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Depuis plus de 40 ans, les Feelies laissent passer les trains en route vers la gloire


L’histoire des Feelies est d’abord celle d’un groupe qui grandit à l’ombre d’un énorme vacarme, provoqué par les tremblements punk et new wave qui agitent New York dans les années 70. Loin de la stupeur provoquée par les remous du CGGB, les Feelies démarrent leur longue histoire une vingtaine de miles plus loin, dans la petite banlieue de Haledon, dans le New Jersey.

C’est au sein de cette ville paisible que le jeune Bill Million promène son ennui, et tombe par chance devant le garage de Glenn Mercer, tout occupé alors à reprendre « I Wanna Be Your Dog » des Stooges avec le batteur Dave Weckerman. Impressionné par le jeu du guitariste, il se greffe rapidement au groupe naissant qui devient alors The Outkids. Après quelques concerts locaux, le groupe change de nom et opte pour The Feelies, qu’il emprunte à l’appareil imaginaire inventé par Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes.

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Assorti d’un nouveau line-up, qui comprend Keith De Nunzio à la basse et Anton Fier à la batterie, les Feelies grandissent paisiblement au cours de leurs premières années d’existence. Pas pressé de sortir un premier album, le groupe se construit dans une admiration teintée de recul avec la scène punk qui agite New York. « On s’est toujours senti mieux de notre coté, on s’est jamais senti trop connectés », confie Glenn Mercer depuis le New Jersey. The Modern Lovers, The Velvet Underground, Television défilent tous devant les yeux hallucinés des deux guitaristes qui ont déjà des idées bien spécifiques sur la manière dont leur groupe doit sonner.

C’est par un premier concert dans un lycée en 1977, que le groupe commence à se bâtir une solide réputation live qui va se transformer en tradition imprévue selon Glenn : « Ce n’était pas notre intention de jouer durant les vacances, notre premier concert a eu lieu pendant Halloween, on a décoré la scène, quelqu’un a écrit là dessus, et on a été par la suite sollicités pour continuer à jouer pendant les vacances. » Entre temps, le groupe s’impose sur les scènes du CBGB et du Max’s Kansas City par leur jeu hypnotique construit autour de deux ou trois accords joués jusqu’à l’obsession et d’un rythme indéboulonnable qui se construit en décalage avec le punk et les groupes de l’époque. « Le son que nous faisions était une réaction contre la scène punk » explique Mercer, « on était un peu plus vieux, on avait l’impression que tout avait été fait avant. » Légèrement moqués avant les concerts pour leur look de jeunes banlieusards à lunettes et chemises sagement boutonnées jusqu’au col, les Feelies font taire tout le monde une fois les guitares enclenchées, quitte à marquer les esprits d’un peu tout le monde, de Thurston Moore qui se souvient les avoir vu retourner l’endroit suite à l’une de leurs prestations jusqu’à leur manager de l’époque qui se demandait s’il n’allait pas exploser sur scène.

À la suite de ces concerts remarqués, les Feelies se retrouvent en 1978 dans le Village Voice, qui les désigne comme le meilleur groupe underground de New York. Un an plus tard, ils sortent leur premier single Fa-Cé-La sur Rough Trade, qui est obligé de faire l’impasse sur leur premier album, faute d’un budget conséquent et adapté aux exigences d’un groupe qui souhaite expérimenter en studio et s’enregistrer seul sans producteur extérieur.

En 1979, c’est finalement le label anglais Stiff, maison de Ian Dury et Devo, qui accepte leurs conditions. Les Feelies sortent leur premier album, Crazy Rythms, l’année suivante. Derrière sa pochette bleu pastel où s’alignent quatre têtes de nerds, (idée reprise des années plus tard par Weezer pour son premier album) se construit un son très clair en réaction au punk, influencé par le Velvet. Au moment où la mode est à la distorsion et aux effets primitifs, le groupe se concentre sur la précision des guitares et sur la charge de percussions omniprésentes qui tissent un lien au sein de compositions partagées entre refrains pop et structures savantes.

Enregistré pendant l’été 79 au studio Vanguard de New York, Crazy Rythms est d’abord le fruit des longues expérimentations du groupe qui passe des heures à chercher un son de guitare qui lui convient. Dans ce vieux studio, « où tout se pétait la gueule » selon Mercer, les Feelies s’enregistrent partout, du placard jusqu’à la salle de bain, devant les yeux inquiets de Mark Abel, le co-producteur de l’album, qui voit le temps filer et l’enregistrement stagner. Face à cette situation, il leur suggère pour gagner du temps, de brancher directement les guitares dans la table de mixage, avant de retourner à leur ampli. Par ce procédé, ils obtiennent un son clair, sec et profond, qui habitera tout l’album.

