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Derrière le show business et les traditions de la lutte sénégalaise

Le soleil se couche entre deux bâtiments du lycée Charles-de-Gaulle, non loin du centre-ville historique de Saint-Louis du Sénégal. Le rendez-vous est fixé le lendemain au beau milieu de la cour de l’établissement de l’ancienne capitale de l’Afrique Occidentale Française. C’est ici que Moustapha Niang et ses lutteurs ont l’habitude de venir s’entraîner, à l’abri des regards. A peine plus de vingt ans, Cheick et Mamadou jouent le jeu de la démonstration, les pieds dans le sable, condition de pratique sine qua non de la lutte sénégalaise. A l’ombre d’un drapeau national, les deux amis font tourner les bras. Puis les premiers coups – autorisés dans la version avec frappe de la discipline, forme connue uniquement au Sénégal – suivent les moulinettes.

Torse nu, le plus petit tente d’attraper l’autre derrière la tête. En se baissant, le plus trapu lui répond à travers l’amorce d’une prise digne d’une clé de judo. Nettement moins imposant, le premier se retrouve finalement transporté dans les airs, puis plaqué violemment au sol. Boum ! En pleine partie de football à quelques mètres, des bambins abandonnent le ballon rond et débarquent autour d’eux en criant. Eux aussi veulent imiter leurs icônes. Les voilà à leur tour en face-à-face, à tenter de mettre leur adversaire les quatre appuis au sol ou en dehors du cercle pour l’emporter, à base de prises empruntées au judo, à la boxe, ou à la lutte format olympique.

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Le groupe d’entraînement d’Amadou Katy Diop à Dakar. Photo Bruno Poussard.

Pas de doute, la lutte déchaîne les passions au Sénégal. Les jours de grands combats (organisés dans des enceintes de foot), le pays s’arrête même quelques heures. A chaque coin de rue, toutes les télévisions sont alors prises d’assaut. Pourtant, au quotidien, il est rare de croiser par hasard des lutteurs, à l’inverse des jeunes footballeurs, visibles n’importe où, à n’importe quelle heure du jour. A Dakar, Amadou Katy Diop a beau avoir représenté le Sénégal aux Jeux olympiques, à Moscou et à Los Angeles, en lutte olympique, il ne dispose pas de bien meilleures conditions pour ses jeunes de l’écurie N’Dakaro. Coincés entre quatre murs de parpaings au fond d’un vieux terrain de foot dans le quartier central de La Medina, ceux-là doivent même commencer leur entraînement par le remblayage en sable de leur site.

S’ensuivent bon nombre d’exercices physiques pendant une petite heure. L’occasion de faire gonfler les pectoraux devant l’objectif de l’appareil photo. On en est loin, mais tous ces jeunes à la vingtaine bien tassée n’ont en tête que le show business de la lutte avec frappe. Les idoles ne leur manquent pas. « Notre entraîneur a produit deux rois des arènes », clame le secrétaire général de l’écurie, Biram Ndiaye, à l’évocation des anciens champions Mustapha Gueye et Yékini – qui avaient connu les lumières d’un Intérieur Sport sur Canal +. A lutter pour ce fameux titre de boss des arènes, ceux qu’on appelle les lutteurs ”VIP” ont de quoi vendre du rêve, de par leur statut de riches professionnels. Les Bombardiers, Modou Lô et Balla Gaye sont connus de tout le pays. Véritables stars d’un spectacle au mysticisme exacerbé, ils ne combattent pourtant parfois que quelques secondes.

Après de longues semaines de feuilleton dans les journaux, les préparations d’avant-combat avec marabouts, tambour major et accoutrements protecteurs du mauvais sort sont au cœur du cirque médiatique que la lutte ne sert parfois qu’à conclure. Ce que les plus vieux ne voient pas forcément d’un bon œil. De ses débuts dans son quartier lébou (communauté traditionnelle de pêcheurs) en banlieue de la capitale, l’ancien Amadou Katy Diop n’a pas de souvenir de grigris du haut de ses 62 ans : « Gamins, quand on participait aux compétitions traditionnelles de lutte simple (sans coup, ndlr), on débarquait en pagne et c’est tout. Les traditions mystiques ont toujours existé, mais la manière dont on l’amène aujourd’hui est débordante. Les grigris n’apportent rien si ce n’est du poids en plus. » S’il ne les encourage pas, ses combattants ne manquent pourtant pas de partager sur les réseaux sociaux autant de photos de cérémonies avec leurs marabouts que de leurs gros biscotos.

Dans la cour du lycée Charles-de-Gaulle à Saint-Louis du Sénégal. Photo B.P.

Plus que la Une de la gazette spécialisée Sunu Lamb, ce dont fantasment les jeunes lutteurs, c’est de l’argent roi. Née dans les années 40, la lutte avec frappe connaît un boom croissant depuis fin des années 90, avec des investissements complètement fous. Aujourd’hui, les pactoles s’élèvent tranquillement à 120 millions de Francs CFA, soit près de 200 000 euros alors que le salaire minimum dépasse difficilement les 60 euros. Des sommes venues de sponsors et diffuseurs télévisés. « Avec la concurrence malsaine des promoteurs, on est arrivé à un niveau dangereux, craint M. Ka, président adjoint du Comité national de gestion de la lutte sénégalaise (CNG), aux faux airs de Fédération. La lutte peut parvenir à certains sommets, mais progressivement. Mais tout ça s’est fait très vite, on a sauté des étapes … » Avec le départ de certains gros sponsors et promoteurs, d’autres ont du mal à prendre la suite.

