De 1978 à 1987, Derek Ridgers a passé tous ses samedi à arpenter les rues et les clubs de Londres. Il en a récolté des portraits plus authentiques que la réalité qui ont été récemment compilés dans un livre intitulé London Youth 78-87. Punks, skins, mods, teds, psychos, rockers, mutants, squatters, branchés, néo-romantiques… Tout ce que la faune anglaise comptait de sous-cultures revendiquées ou inventées durant cette période est représentée à travers ce beau livre de 160 pages sorti aux éditions Damiani et préfacé par le réalisateur John Maybury. On a demandé à Derek de nous commenter quelques unes de ses photos.
Cette photo a été prise au Billy’s club dans le quartier de Soho à Londres en 1979. C’était lors d’une soirée « Bowie Night » et c’est le premier aperçu de ce groupe de jeunes gens qu’on allait plus tard appeler les New Romantics, et également les Blitz kids, en raison du club du même nom. C’était une réaction au caractère anti-fashion du punk. Le mec de la photo, Steve Strange, est devenu plus tard le chanteur du groupe Visage. C’est lui et son partenaire de l’époque, Rusty Egan, qui organisaient les soirées « Bowie Night ».
Southend, le dernier lundi de mai 1979, à l’entrée du Kursaal, qui est célèbre pour être le premier parc d’attraction jamais construit. Southend est une petite ville près de la mer, pas très loin du East End de Londres et j’y étais descendu avec une grosse bande de skins. La plupart d’entre eux étaient au pub à se saouler pendant que je déambulais dans la ville et que je photographiais d’autres bandes de jeunes qui trainaient dans le coin. Ce mec faisait partie d’une bande de teddy boys et de rockers qui régnaient sur la zone entourant le pub Minerva, situé à deux pas du Kursaal (tu peux voir les lettres « TEDS » tatouées sur le dos de sa main). Les différentes bandes cohabitaient plutôt bien, si on met de côté la tradition britannique qui voulait que les gangs de jeunes s’affrontent sur les plages ou aux matchs de foot (et avant ça sur les hippodromes). J’ai l’impression que c’était surtout les médias qui aimaient créer des tensions.
Martin Kemp et Steve Norman du groupe Spandau Ballet. Ils posent sur King’s Road à Londres, un samedi après-midi. A la fin des années 70 et au début des années 80, King’s Road le samedi était un vrai podium, chaque jeune de Londres, qui avait un style à affirmer paradait dans cette rue, c’était un passage obligé. Et ils se faisaient souvent photographiés par des gens comme moi. C’était une époque incroyable. Maintenant King’s Road est très corporate et on ne peut vraiment plus la distinguer d’une autre artère commerçante de la capitale.
C’est une photo de la styliste Melissa Caplan prise au Blitz club en 1980. La première fois que je l’ai photographié, elle était encore punk, en 1977. Elle faisait partie de celles, comme Princess Julia ou Kim Bowen, qui donnaient l’impression d’être pleine aux as alors qu’elles vivaient toutes dans des squats, à la limite du seuil de pauvreté.
Ce mec s’appelait Derek et je l’ai shooté plusieurs fois au Camden Palace en 1982, lorsque le mouvement New Romantism était à son apogée. A l’époque, une bonne soirée réunissait jusqu’à 3000 jeunes habillés de manières les plus extravagantes possibles. Pendant un temps, le fameux bagarreur et la star du film Arnaques, Crimes et Botanique était videur du club – inutile de vous dire qu’il y avait très peu d’embrouilles.
Portobello Road, été 1981. Il y avait quelques pubs vers le sud-est de la rue où tous les bikers se réunissaient le samedi après-midi. Si je voulais photographier des motards, je savais que c’était là-bas qu’il fallait aller. C’est une des catégories de jeunes qui se laissait photographier le moins facilement. Il fallait vraiment préparer le terrain. D’ailleurs, aujourd’hui, les gens sont de plus en plus difficiles à photographier.
Mark, un skinhead shooté à Leicester Square, en plein Londres, en 1981. A cette époque, les skins occupaient littéralement cette zone. C’était très central et il y avait plein de bancs en brique pour qu’ils puissent se poser. Ils passaient leurs journées à boires des piles de cannettes de bières, à sniffer de la colle et à faire chier les gens qui passaient, jusqu’à ce que la police les invite à dégager. Le conseil général a fini par retirer tous les spots où les gens pouvaient s’asseoir et les skinheads ont migré ailleurs. C’est surtout les punks, les skins et quelques sans-abris qui les utilisaient de toute façon. Ils ont remis quelques bancs dans le square depuis peu mais les temps ont changé et ce sont seulement les touristes qui les utilisent.
