Au climax d’une Concrete, au Berghain et ce soir sur la scène de la Gaîté Lyrique… Deena Abdelwahed tisse depuis quelques années un fil rouge tendu entre Tunis, Toulouse, où elle vit désormais, et parfois Berlin. Loin des conneries exotiques que vous pourrez lire sur elle – non, Deena n’est pas le porte-voix de la nouvelle de la techno orientale –, sachez que la productrice de trente piges est d’abord une grosse geek, issue de la scène expérimentale tunisoise, celle qui aime se réunir au fond d’une cimenterie pour un set minimal. Sœur d’arme de collectifs bien vénères comme World Full Of Bass ou Arabstazy, Deena Abdewahed fait désormais cavalière seule.
Fin d’année dernière, elle a charbonné dans sa chambre Khonnar (ça se prononce « Rhonnar »), premier album cérébral et païen, aux confins du club et de la musique industrielle, du mantra et de la cérémonie occulte, sorti en toute fin d’année dernière chez InFiné, et accessoirement l’un des meilleurs disques tous genres confondus de 2018. En attendant la sortie de son EP de remixes du tube « Tawa », fin février 2019, et 24 heures avant son live sur les planches de la Gaîté Lyrique, on est revenu avec elle sur le lâcher-prise, sa vision de la musique, les gros synthés et surtout pas les questions queer et orientalistes.
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Noisey : Salut Deena, on te voit aujourd’hui à Paris, tu y es de plus en plus avec ta résidence chez Concrete, comment ça se passe là-bas ?
Deena Abdelwahed : C’est super cool. Concrete, c’est une parenthèse festive dans mon travail. C’est un moment hyper-spontané, où je peux tester mes derniers titres téléchargés. Après j’ai un créneau de deux à trois heures, je fait le 23h à 2h là-bas, donc les gens y sont encore attentifs, c’est pas encore des zombies affamés. Et puis comme je joue au début de soirée, j’ai affaire à des gens d’une trentaine d’année, les plus jeunes, genre vingt ans, ils arrivent plus tard, quand j’arrête de jouer. Mais je reste avec eux jusqu’à la fin dans les cas !
Tu pourrais nous faire un tuto live pour les plus jeunes justement ? Le terme est tellement galvaudé qu’une petite mise à jour s’impose…
Le live pour moi, ça signifie orchestrer mes morceaux à l’instinct. En gros ce soir, j’arrive avec mon set de pistes à disposition, et je m’en sers pour arranger les titres de Khonnar, dans des versions différentes que celle de l’album. Le fait de jouer en live pour moi, c’est principalement jouer des effets, des couleurs et des paramètres des synthés, librement. Ma musique ne se soumet pas à une structure conventionnelle du type intro, puis verse 1, refrain, verse 2 puis refrain à nouveau etc. Dans ce que je propose, il y a trop de pistes qui s’entrechoquent et qui prennent le relais les unes sur les autres pour que je puisse en livrer une reproduction fidèle en temps réel. C’est un tel millefeuille qu’il faudrait que l’on soit plusieurs pour tout interpréter en live et en entier. D’autant que demain je chante en plus, alors laisse tomber il faudrait que j’ai dix bras.
En fait, la définition du live dépend vachement de l’expérience que tu veux partager avec les gens. Dans le rock par exemple, ce que tu cherches à montrer, c’est une technicité instrumentale, tu montres quelque chose lié au muscle, au geste, au jeu. À l’inverse, dans l’électro, tu vas trouver des gens qui arrivent sur scène avec juste une boucle ou une fréquence et, à partir de ce simple son, vont réussir, à force de triturations, à construire et à déployer toute une masse sonore pendant une ou deux heures, de façon quasiment autonome. Ce que je propose n’est pas assez répétitif ni progressif pour être joué ainsi. Moi, ce que je veux montrer au public, c’est l’arrangement d’un morceau. Je veux partager l’expérience d’une espèce de cuisine, dans laquelle je teinte mes tracks. L’exercice est hyper intense et demande vachement d’organisation et de concentration.
De l’organisation, on imagine qu’il t’en a fallu pas mal pour mettre en boîte Khonnar. L’album est hyper cérébral, et en même temps assez agressif. C’est très réussi.
Merci ! En fait, j’avais déjà deux trois titres composés à à l’époque à Tunis, mais en gros tout a été composé dans ma chambre à Toulouse. J’ai des rythmiques dans la tête, je les rentre dans Ableton, je les oublie, je retourne dedans. Je fais des allers-retours dans cette matière, dans laquelle tu peux trouver un peu de derbouka, des boucles de trucs tounsi… En général, je reproduis tout au TR-808 de façon à ce que ça donne sens aux autres séquences. Le truc c’est que j’ai mis du temps à être prête à coffrer cet album. Je ne voulais pas d’un album clubby. J’avais envie d’une écriture chargée, agressive en même temps aussi c’est vrai.
J’imagines que tu n’es pas au niveau d’intensité de l’album dès que tu te réveilles… Comment tu fais pour être constante, et être cohérente émotionnellement sur un même track dont la composition s’étale sur plusieurs jours ?
Là, il n’y a pas mille façons de faire. Si au réveil, je capte que je ne suis pas au niveau du morceau que je dois finir, en terme d’intensité comme tu dis… alors j’arrête. Je sors de chez moi, je vais chercher des bières et j’attends que la nuit tombe [Rires]. Et là je passe la nuit dessus, avec un peu d’alcool. Ça va te désinhiber juste ce qu’il te faut et t’amener le groove nécessaire. Bon, n’exagérons pas hein, lorsque je travaille, je suis sobre, mais décapsuler une bière, ça permet d’impulser la charge de départ, de kicker l’idée, de voir ce que le morceau a dans le ventre.
