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Des souris et des zobs

En 2015, le documentaire Dolphin Lover a raconté l’histoire incroyable de Malcolm Brenner, auteur, journaliste et zoophile notoire, qui serait tombé follement amoureux d’une femelle dauphin durant sa jeunesse. L’animal, Dolly, servait d’attraction touristique dans le parc de loisirs où Malcolm était chargé de photographier la faune marine durant l’été 1971. Un cadre idyllique pour une romance inter-espèces, qui, selon lui, était assortie d’une affection véritable et d’un désir irrésistible.

Le documentaire présente un homme ingénu, sincère, avec des idées extrêmement romantiques sur l’amour universel et la dignité animale. Malcolm justifie avec passion son inclination exotique pour le mammifère, et explique que les dauphins sont des êtres complexes et sensibles dont l’expérience du monde est au moins aussi aiguë que la nôtre. Or, selon lui, on ne peut pas exercer de violence sur un sujet que l’on traite comme un égal, et Dolly était aussi enthousiaste que consentante.

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Si ces beaux sentiments ont ému une partie du public et fait les choux gras des militants zoophiles prosélytes (comme l’association ZETA, en Allemagne), ils ont profondément choqué les plus sceptiques – qui estiment que le recours à l’argument de l’égalité inter-espèces a permis de dissimuler les détails sordides des relations physiques entre Brenner et le dauphin. Selon Brenner, le bon-vouloir de Dolly était évident, et son ardeur sexuelle, spontanée. De ces bonnes dispositions, nous n’aurons jamais de preuve.

Le documentaire Dolphin Lover, réalisé et produit par Kareem Tabsch and Joey Daoud

Que faire de ce genre de documentaire qui emprunte la forme d’une romance intimiste ? Certes, comme l’actualité de Corée du Nord ou l’émission « Les Marseillais et les Ch’tis », il nous présente un possible humain que nous n’aurions pas anticipé et suscite une forme de fascination qui se suffit à elle-même.

Mais surtout, il illustre le fait que la zoophilie, comme nombre de paraphilies par ailleurs, est généralement représentée de deux façons possibles : soit c’est une sorte de marqueur de l’infamie, une perversion ignoble dont ne sont affectés que les fous furieux dont on ne s’étonnera pas qu’ils soient aussi tueurs en série et mangeurs d’enfants… soit c’est une tendance naturelle, bien humaine, qui pourrait être universelle si elle n’était pas réprimée par les lois et les bonnes mœurs.

Leda et le cygne, Rubens, 1601 – Les étudiants en lettres, les psychanalystes et autres individus peu scrupuleux vont diront sans doute que si on trouve des pratiques zoophiles dans les mythes grecs, marqueurs ultimes de l’universalité, c’est bien qu’une petite pulsion zoophile dort en chacun de nous.

De fait, en dehors des tubes zoophiles et de quelques thèses de droit, la zoophilie est un sujet étonnamment peu abordé. Pourquoi ? En sciences médicales, on commence tout juste à chasser le spectre de la condamnation morale qui planait encore, 20 ans auparavant, sur les rares études menées sur le sujet. Pendant longtemps, la zoophilie (l’attirance sexuelle pour les animaux) et la bestialité (la pratique sexuelle effective avec un animal) ont été rangées dans la catégorie fourre-tout de la déviation sexuelle aux côtés de l’homosexualité, du sadisme, du travestisme et de l’exhibitionnisme (c’est le cas dans le DSM-II, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de 1968). Après tout, il est toujours plus facile de transformer un comportement socialement indésirable en trait pathologique quand on ne veut pas s’emmerder, et en cette matière, la tradition savante a souvent choisi le parti de la facilité.

Une fois qu’on a renoncé à invoquer le fameux « Eh beh, on voit de ces choses » qui permet à votre grand-mère de classer les comportements humains en deux catégories (ceux qui vont bien, et ceux qui ne vont pas), en matière de zoophilie, l’intelligence trouve rapidement ses limites. Et apparemment, les scientifiques ne comprennent pas cette affaire beaucoup mieux que les autres. Alors c’est vrai, ils ont quelques excuses : les zoophiles sont difficiles à identifier. La stigmatisation sociale de ces pratiques les pousse à rester discrets, et très souvent, ils ne sont eux-mêmes pas très fiers d’avoir badigeonné leurs organes sexuels de pâté afin d’éveiller l’intérêt de leur dogue allemand. Dans ces conditions, on comprend qu’il soit difficile de faire des statistiques épidémiologiques solides sur les amateurs de museaux, de fourrure et de cloaques.