Cette bird (skinhead girl) s’appelait Donna et je l’ai également rencontré au Leicester Square. C’est la première et unique fois que je l’ai vu. Ce sont ses yeux qui m’ont poussé à la photographier.
Ces deux jeunes mods ont été pris en photo à Ganton Street, à Soho, en 1982. Ganton Street est une des rues qui traversent Carnaby Street et, à cette époque, il y a avait des magasins où tu trouvais toute la panoplie complète du mod. D’ailleurs, il en reste quelques uns aujourd’hui et en 2014, tu peux toujours tomber sur un mod qui traîne dans les parages.
Jessica, une fille très douce, qui sortait au Wag Club (spécialisé dans le funk, le jazz et la world music), situé entre Soho et Chinatown, là où a été prise cette photo. Elle avait toujours un sens du style très spécifique et je l’ai réguilèrement photographié pendant les 5 ans qu’a duré la vague néo-romantique. Elle m’avait affirmé qu’elle avait volé sa ceinture à un policier espagnol et que la mitaine de sa main gauche appartenait à « un pote clochard de Fleet Street ». Je m’en rappelle bien parce que cette photo est parue dans un numéro de Time Out en 1982.
Cette photo a été prise au Mud Club quand il était localisé au Fouberts, place Soho. C’était le club n°1 au niveau style et popularité. Il n’existe plus aujourd’hui, l’immeuble non plus d’ailleurs. C’est un quartier de boutiques de luxe maintenant.
Il y a une erreur de légende dans le livre, le deuxième type ne s’appelle pas Paul mais Dave Wilson. Psychobilly ? Rockabilly ? Je n’en sais rien en fait. C’est encore une photo qui a été prise à King’s Road, en 1984.
Trojan et Mark Vaultier, au Taboo club, en 1986. Ce club était le rendez-vous des personnalités arty et des fashionistas de la capitale. Si une bombe avait explosé là-bas, Londres aurait perdu tous ses stylistes, mannequins, et ses photographes aussi ! A cette période, Trojan était le partenaire de l’artiste performeur Leigh Bowery et Mark Vaultier était le physio du club. C’est Mark qui décidait si ton look était suffisamment intéressant pour te permettre de rentrer dans la boîte qui était, sans aucun doute, le club britannique le plus hédoniste des années 80. Malheureusement, Trojan et Mark n’ont pas vu l’année 1987, ils ont tous les deux succombé à une overdose quelques temps après la photo.
Cette photo a été prise lors d’une soirée Mutoid Waste Company à Kentish Town en 1987. Les Mutoid Waste étaient un collectif d’artistes et de performeurs dont l’inspiration principal provenait du film Mad Max. Ils imaginaient un futur alternatif fait de récup dans les dépotoirs et les décharges auto. Ils n’avaient pas l’air non plus de prendre ça très au sérieux, ils étaient un peu cinglés. Tout le monde s’amusait vraiment beaucoup à leurs soirées.
Cette fille s’appelait Babs. La photo a été prise près de Carnaby Street à Soho en 1987. Le négatif de la photo n’a pas été inversé, le tatouage sur sa joue avait bien été fait à l’envers, sûrement parce qu’elle se l’était fait elle même en se regardant dans un miroir. Je ne l’ai rencontré que deux fois. C’était la deuxième fois que je la photographiais. Je ne l’ai jamais revu depuis. Ses yeux étaient magnifiques mais tellement tristes à l’intérieur…
Il n’y a plus beaucoup de skinheads à Londres. Les seuls que je vois sont ceux des années 70 et 80, qui se réunissent parfois, et encore, j’ai juste vu les photos sur Facebook ! Je ne crois pas avoir croisé de bande de jeunes skins à Londres depuis au moins 25 ans. Il y avait une vraie orthodoxie autour de leur style vestimentaire. Seules certaines marques étaient tolérées, Dr. Marten’s, Ben Sherman, Crombie.
Le livre s’arrête en 1987, les peacocks et les poseurs ont été terrasés par l’arrivée de l’ecstacy et la scène rave. Les jeunes se sont mis à aller danser toutes les nuits dans des champs plein de boue et ce n’était plus posssible pour moi de prendre les même photos qu’auparavant.
Aujourd’hui, la jeunesse londonienne est toujours aussi créative que dans les années 80 mais les styles ne sont plus liés à des scènes ou des clubs précis. Ca a indéniablement un lien avec Internet et les réseaux sociaux. Les gens n’ont plus besoin d’un endroit physique pour se rencontrer et se rassembler, maintenant ils ont le cyber-espace…
Le prochain livre de Derek Ridgers sera un photobook sur… les skinheads !
Vous pouvez vous procurer London Youth 78-87 ici.