Je ne sais pas exactement à quel moment je me suis rendu compte que j’avais ce handicap social. J’imagine que ça remonte à l’enfance, comme la plupart des problèmes. J’étais une enfant active — on l’était tous, non? Ma mère m’a raconté dernièrement que, quand j’étais petite, je donnais des spectacles devant la famille — ce que je ne me rappelle pas — et que j’adorais ça.
À cet âge-là, j’avais très hâte d’entrer à l’école primaire, de me faire de nouveaux amis. Mais quand j’y suis entrée, j’ai perdu mes illusions. Sans que je sache pourquoi, je suis devenue la fille que les enfants harcelaient. La cible de presque tous les enfants, pas seulement de ceux qui m’intimidaient régulièrement. Chaque matin, dans l’autobus scolaire, on me forçait à m’asseoir par terre près de la poubelle à côté du chauffeur. Et le chauffeur ne s’en occupait pas. Peut-être qu’il se concentrait sur la route, que cette responsabilité dépassait en importance ma santé mentale ou physique, ou encore qu’il s’en fichait éperdument. Je vote pour la dernière hypothèse. Je ne pouvais pas m’asseoir sur un banc. Si j’essayais, on s’en prendrait à moi, et je me rappelle que j’avais très peur de ça. C’est à ce moment que j’ai commencé à me dire que le monde était méchant et que je ne pouvais pas leur faire confiance. Je pensais aussi que je ne valais pas plus qu’une poubelle. En deuxième année, ma professeure s’y est mise elle aussi : elle a dit à mes parents que j’étais « retardée » parce qu’en classe, je ne faisais que dessiner des personnages de Sailor Moon. Les adultes aussi étaient contre moi maintenant? Si je ne pouvais compter sur personne, il valait mieux rester à l’écart.
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J’ai essayé de m’intégrer. Vraiment essayé. C’était difficile dans une école privée : si on était d’une famille de la classe moyenne, il n’y avait aucun moyen d’être populaire. C’était comme ça. Tu faisais du ski les week-ends? Ton père était chirurgien? On te donnait ton billet d’entrée dans le groupe. Comme mes parents avaient investi toutes leurs économies dans mon éducation, nous ne passions pas les vacances à des endroits comme Cancún. Après l’école primaire, j’ai supplié mes parents de m’envoyer loin de tous ceux qui avaient été méchants avec moi à cette école, espérant aboutir dans une école secondaire de l’est de Montréal. Ils ont accepté.
Je suis allée dans une autre école, privée elle aussi, mais différente, dans un quartier moins riche. Par contre, je devais prendre deux bus et marcher une heure chaque jour pour m’y rendre. Il y avait là aussi des cliques, formées surtout autour du sport, parce que le sport avait une place importante dans cette école — dans ma vie pas du tout. J’ai donc choisi le programme de musique, et j’ai malgré tout eu beaucoup de mal à m’intégrer. En plus des obligations scolaires et sociales, je ne savais pas trop quoi faire avec mon corps qui changeait, ni comment me mettre du eye-liner sans avoir l’air d’une membre honoraire de KISS. C’étaient des sentiments normaux à l’adolescence, mais ils prenaient une envergure démesurée parce que j’étais exclue. Quand je me suis rendu compte que, même dans le programme de musique, on se moquait de moi, je me suis tournée vers internet. J’avais l’impression que c’était un refuge plus sûr pour une introvertie comme moi.
On était en 2005 et Bright Eyes était tout pour moi. J’avais appris le langage HTML et je m’amusais beaucoup à créer des sites web, dont une page MySpace, que j’ai réalisée seule. Je jouais à Emogame pour connaître les nouvelles chansons, les nouveaux groupes. J’aimais les groupes que personne autour de moi ne connaissait. J’allais à des concerts pour voir si je cadrais dans ce monde. Mais, même aux concerts hardcores, j’étais toujours l’amie de la jolie fille, la laide à côté de laquelle les autres pouvaient se mettre en valeur. Celle à qui les gars straight edge disaient : « Hey, t’es pas comme sur internet, ha ha. Comment va ton amie Chose? » Je pense qu’il y a un nom pour ça. De toute façon, même au milieu de weirdos, j’étais exclue.
Ce sentiment de rejet grandit avec les années. On se sent comme si on ne pouvait pas faire confiance à qui que ce soit. On est souvent seul dans les partys et on ressent tout beaucoup trop fort. J’avais l’impression que, peut-être, j’étais de trop. Au cours de cette période, j’ai eu des relations correctes, quelques bons amis et mes cheveux revenaient à leur couleur naturelle. J’étais au cégep (l’endroit où les rêves se brisent, selon moi quand j’y étais) et je faisais partie d’un groupe. J’ai fini par le quitter parce que, franchement, c’était plutôt un projet solo déguisé en groupe et que j’avais toujours voulu écrire mes propres chansons. Ce que j’ai fait. Je les ai mises en ligne sur MySpace et on m’a découverte. C’était étrange. J’ai réalisé un album et puis voilà : on m’a connue sous le nom de Cœur de pirate. Ma face s’est retrouvée partout en quelques mois, sur les encarts et les affiches à Montréal et en France.
Mon succès n’a pas été aussi retentissant que celui de Justin Bieber. Il a été modéré et graduel. Par contre, même cette petite dose d’attention à 19 ans m’a écrasée. Je ne savais pas pourquoi le monde voulait tant tout savoir sur moi. Je ne comprenais pas. J’avais été invisible toute ma vie et, soudain, on voulait savoir pourquoi j’avais écrit ces choses dans mes chansons? Bien, honnêtement, je peux maintenant répondre que c’est parce qu’avant, personne ne m’écoutait.
Mon anxiété prenait toute la place. Chaque fois que quelqu’un dans la rue voulait prendre une photo avec moi, j’étais terrifiée. Quand je devais monter sur scène, je me cachais derrière le piano, comme s’il allait me protéger. Mais non. Ma vie est vite devenue publique. Des photos de moi nue, mes erreurs, ma famille, mes amours, tout est devenu accessible. Pour une personne qui n’était pas préparée à y faire face, qui était encore une étudiante, qui vivait toujours chez ses parents… c’était assez pour causer des dommages substantiels.
Je pense que c’est pour ça que je me referme sur moi-même chaque fois que je suis dans une pièce remplie de monde. Le manque de confiance est à l’origine de mon anxiété sociale. C’est fascinant, parce que, sur scène, je contrôle tout. Là-haut, je suis une version différente de moi-même, une meilleure version, probablement pour compenser le manque de contrôle perçu et historique dans ma vie de tous les jours. Pour me débarrasser de cette peur, j’ai dû me tourner vers l’abus de substances et l’insouciance, je me suis entourée de personnes qui ont fait très peu pour diminuer cette peur, et essayé de la contrôler de façons différentes et étranges… mais c’est ce que je continuerai de vous raconter dans les prochains textes de cette chronique.