L’organisation terroriste État islamique est accusée par les combattants kurdes peshmergas d’avoir utilisé des armes chimiques, mardi dernier, lors d’affrontements entre les deux camps près d’Erbil en Irak. C’est ce que révèle à l’AFP, ce jeudi, le ministère de la Défense allemand.
« Nous avons des indications selon lesquelles il y a eu une attaque à l’arme chimique » contre des peshmergas. 12 d’entre eux seraient « blessés avec des irritations des voies respiratoires, » a indiqué un porte-parole du ministère allemand. L’armée allemande collabore dans le nord de l’Irak avec les peshmergas dans des missions de formation de soldats, sans pour autant se déplacer sur le front. Aucun soldat allemand n’a été blessé ou visé lors de l’attaque de mardi dernier.
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« C’est compliqué d’être catégorique sur ces dernières informations [révélées par l’Allemagne] , » explique à VICE News ce vendredi matin, Olivier Lepick, chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique, et spécialiste des armes chimiques. « Il y a déjà eu des rumeurs, pas forcément crédibles, par le passé sur l’utilisation d’armes chimiques par l’EI. Il faut être très prudent et attendre les résultats d’une enquête. »
Ce jeudi soir, le Wall Street Journal, diffusait l’avis d’experts américains du Pentagone sur cette hypothétique attaque chimique par l’EI. Pour nombre d’entre eux, une telle attaque est « plausible ».
Des experts américains et irakiens seraient dépêchés sur place pour déterminer ce qu’il s’est réellement passé, explique le journal américain. En effet, pour le moment, l’armée allemande n’a pas d’informations en propre, et ne fait que transmettre les données transmises par les peshmergas. Dans son communiqué à la presse, le ministère allemand ne cite pas non plus l’EI comme le groupe à l’origine de l’attaque.
« Ce qui est intéressant néanmoins, c’est le vecteur de l’attaque, » note Lepick. Contrairement aux précédentes rumeurs d’attaques chimiques par l’EI, « celle de mardi dernier ne s’est pas faite à l’aide d’une bombe, mais grâce à des lance-roquettes multiples Katioucha, d’origine russe. » Cela peut signifier deux choses d’après le spécialiste.
Soit l’EI a acquis les capacités nécessaires (« assez limitées » d’après l’expert) pour remplacer les explosifs contenus dans les roquettes par des agents chimiques. Soit l’EI a mis la main sur des roquettes déjà prévues à cet effet — donc remplies de composants chimiques — en Irak, où des armes chimiques de l’époque de Saddam Hussein ont pu être abandonnées. Lepick évoque le site d’Al Muthanna, situé dans le sud de l’Irak, comme potentiel point d’approvisionnement de l’EI en arme chimique.
« Il est évident que l’EI s’intéresse aux attaques chimiques, » explique Lepick. « Il est tout aussi évident que l’EI a essayé de mener des attaques au chlore. Il est très facile de mettre la main sur une tonne de chlore et la barrière technologique est faible pour perpétrer des attaques au chlore. »
Pour les officiels américains, qui s’expriment sous couvert d’anonymat dans le Wall Street Journal, l’EI aurait récupéré du gaz moutarde en Syrie, après que le gouvernement syrien a décidé d’abandonner son arsenal d’armes chimiques. Les inspecteurs envoyés en Syrie n’ont jamais pu vérifier que les réserves d’armes chimiques avaient bien été détruites par le régime, qui l’a pourtant assuré.
Un gaz encore non identifié
Le gaz moutarde a fait son apparition en 1917 lors de la Première Guerre mondiale. Celui-ci peut créer de graves brûlures et tuer quand il est utilisé en grande quantité. Il est un peu plus toxique que le gaz chloré. Le ministère allemand n’a en revanche pas confirmé qu’il s’agissait de gaz moutarde pour l’attaque de mardi. « De quel gaz il s’agissait exactement, ça, nous ne le savons pas, » dit le ministère dans sa déclaration.
Le Wall Street Journal évoque aussi le fait que l’armée d’Assad possédait du gaz sarin et VX — en plus des réserves de gaz moutarde. Ces deux gaz sont des neurotoxiques qui sont d’après Lepick « mille fois » plus toxiques que le gaz moutarde, qui est lui simplement un agent toxique. « C’est comme comparer la nouvelle Mercedes à une traction avant, » poursuit-il. Pour lui, il est néanmoins impossible de savoir si l’EI a pu mettre la main sur du sarin ou du VX. « C’est de la spéculation gratuite, en plus d’être peu probable. »
En mars dernier, les autorités du Kurdistan irakien avaient annoncé que leurs soldats avaient été frappés par une attaque au gaz chloré en janvier dernier dans la région du Sinjar. En juillet, ce sont les Unités de protection du peuple (YPG, principale force Kurde syrienne) qui ont déclaré avoir été la cible d’attaques à l’arme chimique dans le Nord-Est syrien, où ils se battent contre l’EI.
La dissémination d’agents chimiques militaires — que ce soit du gaz moutarde, du sarin ou du VX — est très compliquée d’un point de vue technologique. L’EI n’aurait pas les capacités pour organiser des attaques chimiques de grande envergure ou particulièrement mortelles, d’après Lepick. Les rumeurs d’attaques chimiques perpétrées hypothétiquement par l’EI n’auraient fait pour le moment aucune victime mortelle, mais uniquement des blessés.
Peu de conflits ont été marqués dans l’histoire du XXe siècle par des attaques chimiques, mis à part la Première Guerre mondiale, où les attaques au gaz chloré ont commencé dès 1915.
En 1925, le Protocole de Genève a été adopté. Il interdit aux États l’utilisation d’armes chimiques. On relève pourtant trois utilisations majeures d’armes chimiques postérieures à cette adoption du protocole.
Lors de la seconde tentative italienne de s’emparer de l’Éthiopie en 1935, les forces de l’Italie vont utiliser le gaz moutarde. Un peu plus tard, au cours du conflit sino-japonais de la fin des années 1930, le Japon a aussi eu recours aux armes chimiques. La guerre qui a opposé l’Iran et l’Irak dans les années 1980 a aussi été le théâtre d’attaques chimiques.
L’adoption en 1993 de la Convention sur l’Interdiction des Armes chimiques a quasiment permis de « faire disparaître les armes chimiques des arsenaux militaires des États, » explique Lepick. 192 nations sont signataires de la Convention — dont la Syrie.
Néanmoins, en 1995, la communauté internationale avait été surprise par l’attentat du métro de Tokyo au gaz sarin par des membres de Aum Shinriky? — une secte japonaise considérée comme organisation terroriste, qui avait pour objectif de provoquer un Armageddon auquel seuls les membres de la secte auraient survécu. « C’était la première fois qu’une organisation sub-étatique perpétrait une attaque avec des neurotoxiques, » jusqu’ici réservés aux États explique Lepick. Depuis, des organisations comme Al-Qaida ou aujourd’hui l’EI essayent de maîtriser cette technologie à leur tour.
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