Christian Carrard voue un culte obsessionnel à l’œuvre du cuisinier Paul Bocuse. Tous les ans depuis 2009, cet expert en tarification hospitalière, marié et père de famille, casse le petit cochon jaune qui lui sert d’épargne pour se payer le pèlerinage lyonnais avec son épouse. Le coup d’envoi est donné à la maison mère, l’Auberge du Pont de Collonges, et se termine à l’Ouest Express, « une sorte de Mc Do à la mode de Monsieur Paul, avec des produits du terroir ».
Un budget d’environ mille euros pour deux jours d’agapes : « Chez lui [Paul Bocuse], c’est peu sur l’addition, tout dans l’assiette. Pas le genre à vous couper un petit pois en quatre. Contrairement à ses pairs, c’est un homme simple, plus à l’aise avec les petites gens comme nous qu’avec les grands de ce monde. Et ses brigades, c’est l’horlogerie suisse. La précision et l’excellence partout. Il exige beaucoup, mais il est le premier à donner l’exemple. »
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Mais le gras du festin n’a pas lieu en terre sainte. C’est à Yverdon, en Suisse, que s’exerce la passion de Christian Carrard, dans un appartement aux murs blancs où trône encore la décoration pascale : lapins en peluche et cloches en porcelaine. Les fenêtres donnent sur une flaque de pelouse, avec, en perspective, un pont autoroutier, des blocs d’immeubles et les cimes du Jura. Pour recevoir les journalistes, le dévoué a dressé son totem. Des blouses dédicacées, des tabliers, des cartes de vœux, des assiettes siglées et des livres : ceux du maître et les siens, auto publiés. L’un d’eux retrace toutes les actions entreprises pour atteindre le saint Graal.
Pourquoi pas créer un fan club ? Elvis Presley, Johnny Hallyday sont connus à l’international. En France, Paul Bocuse est plus célèbre que la tour Eiffel.
Car depuis 2009 et son « coup de foudre gourmand », Christian Carrard s’épuise en courriers et démarches pour que le guide Michelin, qui distribue jalousement ses bons points, auréole « Monsieur Paul » d’une quatrième étoile, fut-elle virtuelle. Du côté du guide rouge, la réponse est courtoise mais ferme : « Soyez assuré que vos différentes requêtes ont bien été enregistrées par nos services, mais actuellement le Guide MICHELIN n’envisage aucun changement dans son système de classement. »
En prévision de notre interview, Christian Carrard nous a envoyé une lourde enveloppe en papier kraft qui contenait une dizaine de dossiers sous pochettes plastiques : « en cours », « actions », « résultats positifs », « correspondances ». Et puis, une fois chez lui, il nous a montré son chef d’œuvre : le fameux livre auto-édité à deux exemplaires qui raconte sa croisade. À la recherche de la 4 ème étoile, mon combat pour Paul Bocuse est un rêve journalistique : l’histoire d’une marotte zélée mise au service d’une cause perdue.
Car Christian Carrard n’est pas dupe. Il a cerné l’ennemi : « Il ne faut pas être pressé avec les Français, il faut les relancer. » En attendant de faire céder la digue, le « petit Suisse » a trouvé une parade. Sur une suggestion du fils de Paul Bocuse, gestionnaire aux États-Unis des franchises du père, il veut créer les « Bib » pour distinguer les établissements qui ont trois étoiles et qui durent, exactement comme les pneus Michelin.
Dans sa lancée, il s’est aussi permis de suggérer à la ville de Lyon de créer un musée « Paul Bocuse » et une statue à l’effigie du « Chef du siècle » devant les Halles qui portent déjà son nom. Il a écrit aux villes de Paris et Genève pour leur proposer d’ « implanter un panneau signalétique », à Nicolas Sarkozy puis à François Hollande pour les presser de lui remettre le titre de Grand Officier de l’ordre national du Mérite. Il a incité le Larousse a lui faire une entrée dans le dictionnaire des noms propres. Il a sollicité les appuis médiatiques, entre autres, de la presse suisse, d’Estelle Denis, de la direction des divertissements de TF1, de M6 ou de Claire Chazal. Il s’est même embarqué dans une demande de parrainage auprès des grands chefs étoilés… À laquelle certains réagiront en l’accusant d’être payé par « Monsieur Paul » pour mener sa campagne.
L’important pour Christian Carrard, c’est que « Monsieur Paul » soit reconnu à la hauteur de son œuvre.
Calomnie. Ce que Christian Carrard fait, il le fait sans attentes, « par pure amitié ». La plupart de ses démarches reçoivent des réponses négatives, même si certaines finissent par aboutir. Entre-temps, Paul Bocuse a reçu des médailles, son entrée au Larousse et un buste à son effigie devant l’office du tourisme de Lyon, mais Christian Carrard n’a jamais été crédité : « Je ne veux pas m’attribuer le mérite de ces actions, mais je les encourage depuis longtemps. » En attendant, il aimerait créer un fan-club. « Pourquoi pas ? Elvis Presley, Johnny Hallyday sont connus à l’international. En France, Paul Bocuse est plus célèbre que la tour Eiffel. Plusieurs milliers de gastronomes visitent chaque jour ses pages Internet. »
À Collonges, on connaît son combat, même si la direction se garde d’intervenir, « pour des questions d’image ». Peu importe. L’important pour Christian Carrard, c’est que « Monsieur Paul » soit reconnu à la hauteur de son œuvre. Il se contente du reste : « Ce petit Suisse qui pense à lui, ça le ravit beaucoup, » dit-il en exhibant les lettres de remerciement. Au mieux son dévoué espère-t-il pouvoir « toucher sa main » une dernière fois lors de sa prochaine visite à l’Auberge.
Il y a trois ans que Paul Bocuse, 90 ans, passablement diminué, n’est pas venu le saluer à sa table.
Cet article a été initialement publié sur Munchies France en 2016 sous le titre « Dans ses yeux brille l’ultime étoile ». La rédaction de Munchies rend hommage à Paul Bocuse, un chef qui a considérablement marqué l’histoire de la cuisine moderne et transformé, de facto, son traitement médiatique.