Devant une telle demande financière de la part des plus grands lutteurs, la fréquence de événements n’est plus la même. Dans la course au titre de roi des arènes, plusieurs craignaient d’enchaîner en 2016 une nouvelle saison blanche, sans combat. « C’est un peu dur d’avoir des dates en ce moment, reconnaissait en janvier 2016 Amadou Katy Diop, qui n’aurait pourtant pas été contre de telles sommes à son époque plutôt que faire carrière en tant que magasinier. Il faut des promoteurs à nos côtés et on n’en a pas… » Les prize money, eux, ne reviennent pas complètement aux lutteurs. Promoteurs, managers, entraîneurs, marabouts, ou encore communicateurs, tout le monde a le droit à sa part. Gare à l’entourage ! Fonctionnaire auprès de l’inspection générale des sports dans la région de Saint-Louis, Pape Samba Ly n’est pas encore au temps des regrets, mais quand même… « Tout est sous-tendu par le gain. Tu sacrifies ton temps, mais ton manager s’empare ensuite de ton cachet. Le partage est logique, mais les lutteurs doivent s’entourer de pros, parce que certains en ont fait les frais ! »

Les kids s’entraînent aux techniques de la lutte sénégalaise à Saint-Louis. Photo B.P.

Surtout, ces sommes faramineuses reviennent à un très faible nombre de sportifs. « Il n’y en a même pas une dizaine qui font fortune », complète Amadou Katy Diop dont les lutteurs sont tailleurs, menuisiers, ou encore pêcheurs. Au total, le nombre de licenciés ne dépasse pas les 3 000 alors que les écuries et écoles de lutte ne profilèrent pas. « Ici, on fait de la musculation avec des briques et on s’entraîne quand on peut sur la plage, résume l’entraîneur saint-louisien Moustapha Niang, à l’écurie non-licenciée au CNG (organe de gestion de la discipline), par manque de moyens. Il faudrait créer des ligues et des clubs pour les jeunes, comme dans le foot. C’est le boulot de l’Etat, du CNG, ou des promoteurs, mais ces derniers n’organisent évidemment rien s’il n’y a pas d’argent. Ce système ne marche pas ! » Dans le terrible mille-feuille sénégalais (en plein acte 3 de la décentralisation !), le soutien au développement de la discipline pourtant présentée comme nationale a du mal à venir, ni du pays ni des collectivités.

Sans structures, sans grand nombre de formateurs, sans plan de développement, l’avenir de la lutte sénégalaise ne paraît donc pas si grandiose que la notoriété de ses stars le laisse croire. Maigres, des changements sont pourtant en cours. Au niveau scolaire, après de longues années d’oubli, la lutte devrait de nouveau être prise en compte dans les programmes. Quelques initiatives locales tentent aussi de faire bouger les choses. Fruit de la bonne activité du partenariat entre les deux villes jumelées de Saint-Louis et Lille, un échange avec un club français du quartier nordiste de Vauban a permis l’an dernier d’apporter du matériel de boxe (sport également pratiqué par les lutteurs pour maîtriser la frappe) et de former quelques éducateurs dans la cité du nord-ouest du Sénégal, où un gala a ravi les gamins du quartier de Diamaguène.

Entraînement à Dakar. Photo B. P.

Mais pour que les VIP soient de vrais exemples pour les plus jeunes, un autre problème reste à soigner : le dopage, qui n’épargne pas la lutte sénégalaise face à l’appât du gain. « Tout le monde veut voir des gros gabarits, regrette le vieux briscard d’Amadou Katy Diop. Avant, les gens disaient “c’est un champion il est très technique !” Aujourd’hui, ils optent plutôt pour “c’est un géant, il est très costaud !” » Le problème n’est caché par personne. Pas même par le responsable adjoint du CNG, M. Ka, qui met en avant la présence de médecins de formation dans son équipe : « On a observé des transformations physiologiques assez tôt et on a tiré la sonnette d’alarme. On a toujours dit qu’il n’était pas normal qu’un lutteur puisse prendre 20 ou 25kg en un an. » Parfois en partant en stage outre-Atlantique, certains misent donc sur la prise musculaire quitte à passer, parfois, par des produits pas toujours légaux et sains. Prérogative de l’organisation antidopage sénégalaise, un plan de lutte a finalement été mis en place en 2015 devant ces masses pondérales anormales.

Mais l’image de la lutte sénégalaise a été déjà écornée. Responsable local du CNG dans la région de Saint-Louis et sans réel budget, Makhou Mbengue critique l’absence de morale : « Le dopage tue la lutte, et ça n’aide pas le Sénégal qui reste un pays sous-développé. En plus, ça tue l’éducation. » A ses yeux, l’absence de filles dans la discipline (à l’exception d’une petite écurie à Thiès) n’est pas moins un manquement à la politique de développement. Et enfin de regretter : « Aujourd’hui, le blocage entre lutteurs et promoteurs est le seul sujet d’actualité ». Au quotidien, ces avancées à tâtons font les gros titres, plus rarement les petites initiatives de développement. Le fonctionnaire régional des sports Pape Samba Ly résume : « C’est un sport traditionnel qui doit inculquer des valeurs importantes. C’est une école de la vie, et ça a aussi un impact touristique. Donc on doit absolument faire attention pour le préserver. Mais avec des organisations plus professionnelles et une vraie politique sur l’encadrement, la formation et la création d’infrastructures, la lutte a un énorme potentiel. » Qui s’illustre aujourd’hui seulement derrière la télévision.