Avec l’homme qui répare les femmes

Il a l’aura sereine d’un Nelson Mandela, ce halo de bienveillance qui semble envelopper quelques rares hommes. Le docteur Denis Mukwege est né à Bukavu, à l’est de la République Démocratique du Congo. Venu faire ses études de gynécologie-obstétrique en France, il fait le choix de retourner exercer dans son pays, afin d’aider les femmes lors d’accouchements difficiles. En 1996, il échappe à la destruction de l’hôpital de Lemera, où il est médecin chef. Il s’installe par la suite dans sa ville natale, où il crée l’hôpital Panzi en 1999. La mortalité en couche n’est alors plus son problème principal. Des femmes se présentent à lui avec l’appareil génital totalement détruit. Il pense d’abord qu’il s’agit là de cas exceptionnels, avant de comprendre que ces mutilations marquent le début d’un cercle sans fin. Depuis plus de 15 ans, il n’a de cesse de soigner les blessures de ces femmes victimes de viols en République Démocratique du Congo.

Mukwege échappera à plusieurs tentatives d’assassinat, dont la dernière en 2012, où l’un de ses proches est tué. Il s’exilera un temps, indécis, avant d’être réclamé par les femmes de son pays, qui se cotisent même pour qu’il revienne. Depuis, il les soigne à nouveau à l’hôpital Panzi, constamment sous protection des Casques Bleus. Et quand il ne soigne pas, c’est pour mieux aller clamer aux grands de ce monde l’horreur à laquelle il assiste chaque jour. Retracer ainsi le parcours et le combat de cet homme qui cherche à répandre le bien au milieu de l’enfer, c’est l’objet du documentaire intitulé L’Homme qui répare les femmes, la colère d’Hippocrate, co-réalisé par Thierry Michel et Colette Braeckman.

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Les réalisateurs y retracent le parcours d’un homme qui marche à contre-courant de l’ouragan sanglant qui assaille son pays depuis des décennies. En filigrane de son parcours de médecin se devinent les contours d’un pays meurtri, pris au piège d’un conflit redoutable dont le nerf est, évidemment, l’argent. Depuis 20 ans, la beauté du pays est salie par la cupidité des hommes, et ses riches minerais attirent toutes les convoitises de milices et de mafias qui déploient avec une inhumanité inconcevable une arme de guerre redoutable : le viol.

Le documentaire est brut, à la fois dur et empathique. Les femmes qui y sont présentées n’ont plus aucun recours. Un demi-million de femmes auraient été victimes de viols, par des militaires congolais, des milices, des mercenaires, des Tutsis rwandais réfugiés en RDC et des Hutus.

J’ai rencontré le docteur Denis Mukwege le soir de la projection presse du documentaire, alors qu’il était accompagné du co-réalisateur Thierry Michel et de gynécologues français tels que son mentor Jacques Lansac, président du Fonds pour la santé des femmes. Sans sa blouse de chirurgien, vêtu d’un élégant costume et d’une cravate bordeaux, la douceur du visage de Denis Mukwege fait vaciller. Il raconte la fulgurante évidence qui l’a saisi un jour « de sortir de son hôpital pour aller parler au monde. » Il évoque aussi ce jour où, penché sur sa table d’opération, il a réalisé qu’il soignait une petite fille violée de 8 ans, elle-même née de viol.

Il insiste aussi sur la nécessité de ne pas négliger le versant psychologique. « Après ces viols en public avec des tortures, il faut aussi faire accepter la chirurgie, qui est également un traumatisme… Il faut que ces femmes soient suffisamment solides psychologiquement. Nous avons donc associé à notre action des psychologues et assistantes sociales, car après l’opération il faut pouvoir les rendre “autonomes”, les aider à réintégrer leur communauté avec des médiations. Il faut également réaliser des médiations familiales car les enfants nés de viols ne sont pas aimés… Enfin, le plus compliqué, c’est le souci de justice. Même si nous ne sommes pas dans un état de droit, certaines femmes courageuses, lorsqu’elles vont mieux, reviennent vers nous en nous disant “Je connais la personne qui m’a fait ça, je voudrais que justice soit faite”. Cette chirurgie essaye d’amener la restauration de la dignité des femmes ».

À l’heure actuelle, les lois nationales et internationales ne répondent toujours pas à l’appel de ces femmes qui redressent aujourd’hui la tête. Dans ce documentaire, on ne peut qu’être subjugué par la force de ces femmes. Thierry Michel assure qu’elles désiraient parler, qu’elles souhaitaient que la caméra tourne, pour que le monde les entende enfin.

Je me remémore le Dr Mukwege, devant toutes les plus grandes assemblées du monde, les plus grands responsables politiques, plaider la cause d’un pays aux plaies ruisselantes, dévoiler à voix haute les horreurs qui se cachent sous la verdoyante forêt de la RDC. Je revois ces chaises désespérément vides sur lesquelles la caméra s’arrêtait, le désengagement, le déni des membres du gouvernement congolais face à cette vérité féroce. Comme le résume parfaitement Mukwege, « l’impunité pérennise la barbarie. »

Le gynécologue laisse beaucoup la parole à son réalisateur, prolixe. Mais parfois, sa voix s’élève pour dévoiler l’innommable. Il évoque cette femme que l’on a éventrée pour extraire ses bébés vivants. 48 heures plus tôt, il avait pratiqué son échographie et lui avait annoncé qu’elle portait des jumeaux. Le professeur Lansac insiste : « il faut enrayer cette autodestruction car saborder l’humanité des femmes, c’est détruire l’humanité tout court. »

La complexité géopolitique d’une telle situation interpelle forcément. D’autant que les Nations unies ont listé les noms des présumés criminels. Mais, au nom de l’amnistie, « des chefs rebelles qui s’étaient autoproclamés généraux, coupables des pires exactions, ont été introduits dans l’armée avec leur grade. Les commanditaires des atrocités se pavanent à présent dans l’armée. Les enfants soldats aussi ont été réintégrés. C’est une situation hallucinante. Sous couvert de vouloir faire la paix, une situation désastreuse a été créée, qui a engendré des métastases dans le pays », selon Mukwege.

Pour que le grand public puisse avoir accès au film , Thierry Michel a édulcoré le documentaire. Il a dissimulé des images, pour ne pas montrer les éventrations ou des abominations trop choquantes. Il a trié les témoignages, afin de ne pas laisser entendre aux plus jeunes qu’en violant une femme, un homme qui regarde est capable en même temps de frapper son nourrisson contre le mur jusqu’à ce qu’il ne soit plus rien. D’abord interdit de diffusion au Congo car « donnant une mauvaise image de l’armée », le film fut finalement visible en son pays. La plus grande salle de Bukavu, bondée, accueillit le film comme un espoir, mais Thierry Michel souligne « l’absence des autorités, pourtant invitées ».

Aujourd’hui, les viols continuent, parfois sur de très jeunes enfants de moins de 5 ans. La population et les autorités se retranchent derrière l’idée que les responsables sont les féticheurs. Pourtant, personne n’est dupe.

En République Démocratique du Congo, la systématisation des viols, tout comme l’impunité, semblent engluées dans une paralysante logique de répétition. Au milieu de cette souffrance, la voix de l’homme qui répare les femmes résonne aux quatre coins du monde, s’adresse aux plus grands dirigeants. Face à la lenteur de la réactivité internationale, ces mêmes femmes n’ont qu’une seule réponse : le témoignage.

L’homme qui répare les femmes, la colère d’Hippocrate, est sorti en France le 17 février 2016.

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