La Marche des femmes de Washington du mois dernier a mis en lumière les divisions idéologiques qui règnent au sein des forces féministes en ce qui a trait au travail du sexe. L’influente auteure et activiste trans Janet Mock, qui a collaboré à la rédaction de la plateforme politique de l’événement, a fait savoir via sa page Tumblr qu’une phrase qu’elle avait rédigée (« nous sommes solidaires avec les mouvements de droits pour les travailleurs et travailleuses du sexe ») avait été amendée puis remplacée (par la phrase « nous sommes solidaires avec toutes celles qui sont exploitées pour le sexe et le travail ») avant de finalement réapparaître dans sa version originale. En publiant ce billet de blogue, Mock, qui a elle-même déjà été travailleuse du sexe, a voulu dénoncer ce qu’elle voit comme un amalgame pernicieux : le refus de différencier travail du sexe et exploitation ou trafic sexuel.
Effectivement, les travailleurs du sexe (TDS) doivent souvent composer avec ce type d’argumentaire visant à les discréditer et à étouffer toute discussion sur leurs droits. Au sein de cette communauté, le cas des TDS hommes et trans est à la fois particulier et peu abordé, comme le soulignait l’étude Les besoins et les droits des travailleurs du sexe hommes de l’ONG écossaise Global Network of Sex Work Projects. L’étude soulevait à la fois l’invisibilité de ce groupe, leur manque d’accès aux services de santé et de dépistage d’ITS, les lois n’ayant rien à voir avec le travail du sexe qu’on applique pour les arrêter et les accuser, et de leur double stigmatisation, soit un obstacle considérable à leur autonomie et à leur indépendance.
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En décembre dernier, RÉZO, un organisme qui œuvre au mieux-être des hommes gais et bisexuels, cis et trans, lançait une campagne de sensibilisation pour contrer la stigmatisation à laquelle se confrontent les travailleurs du sexe masculins et trans. Avec des slogans tels que « Le travail du sexe, c’est mon choix. Je ne suis pas une victime » et « Je suis une femme trans. Je fais du travail du sexe. J’existe », RÉZO donnait ainsi la parole à un groupe marginalisé au sein d’une population déjà très vulnérable.
À quelques semaines du 3 mars, Journée internationale pour les droits des travailleurs du sexe, VICE s’est penché sur les enjeux soulevés par la campagne de RÉZO afin de mieux cerner la réalité des travailleurs du sexe hommes et trans à Montréal.
Selon Jessica Quijano, travailleuse de rue chez RÉZO, la campagne de l’organisme s’est imposée après l’entrée en vigueur de la loi C-36 sur « la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation » en décembre 2014 par l’ancien gouvernement Harper. Depuis, elle observe « une prise de position abolitionniste dans l’air », pointant notamment du doigt une campagne lancée à quelques jours du Grand Prix de Montréal l’an dernier : « Acheter du sexe n’est pas un sport », une initiative de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), soutenue financièrement par le gouvernement du Québec.
« Avec des campagnes comme celle-là, ça devient mélangeant pour le public, qui est bien évidemment contre le trafic sexuel et l’exploitation sexuelle des mineurs et des personnes non consentantes. Mais pour les groupes abolitionnistes comme la CLES, le travail du sexe rentre là-dedans », affirme Quijano, rencontrée au centre de soir que RÉZO met à la disposition des TDS dans le quartier Centre-Sud. « Ces groupes excluent les TDS hommes et trans de leur message, car ces populations viennent compliquer leur argumentaire de la femme TDS victime du patriarcat. »
Quijano explique que les slogans de la campagne RÉZO sont inspirés de témoignages que l’organisme recueille auprès de ses usagers au quotidien. « Les TDS hommes et trans nous disent qu’ils se sentent invisibles dans l’espace public, comme s’ils n’avaient pas leur mot à dire sur leurs conditions de travail. Ça, c’est une forme de violence systémique – différente de celle que subissent les femmes cisgenres, car elle relève plutôt d’homophobie, de transphobie et de profilage social. »
Combattre l’invisibilité
Mis à part le bouleversant documentaire Hommes à louer (2008) de Rodrigue Jean, qui a d’ailleurs été produit avec la collaboration de RÉZO, les hommes et les personnes trans font effectivement rarement partie des débats entourant la décriminalisation ou la légalisation du travail du sexe. Pour Steve*, un TDS de 27 ans qui fait appel aux services de RÉZO et qui a prêté sa silhouette à sa campagne d’affiches, la stigmatisation de gens comme lui est bien réelle, même si elle ne figure pas en tête de ses priorités. « Ça fait huit ans que je fais ça dans la rue, et c’est sûr que j’aimerais arrêter bientôt », avance-t-il au cours d’un entretien téléphonique. « Mais si je continue, c’est seulement pour mes besoins de consommation, pas pour m’affirmer. »
Quant à Jackson*, un ex-TDS de 31 ans qui trouvait pour sa part ses clients uniquement sur internet et dans les petites annonces, la mobilisation des TDS hommes et trans doit impérativement passer par une visibilité accrue sur la place publique. « Lorsqu’on parle de revendications, il n’est jamais question de nous. Ça fait en sorte qu’on se sent très peu politisés. On ne se voit pas dans ce qui se passe. Il faut combattre ça », dit celui qui garde de « très bons souvenirs » de ses années à bosser à temps plein comme TDS.
