« Un soir, il a proposé de me reconduire chez moi. Il a barré les portes de la voiture, a pris mon cellulaire et nous a conduits jusqu’à son appartement. La chose que je craignais le plus à ce moment-là, c’était de me faire battre », raconte Laurence.
L’homme en question, c’était son collègue, qui était aussi le neveu du propriétaire du restaurant dans lequel elle travaillait. Un établissement familial, car le père de son collègue y était aussi gérant. Elle avait déjà refusé d’aller prendre un café avec lui, et leur relation avait été cordiale. Jusqu’au soir de l’agression.
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« Il m’a poussée sur le lit et a commencé à se déshabiller et à se masturber devant moi, poursuit Laurence. Après un certain temps, il ne bandait plus et m’a dit que je ne l’excitais pas de toute façon et qu’il irait me porter chez moi le lendemain. »
Elle a pensé à le dénoncer, mais le gérant, le père de l’agresseur, l’a renvoyée par message texte, en prétextant que l’établissement n’avait plus besoin d’elle.
Laurence a finalement décidé de ne pas porter plainte.
Ce témoignage est loin d’être le seul de ce genre, et il est représentatif d’un malaise dans le milieu de la restauration. Depuis le 1er janvier 2019, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST) oblige les employeurs québécois à adopter une politique de prévention du harcèlement psychologique et sexuel. En plus de cette mesure, le délai pour déposer une plainte pour harcèlement est passé de 90 jours à deux ans. Pour la CNESST, le harcèlement peut être un incident isolé ou une série de comportements.
Comme Laurence, Mélissa a raconté à VICE avoir tenté de dénoncer son patron, quand il a fait un commentaire déplacé sur son apparence, alors qu’elle avait 17 ans. « Un soir, je me préparais à commencer mon quart de travail et le patron entre en me disant : “Tu es vraiment en forme toi!”, raconte-t-elle. Je lui ai répondu que j’étais prête à travailler, et en me retournant j’ai compris qu’il fixait mes fesses sans retenue. »
Après lui avoir signifié que c’était un commentaire inapproprié, Mélissa s’est fait dire que c’était un signe qu’elle jouait maintenant « dans la cour des grands ». Elle a écrit une lettre à la direction concernant son patron. « Ils m’ont dit que le gérant en question était essentiel et qu’ils ne pouvaient rien faire pour moi, à part me promettre une bonne référence si je démissionnais », souligne-t-elle.
Mélissa a démissionné peu après l’incident.
« Ce qui ressort beaucoup des études, c’est que les gens ne savent pas ce qu’est le harcèlement psychologique, et ce, à tous les niveaux », explique Alexandre Suissa, candidat au doctorat en psychologie à l’Université de Montréal. Il étudie le harcèlement psychologique dans le milieu de la restauration au Québec.
Dans le cadre de ses recherches, M. Suissa a défini ainsi le harcèlement : deux comportements de harcèlement psychologique par semaine, pendant au moins six mois. Et les comportements varient, allant des deadlines irréalisables à des tâches qui ne correspondent pas au rang de la personne, afin de la punir.
Le phénomène du harcèlement serait courant. « En moyenne, on peut dire qu’une personne sur cinq sera harcelée psychologiquement, mais seulement 5 % d’entre elles le percevront », souligne le chercheur.
Olivia fait partie de ceux qui n’ont pas immédiatement reconnu le harcèlement comme tel. Lorsqu’elle a commencé à travailler dans un nouveau restaurant, le chef a commencé à critiquer ses moindres faits et gestes, au point qu’elle ne se sentait plus à l’aise de travailler. Ses quarts de travail n’étaient que réprimande sur réprimande.
Elle ne croyait pas être victime de quoi que ce soit. Elle pensait seulement vivre une mauvaise période de sa vie. C’est seulement six mois plus tard, alors qu’elle faisait un examen de français au cégep où les textes à lire portaient sur le harcèlement au travail, qu’elle a réalisé qu’elle en avait été victime.
Pour Jean-Thomas Henderson, professeur à l’Institut d’hôtellerie et de tourisme du Québec (ITHQ), nous vivons malgré tout une période de transformation.
« C’est le début de la vague de changement pour le milieu de la restauration », explique le professeur. La veille de notre entrevue, il a demandé à ses étudiants s’ils voulaient partager certaines de leurs expériences perturbantes : « Il y a eu des pleurs, des situations vraiment intenses. »
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En échangeant avec ses étudiants, il a pris conscience de la divergence d’opinions quant à ce qui reste convenable : « Une de mes élèves a dit qu’elle accepterait de se faire toucher les fesses par un client, puisqu’elle voulait le pourboire, explique-t-il. Certains de mes collègues admettent que nous évoluons dans le domaine du charme, puis c’est qu’on noue une relation avec un client le temps d’un repas. Encore une fois, beaucoup d’hommes prennent l’excuse qu’ils ont été charmés par la serveuse, alors qu’elle faisait seulement son travail. »
Une des solutions qui pourrait être mise en place, selon Alexandre Suissa, qui étudie le harcèlement psychologique dans le milieu de la restauration, c’est la formation : « Ce qu’on recommande, c’est que les gens sachent reconnaître le harcèlement psychologique. L’impact est aussi important pour ceux qui sont témoins. Il faut former les employés à intervenir. »