À sa sortie, Crazy Rythms connaît un accueil critique dithyrambique, et se retrouve propulsé dans les classements annuels où The Village Voice le place devant Closer de Joy Division et Scary Monsters de David Bowie. En dépit de l’engouement, Stiff Records déteste l’album et convoque le groupe en réunion, où ils leur passent un morceau de la chanteuse Lene Lovich qui cartonne au même moment avec Lucky Number, en leur suggérant de sonner un peu plus comme elle. De plus, le groupe ne joue pas assez et fait trop peu de concerts promotionnels selon le label, qui en retour, est accusé par les Feelies de se concentrer davantage sur sa propre promotion que sur le développement de ses artistes. Au bout des désaccords, les deux parties se séparent après une ultime démo rejetée.

À la suite de cette rupture, le groupe se disloque : frustrés de ne pas jouer davantage, Dier et DeNunzio quittent le groupe. Quant à Million et Mercer, ils se fondent dans un réseau local, collaborent avec des musiciens du New Jersey et créent de nouveaux groupes : The Willies qui expérimentent l’enregistrement sur cassette, ou encore The Trypes qui sont marqués par un son plus psychédélique. Par ce retour au local, qu’ils n’auront de cesse de pratiquer tout au long de leur carrière, les deux membres fondateurs rencontrent Brenda Sauter et Stanley Demeski qui formeront la nouvelle monture de The Feelies et continueront à jouer pendant les vacances nationales au Maxwell’s, une salle de concert situé à Hoboken dans le New Jersey qui deviendra au fils des années leur repaire et le siège de leur tradition pour Glenn Mercer : « On faisait un concert du 4 juillet tous les ans là-bas, ça a renforcé l’idée. Le Maxwell’s c’était spécial pour beaucoup de gens, c’était le New Jersey, la maison, on connaissait les gens là-bas, la relation qu’on avait avec les propriétaires était unique. Rien ne peut remplacer cet endroit. »

Pas vraiment séparés, les Feelies se réunissent en 85 pour enregistrer un nouvel album. Ils refusent par ailleurs de nombreuses offres de grosses maisons de disques, qui veulent leur imposer un producteur, et déclinent même Philip Glass, un temps pressenti derrière les manettes avant que Peter Buck, le guitariste de R.E.M ne leur propose ses services. « J’étais à une fête, chez Steve Fallon, le copropriétaire du Maxwell’s, il s’est présenté comme un fan, et il m’a dit que si on se reformait, il serait ravi de nous aider. C’était trop gentil pour qu’on puisse refuser. » Malgré sa présence, Glenn minimise son impact sur le disque : « Il n’a pas changé grand chose, il nous a surtout encouragé » et sur la forte dimension acoustique qui ressort de The Good Life, un deuxième album ou le jeu des guitares se retrouve apaisé, contrebalancé par une dimension presque folk que le groupe intègre avec justesse.

À la sortie de ce nouvel album, les Feelies vont prendre une autre dimension par le biais du réalisateur Jonathan Demme, qui va les faire apparaître dans son film de 1986, Something Wild. Fan de longue date du groupe, Jonathan Demme rencontre les Feelies après la sortie de Crazy Rythm lors d’un de leurs rares concerts à Los Angeles et leur parle d’un projet de concert les concernant : une relecture de Night of The Living Dead de Romero intitulé Night of The Living Feelies, ou les habitants de leur ville d’Haledon déambulerait comme des zombies jusqu’au concert où la musique des Feelies les ramènerait peu à peu vers la danse et la vie. Le projet n’aboutira pas, la faute à la notoriété encore discrète de Jonathan Demme qui reste néanmoins en contact avec le groupe pour finalement leur proposer quelques années plus tard de faire une apparition lors d’une scène de Something Wild, ils y reprennent « Fame » de David Bowie pendant que Jeff Bridges et Meg Ryan dansent n’importe comment sur cette incroyable relecture au groove hirsute.

Dans les années qui suivent, les Feelies se montrent plus actifs que jamais, et tournent en Europe et aux Etats-Unis. Steve Fallon, le propriétaire du Maxwell’s qui a sorti sur son label Coyote Records, The Good Earth, dispose d’un deal avec la major A&M qui signe les Feelies. Le groupe espère modestement percer à un plus haut niveau, le climat de l’époque est optimiste, la mode est au college rock qui propulse sur le devant de la scène des groupes aussi variés que Husker Dü, les Replacements et…les Feelies. La première tournée nationale du groupe en 84 est alors rendue possible par toutes ces villes qui disposent de clubs de musiques alternatives et par l’intérêt des majors pour ces groupes qui commencent à rencontrer un certain succès. Modestement galvanisé par ce climat, les Feelies enregistrent Only Life, un album plus ambitieux, avec un co-producteur Steven Rinkoff qui marque davantage le son du groupe, qui enregistrent dans un grand studio, bien équipé.