Julie Mazaleigue, épistémologue et historienne de la médecine, m’explique que le désintérêt des sciences pour la zoophilie s’explique facilement dans un contexte contemporain. « Ce n’est plus la tâche de la psychiatrie que de décrire les ‘déviations sexuelles’. En particulier celles qui sont rares et ne constituent pas un problème de société, et n’impliquent pas la psychiatrie à titre médico-légal. (…) La zoophilie ne relève pas non plus du domaine de la violence sexuelle, perçue comme ce qui met en cause une relation entre deux sujets égaux et consentants. » En bref, la bestialité n’est plus un sujet intéressant pour la psychiatrie (elle a d’ailleurs disparu du DSM-V en 2013), surtout quand aucun humain n’est blessé au cours des opérations. Elle a donc refilé le dossier à la sexologie. Problème, cette dernière s’intéresse avant tout aux rapports sexuels entre humains.

Il ne reste plus grand monde pour étudier sérieusement la relation entre Malcolm Brenner et Dolly, puisque la bestialité serait désormais considérée, dans nos sociétés libérales, comme une petite déviance sexuelle parfaitement inoffensive tant que l’on ramasse les plumes derrière soi. En cas de scandale, l’affaire sera gérée dans un cadre juridique par les lois qui condamnent les actes de barbarie ou de violence sur les animaux. La bestialité, c’est désormais une affaire de droit, d’éthique, de liberté. Point barre.

« Ce n’est plus la tâche de la psychiatrie que de décrire les ‘déviations sexuelles’, en particulier celles qui sont rares et ne constituent pas un problème de société. »

On l’a bien compris : parce que la zoophilie fait désormais partie de l’imaginaire sexuel au sens large, on peine à en faire un objet scientifique spécifique. Le Scientific American rappelle d’ailleurs que les experts et les journalistes scientifiques qui oseraient aborder le sujet sont régulièrement harcelés par des militants zoophiles qui assènent inlassablement que “toutes les sexualités sont légitimes“. Or, devant l’histoire coupable du traitement scientifique de l’homosexualité, la plupart des chercheurs préfèrent la mettre en veilleuse et ne cherchent plus à comprendre pourquoi certaines personnes sont émues devant les pénis terrifiants des cétacés ou pourquoi la fourrure chatoyante d’un mustélidé est parfois préférable à la courbe d’une odalisque.

Manifestation pro-bestialité de la ZETA à Berlin, février 2013.

Pourtant, quelques irréductibles chercheurs ont cherché à en savoir un peu plus, dans un contexte de grande incertitude. Au risque de véhiculer avec eux des stéréotypes culturels profonds, et de les renforcer.

Une récente étude de cas, menée par Brian Holoyda du département de psychiatrie de l’Université de Californie et publiée dans le Journal of Forensic Sciences, tente maladroitement de récapituler les maigres connaissances sur le sujet en rappelant la définition du comportement sexuel “non typique” (selon le DSM 5) : “Une paraphilie est définie comme un intérêt sexuel intense et persistant qui n’implique pas de stimulation génitale avec un partenaire humain consentant, physiquement mature et possédant un phénotype normal.” En pratique, cela signifie qu’avoir un partenaire sexuel présentant une malformation, être fasciné par les pieds féminins ou aimer les fessées est considéré comme une déviance sexuelle au même titre que la zoophilie. Nous voilà bien peu avancés.

Il faut dire que le scientifique est toujours embarrassé par les comportements sexuels qui n’impliquent pas un bon gros coït des familles : dans un cadre évolutionniste, ils sont censés être plutôt rares. Une interprétation strictement darwinienne des préférences sexuelles humaines implique en effet qu’il existe une relation directe entre leur viabilité reproductive et leur fréquence au sein d’une population observée. Or, sachant que la bestialité ne produit pas de bébés, elle devrait être relativement peu répandue.