Est-ce difficile de composer un album seule ?
Ouais, c’est hyper dur. Lâcher prise sur les morceaux, pour moi c’est un vrai combat. Lorsque tu es seule face à ta musique c’est encore pire. D’autant que je suis hantée par des idées de morceaux, tout le temps. Et puis je me considère encore comme une novice dans ce game. À la différence des autres artistes, à qui les directeurs artistiques doivent souvent courir après pour récupérer des morceaux, je sollicite au contraire vachement mon label. J’envoie beaucoup de sons à Alex en fait [Alexandre Cazac, un des co-fondateurs du label InFiné, NDLR]. D’ailleurs, c’est sur les conseils d’Alex que je suis partie finaliser mon album à Barcelone, chez Edu Tarradas, aka Clip. Edu est un super arrangeur, il a des Prophet à 2000 balles. Ça nous a permis de remplacer pas mal de sons initiaux par du synthétiseur, avec un gros son. Les copains d’Ital Tek ou Kuedo, ces gens-là, quand ils mettent du synthé dans leurs morceaux, c’est pas pour rigoler.
Je voulais le même rendu sur Khonnar, des grosses embardées synth-wave, bien massives. Et puis je vois la musique différemment aujourd’hui. Comme tu le sais, à la base je viens de la musique expérimentale tunisienne. Là-bas comme ici, cette scène reste quand même hyper fermée, et bien radicale. Ce qui est très bien, mais je t’avoue être revenue du truc, genre « je fais ma musique, vous aimez ou pas je m’en bas les couilles ». Loin de vouloir lécher des culs et rester bloquée dans un consensus de merde, je veux désormais aller plus vers les gens avec ma musique. Ce qui est beaucoup plus difficile finalement. Si tu t’affirmes un peu frontalement, niveau identité c’est fort, et ça va te marquer directement c’est clair. Mais l’idée c’est quand même d’aller vers le public. Et de partager avec générosité quelque chose de différent que le mainstream qui nous pourrit les oreilles. Si tu ne fais pas ça, tu sers à rien. Donc, je m’entoure, j’écoute l’avis des autres. Ça c’est nouveau pour moi. C’est venu de ma rencontre avec InFiné, le fait de jouer ailleurs aussi, de découvrir plein de scènes différentes.
Tu dirais qu’InFiné a adouci ton rapport à la musique ?
Oui c’est sûr. Mais dis-toi que je ne connaissais même pas InFiné avant d’y signer en fait ! J’ai maté le catalogue, j’ai vu des trucs de classique ou de jazz, j’ai halluciné ! [Rires]. En vrai, j’ai de la chance qu’InFiné s’intéresse à ma musique. Je le pense vraiment.
La résidence à Concrete, InFiné, Boiler Room, Berghain et les dates de partout… Tu es satisfaite de tes choix ? Ça s’enchaîne depuis deux ans pour toi.
Ça va vite. Très vite. Quand je vois la cadence aujourd’hui, je me demande ce que ce sera demain pour moi ! J’aimerais freiner des quatre fers, mais j’ai cru comprendre que ça n’était pas vraiment au programme. D’un côté c’est génial, de l’autre, j’ai l’impression d’être passée de fan à « artiste qu’on écoute » en un claquement de doigts. Je n’ai pas vu le truc se faire. C’est très étrange comme sentiment. C’est mêlé en fait, j’ai encore plein de doutes, j’ai encore l’impression que je ne mérite pas tout ça, que je n’ai pas assez profité… Bon en même temps qu’est-ce que ça signifie « profiter » ? Mais ouais, je me prends beaucoup la tête sur chacun de mes choix, alors que je suis entourée de gens qui bossent 24h/24 et 7 jours / 7 pour ma musique, donc ma position est un peu schizo effectivement.
En même temps c’est ça qui te permet de jouer à la Gaîté ce soir, d’être au CTM ce week-end…
Bien sûr, et je suis évidemment très heureuse de tout ça. Mais, en même temps que ma carrière avance, je deviens inaccessible pour une partie de la scène underground dont je suis issue. Et ça, ça me désole. Et puis il ne faut pas se leurrer, musicalement je trouve moins de temps pour me nourrir. Se dégager du temps de qualité pour digger sur SoundCloud ou Bandcamp, ça devient difficile quand tu vis dans les gares ou les aéroports. Parfois, je n’écoute des morceaux en entier que lors de mes mixes, parce que je n’ai pas eu le temps de me poser correctement avant pour le faire. Je ne veux pas jouer des playlists de l’année dernière. Mais bon, là l’album est fini, le live va suivre et je vais bientôt pouvoir retrouver un peu de vide cérébral… Et puis ça va me permettre de me replonger à nouveau dans des expériences collectives, de redistribuer un peu l’attention qu’on me donne actuellement sur des gens dont j’admire le travail. Et avec qui j’ai envie de collaborer. Je pense à Basile3 qui est à Marseille ou à une meuf comme Flore de Polaar, dont le travail défonce et qui est largement sous-estimé ici.
Tu as remarqué ? On a fait toute l’interview sans évoquer les thématiques Queer et musique arabes !
Je n’ai aucun problèmes à évoquer la culture Queer ou la Tunisie dans la mesure où c’est chevillé avec ma production musicale. Deena Abdelwahed, c’est de la musique d’abord. Ce qui m’ennuie, c’est quand on me réduit uniquement à ça. Comme ce matin, lorsqu’un journaliste, en guise d’intro, m’a demandé de lui parler des musiques orientales. Hey attend on est en train d’en parler là ?
L’album Khonnar de Deena Abdelwahed est sorti en novembre dernier sur InFiné.
Elle jouera ce soir à Paris à la Gaîté Lyrique. Toutes les infos sont disponibles ici.
Théophile Pillault est sur Twitter.