à votre enfance passée dans une grande ville et à la politique économique de l’établissement que vous fréquentiez en dépit des efforts de vos parents pour gruger la carte scolaire.
À l’époque, vous vous en foutiez un peu de ne pas manger des produits « en circuit court ». Au réfectoire, comme au goulag, le plus important c’était surtout de ne pas attirer l’attention en se vautrant avec son plateau et d’avoir assez de quignons de pain pour se mettre bien. Aujourd’hui, rien n’a vraiment changé et la plupart des cantines assurent la mise en place et le réchauffement de menus confectionnés ailleurs.
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Pour aller à l’origine de la bouffe servie dans les écoles, il faut donc remonter la chaîne alimentaire de la sous-traitance jusqu’aux fourneaux impersonnels des fournisseurs. C’est ce qu’a fait Jean-Marc Troubet, alias Troubs, dessinateur et auteur, en investissant pendant quelques semaines une cuisine centrale située dans la ZAC de Nombel, à Sainte-Livrade-sur-Lot.
« À la base, c’était une idée de l’association Pollen, une résidence d’artiste en milieu rural. On m’a proposé de me greffer à un programme d’accompagnement éducatif, raconte Troubs. J’avais le choix entre différentes structures et je suis tombé sur la cuisine centrale. L’accueil et l’ambiance étaient si exceptionnels que j’ai décidé de rester en immersion. J’avais carte blanche et j’ai simplement dessiné ce qu’il se passait et les gens rencontrés. »
« Mettre un prénom sur ces anonymes en charlotte et sabots qui manipulent les marmites »
De cette expérience, Troubs en a tiré une BD, Cuisine centrale, publiée le 5 juin. Un reportage dans lequel il raconte le quotidien de la brigade. Moins intéressé par la nourriture en batterie qui y est produite – puis livrée aux écoles, Ehpad ou à destination des « buffets pour pince-fesses » du coin – que par les hommes et les femmes qui la préparent.
La cuisine centrale choisie par le dessinateur fait partie des établissements et service d’aide par le travail (ESAT), une structure imaginée au début du XXe siècle pour accompagner les personnes en situation de handicap – en l’occurrence les « gueules cassées » de la Première Guerre mondiale – et leur permettre notamment d’exercer un taf quand ils ne peuvent pas le faire dans une entreprise « normale ».
Troubs explique avoir voulu mettre un prénom sur ces anonymes en charlotte et sabots qui manipulent les marmites. Parmi eux, on trouve Eric, le chef-cuisinier, Rémy qui remplit le steamer de légumes et Jordan qui les mixe. Nathalie qui emballe la marchandise, Martine qui s’occupe de sa traçabilité ou Jean-Jacques qui gère les livraisons et philosophe sur le gaspillage alimentaire. Les membres de la brigade se répartissent les tâches en fonction des capacités de chacun.
« Il y a un côté très pro parce que produire des repas, c’est un vrai boulot, souligne Troubs. Et puis il y a aussi des gens qui ne font presque rien mais qui donne l’impression que, sans eux, ça ne marcherait pas. Certains sont là depuis des années et ont emmagasiné une expérience non négligeable, d’autres ont appris à conduire. Il y a une espèce de valorisation de l’individu par le travail qui fait rêver. »
Une pointe de nostalgie dans la voix, Troubs décrit la cuisine comme un espace sous cloche. Cornaquée par deux animatrices qui gèrent les problèmes au quotidien – « tout le monde écoute tout le monde, donc les rares moments de tensions sont immédiatement désamorcés » – la brigade est soudée. « Ce sont des gens qui sont arrivés là par accident de la vie ou problèmes familiaux, à qui on a répété qu’ils n’étaient pas adaptés à la société, mais qui font preuve d’une entraide incroyable. »
Au-delà des vertus collectives de l’activité, Troubs invoque la vie au foyer et l’habitude d’être ensemble pour expliquer l’élan de solidarité dont il a été témoin au sein de la cuisine « emplie de l’extraordinaire sensibilité des travailleurs qui la font vivre ».
Dans cette zone périurbaine pas si éloignée de la fameuse « France des ronds-points », îlot de bitume composé de bâtiments aux allures de préfabriqués perdu au millier des vergers et des parcelles agricoles, la cuisine centrale cache une insoupçonnable humanité. « Au fil du temps, on se rend compte que le parcours des personnes est bien plus intéressant à raconter que l’aspect technique de leur travail, que les rencontres comptent plus que le produit final, conclut Troubs. Il fallait leur rendre hommage. En plus, maintenant, j’ai une bande de copains qui m’invitent à bouffer tous les midis. »
Cuisine centrale de Troubs, aux éditions Les Requins Marteaux, 13 euros.
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