Ce n’est pourtant pas ce que dit la première et unique étude épidémiologique sur le sujet. Dans les années 40, le sexologue Alfred Kinsey a étudié un échantillon de sujets américains, et noté que 8% des hommes et 4% des femmes se seraient déjà livrés à des relations sexuelles avec un animal ; parmi les hommes ayant grandi dans une ferme, 50% des sujets seraient concernés par des acrobaties avec chèvres et moutons. Cette étude, dont la méthodologie a été abondamment critiquée depuis, a sans doute contribué à asseoir le cliché du paysan borné et lubrique qui copule volontiers avec le premier animal au sang chaud qui lui tombe sous la main. Il a sans doute contribué également à voir la zoophilie comme une tendance universelle qui peut potentiellement s’exprimer en chacun de nous avec des degrés variables. En outre, Kinsey était intimement persuadé que la pulsion sexuelle était toujours légitime et qu’il était nécessaire d’abattre la frontière entre « sexualité naturelle » et sexualité « non-naturelle » dans la mesure où les humains seraient naturellement pansexuels, au sens large. C’est-à-dire sexuellement attirés par n’importe qui et n’importe quoi, quitte à érotiser le mur de Berlin, les moignons, les statues, le vomi, les poils longs, etc. Malheureusement, il s’agit là d’une opinion et non d’une hypothèse scientifique susceptible d’être testée.

Depuis, les quelques études réalisées sur des zoophiles, comme celle de Brian Holoyda, n’ont étudié que de tout petits groupes humains, généralement dans un cadre carcéral ou dans une institution psychiatrique. Pourquoi ? D’une part, pour favoriser l’objectivité des déclarations des sujets : quand on est déjà exclu, marginalisé, on rechigne moins à parler des aspects les plus exotiques de sa sexualité. D’autre part, parce que la bestialité assortie de violences pourrait, selon certains scientifiques, servir de marqueur forensique, c’est-à-dire qu’elle constituerait un facteur de risque de futures violences interpersonnelles. Un raisonnement que l’on pourrait résumer comme suit : « qui exerce des violences sur un animal est susceptible d’exercer des violences sur l’homme » et le juge aimerait bien noter ça dans le dossier, au cas où. Le problème du milieu carcéral, c’est qu’on y trouve une prévalence élevée de troubles mentaux, ce qui risque de biaiser considérablement l’étude d’une possible co-morbidité entre la bestialité et d’autres caractéristiques psychologiques. D’autre part, les condamnés à des peines de prison et les patients d’hôpitaux psychiatriques ne représentent pas un échantillon représentatif de la population.

La libéralité absolue des mœurs sexuelles est désormais un trope de la culture populaire. Crédits : Capture d’écran du jeu “Yakuza” de Sega.

S’il semble aujourd’hui impossible de recueillir les données permettant de construire des statistiques épidémiologiques fiables sur la zoophilie/bestialité, nous avons tout de même accès à des études de cas qui prouvent qu’elle infuse dans tous les milieux sociaux et n’est pas réservée aux individus peinant à trouver des partenaires sexuels humains. Une étude de 2009 publiée dans Archives of sexual behaviors entend enterrer définitivement le stéréotype du zoophile construit au 20e siècle (homme de faible intelligence provenant d’un milieu rural et disposant de peu d’opportunités sexuelles), qui s’oppose radicalement aux caractéristiques sociales des zoophiles interrogés sur Internet ou provenant de milieux zoophiles militants (classes sociales supérieures, milieu urbain, éduqués, nombreuses opportunités sexuelles). Selon cette même étude, les témoignages recueillis laissent également penser que la zoophilie/bestialité s’exprime assez tôt chez les individus et est “révélée” progressivement au cours de l’adolescence et du début de la vie d’adulte.

Les chercheurs rapportent le témoignage d’un universitaire de 47 ans qui, à l’âge de 17 ans, aurait eu des relations sexuelles avec une jument. Rapidement, il aurait pris goût à cette pratique. “Il l’a achetée, a pris des leçons d’équitation, et a eu des relations sexuelles fréquentes avec elle. Il explique qu’il a dû la courtiser très longtemps avant d’obtenir un coït“, écrivent les chercheurs. L’individu en question explique avoir eu une enfance heureuse et équilibrée, mais une adolescence troublée par ses désirs naissants. Il témoigne : “Je regardais les chevaux de la même façon que les garçons regardaient les filles. J’examinais des photos de purs-sangs à la dérobée, à la bibliothèque.