Malgré cette période favorable, ces nouveaux changements s’apparentent avant tout à un test pour les membres d’un groupe qui ne veulent pas forcément de cette popularité naissante. Soucieux de donner une chance à ces longues tournées et au mode de vie qui en découle, ils réalisent que rien de tout ça n’est fait pour eux, quitte à susciter l’incompréhension en interview comme le raconte Glenn Mercer : « Nous faisions cette interview en Angleterre où nous expliquions au journaliste que ça nous allait très bien d’être un groupe culte, que tous nos groupes préférés étaient des groupes cultes, et ce type s’est vraiment énervé. Il nous a dit qu’on racontait n’importe quoi, que personne n’était comme ça, et que tout le monde voulait être aussi populaire que possible. Mais on était juste très timides. »

Après une tournée en ouverture de Lou Reed pour son album Berlin, les Feelies claquent la porte des studios et retournent enregistrer leur nouvel album dans la cave de Glenn Mercer. Time For A Witness est un album présenté comme une réaction au poli Only Life, et balancé à une maison de disques qui commence à lâcher prise avec le groupe. C’est à la suite de ce nouvel album que Bill Million quitte le groupe, après une série de concerts au Maxwell’s. Sans aucun sensationnalisme ou animosité entre les membres du groupe, la rupture est surtout motivée par le désintérêt toujours plus croissant de Million envers la musique et son instrument. « Je regardais ma setlist pendant le concert, en comptant les morceaux qui me restaient à jouer et à ce moment-là, je me suis dit que j’avais besoin d’un break. »

Bill déménage alors en Floride ou il travaille sur la sécurité informatique à Disney World, laissant sa guitare prendre la poussière pendant 17 ans. Entre temps, son fils qui commence à jouer du même instrument que son père, le ramène inconsciemment vers la musique qui se rappelle à lui par des propositions de concerts, de reformations et des royalties que les deux guitaristes perçoivent. Mesurant l’intérêt toujours vivace pour le groupe, ils se joignent plusieurs fois au téléphone, évoquant l’idée d’une reformation, rendue difficile par l’éparpillement géographique des autres membres du groupe.

C’est finalement en 2008 que les Feelies se reforment, par l’intermédiaire de Sonic Youth qui cherche un groupe en ouverture de son concert du 4 juillet. Thurston Moore se rappelle alors des Feelies et de leur lien spécial avec les fêtes nationales, et demande alors à Todd Abramson de Maxwell’s de contacter Glenn et Bill. Ces derniers acceptent, et profitent de l’occasion pour jouer quelques concerts dans leur bar fétiche, ou ils ont fait leur dernier show avant 17 ans de silence radio.

Depuis leurs retrouvailles, les Feelies ont repris le rythme paisible qui les caractérise, donnent quatre concerts par ans dans une zone comprise entre Boston et Washington, ont sorti deux albums : Here Before en 2011 et In Between cette année et n’ont pas changé leur manière de travailler selon Glenn Mercer : « On produit toujours nos propres disques, ça a toujours été un prolongement naturel du songwriting pour nous. Tu écris un morceau, tu as une idée claire de comment il est sorti, et tu veux voir à travers tout le procédé, une continuité jusqu’à l’enregistrement. » Apaisés, complètement détachés de toute forme de pression, ces deux albums portent avec eux la plénitude d’un groupe qui s’est attaché avant tout et durant toute sa carrière à son confort, son amusement personnel et à ses envies sans une once de considération pour un plan de carrière, un tube ou un quelconque héritage. « Je n’écoute pas beaucoup de groupes, je travaille surtout sur des projets personnels, et j’ai un problème d’ouïe depuis les années 80, confie Glenn. Je ne peux pas passer trop de temps avec de la musique aujourd’hui, je dois travailler et faire une pause, je préfère me concentrer sur mon travail plutôt que sur celui des autres. »

Sans jamais perdre de vue l’essentiel, The Feelies se sont appliqués à répéter tout au long de sa vie de groupe, le même plaisir qui a consolidé la rencontre entre Glenn Mercer et Bill Million autour d’une reprise des Stooges et d’un désintérêt total à l’égard du business et du succès. « Le plaisir de ce groupe, c’est encore aujourd’hui un sentiment lié à un moment particulier au cours d’un concert particulier, quand tu as l’impression d’être connecté au public, d’une manière indéfinissable, par une vibration que nous ressentons tous et que nous amplifions. »