Fait intéressant : lors d’un test phallométrique (c’est-à-dire mesurant l’ampleur de l’érection), le sujet montrait une excitation sexuelle importante devant des photos de chevaux, mais pas devant des photos d’autres espèces (dont les humains). Cela explique sans doute pourquoi, après s’être marié et avoir eu deux enfants, l’homme devait “fermer les yeux et imaginer que [sa] femme était une jument” dans l’intimité avant d’avoir un rapport sexuel avec elle. Hélas, l’imagination n’a pas suffi à fixer ses fantasmes. Après avoir divorcé, il a acheté une propriété dans laquelle il a placé ses deux femelles. Il y a vécu, depuis, une vie idéale dépourvue de culpabilité et de souffrance.

“Je regardais les chevaux de la même façon que les garçons regardaient les filles. J’examinais des photos de purs-sangs à la dérobée, à la bibliothèque.”

Nous savons désormais que la bestialité n’est généralement pas une affaire d’opportunité par manque de partenaires sexuels disponibles, mais un désir sexuel à part entière marqué par une préférence sexuelle très nette pour les animaux. La quantité de sites (comme le célèbre BeastForum) et vidéos zoophiles sur Internet renforce l’hypothèse selon laquelle il s’agit d’un fantasme sexuel à part entière plutôt répandu dans la population, qui suscite beaucoup de curiosité (chez les mineurs, 32% des garçons et 18% des filles auraient regardé de la pornographie zoophile sur Internet selon un rapport de Covenant Eyes).

Si les scientifiques n’ont pas les moyens d’expliquer les origines de la zoophilie à l’heure actuelle, ils peuvent au moins classifier les comportements zoophiles connus par des études de cas, et évaluer leur diversité. C’est la tâche à laquelle se sont livrés des chercheurs en médecine légale de New Delhi :

  • Les role players – Ils n’ont jamais eu de contact sexuel avec un animal, mais qui aiment avoir des relations sexuelles avec un humain prétendant être un animal spécifique (avec ou sans déguisement).
  • Les zoophiles romantiques – Ils possèdent un animal dont la compagnie les stimule sur le plan affectif et sexuel. Ils n’ont pas de relations sexuelles avec lui.
  • Les zoophiles rêveurs – Ils fantasment régulièrement sur des animaux (réels ou imaginaires) mais ne souhaitent pas avoir de contact sexuel effectif avec un animal.
  • Les zoophiles tactiles – Ceux dont le contact avec les animaux (caresses de la fourrure, massage de la tête et des organes sexuels de l’animal, etc) suffit à provoquer une excitation sexuelle. Ils n’ont pas de relations sexuelles avec les animaux.
  • Les zoophiles fétichistes – Ils possèdent des organes et fourrures d’origine animale – comme une patte de lapin, des pulls en alpaga, des animaux empaillés, une peau de léopard ou un manteau en renard – qu’ils utilisent pour la stimulation érotique (typiquement, la masturbation).
  • Les bestialistes sadiques – Ils trouvent une satisfaction sexuelle à torturer des animaux, sans s’engager pour autant dans des relations sexuelles avec eux. Cette pratique est également baptisée “zoosadisme”.
  • Les zoosexuels opportunistes – Ils préfèrent les relations sexuelles traditionnelles avec des humains, mais auront des relations sexuelles avec des animaux si l’occasion se présente.
  • Les zoosexuels “traditionnels” – Ils ont une préférence sexuelle nette pour les animaux (mais peuvent faire l’amour avec des humains à l’occasion). Il s’engagent avec les animaux sur le plan émotionnel et amoureux.
  • Les bestialistes homicidaires – Ils sont disposés à tuer des animaux pour avoir des relations sexuelles avec eux, même s’ils ne sont pas strictement nécrophiles.
  • Les zoosexuels exclusifs – Ils ont des relations sexuelles avec des animaux, ne possèdent pas de partenaires sexuels humains et n’en désirent pas.

Que l’on s’accorde ou non à dire que les comportements sexuels non typiques ne sont plus du ressort des sciences médicales, mais uniquement de la sociologie et du droit, une chose est sûre : les zoophiles sont parmi nous. Si les études scientifiques n’ont jamais réussi à expliquer les origines de la zoophilie, elles ont récemment contribué à faire tomber des tabous et encouragé les témoignages spontanés. “Je me sers d’animaux pour instruire les hommes” disait La Fontaine, prêtant ainsi un merveilleux incipit à tout futur texte sérieux sur la bestialité contemporaine. Plus la sexualité humaine nous sera familière, dans son immense complexité, plus nous pourrons avoir un regard bienveillant à l’égard des pratiques marginales tout en promouvant le respect des êtres et leur consentement.