Et pourtant, à l’époque, Jackson ne trouvait pas d’organismes montréalais pouvant le soutenir dans ses démarches. « Je savais que RÉZO existait, mais leurs services sont vraiment pour les gens en situation d’itinérance ou vivant avec la toxicomanie. Tous les organismes communautaires offrent des endroits où dormir, mais ce n’était pas ce dont j’avais besoin. Mes questions étaient d’ordre technique : comment faire mes impôts ou quoi faire lorsque mes publicités Craigslist sont constamment flaguées et que ça affecte mon budget? » Vu l’absence de ressources desservant les TDS hommes, il s’est tourné vers Stella, un organisme qui soutient d’abord et avant tout les travailleuses du sexe. « J’ai été bien chanceux qu’elles acceptent de m’aider », reconnaît-il.
Depuis que Jackson a renoncé à faire du travail du sexe son gagne-pain, la loi C-36 est entrée en vigueur. En gros, cette loi s’inspire du « modèle nordique » (prôné par des pays comme la Suède, la Norvège et l’Islande) et de sa « criminalisation asymétrique », c’est-à-dire de décriminaliser l’offre de services sexuels et de criminaliser l’achat, le proxénétisme ainsi que toute forme de « publicité prostitutionnelle ». Mais bien que cette loi souhaite protéger (son nom le dit) les TDS, Jackson croit qu’il n’en est rien. Il affirme que les TDS continuent de bosser dans l’incertitude et l’insécurité.
« Que ce soit dans la rue, sur internet ou au téléphone, il faut aborder le client avec tout un langage codé, car même si on peut dire ouvertement ce que l’on offre depuis C-36, le client, lui, ne peut plus le faire. Une étude récente portant sur les TDS hommes à Vancouver portait sur la criminalisation de la publicité de services sexuels, qui met en péril leur sécurité, puisqu’elle rend impossible la négociation des conditions de la transaction au préalable. « Souvent, la violence dans le travail du sexe découle des négociations », affirmait l’associée de recherche Andrea Krusi à la CBC. « Tout ça rend pratiquement impossible le filtrage pour notre propre sécurité, ouvrant la porte aux conversations précipitées et aux malentendus, de renchérir Jackson. Tant et aussi longtemps que cette loi existe, les TDS ne se sentiront jamais protégés. »
C-36 loin de faire l’unanimité
En mai 2016, Amnistie internationale a également pris position en faveur de « la dépénalisation totale de tous les aspects du travail du sexe lorsqu’il est consenti », rejoignant ainsi les rangs d’organisations telles que Human Rights Watch et l’Organisation mondiale de la santé. Abondant dans le même sens, le docteur Chris Beyrer, président de l’International AIDS Society, affirmait que la décriminalisation totale du travail du sexe réduirait le taux d’infection au VIH d’entre 33 % et 46 % pour toutes les personnes concernées sur une période de dix ans.
Mais qu’en pensent le gouvernement Trudeau et sa ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, au juste? Depuis leur entrée en fonction en novembre 2015, il n’y a eu aucune prise de position sur la question du travail du sexe. Jeudi, la ministre Wilson-Raybould a déposé C-38, une nouvelle mouture d’un projet de loi contre la traite de personnes, mais cela ne concerne pas le travail du sexe entre adultes consentants. Lorsque nous les avons sondés à ce sujet, la ministre Wilson-Raybould nous a répondu par courriel qu’elle revoyait présentement « les changements à notre système de justice pénale. Ceci comprend la [loi C-36]. Plus précisément, je m’engage à vérifier si la législation est adéquate pour répondre aux enjeux soulevés par la décision Bedford de 2013, ainsi qu’à évaluer l’effet qu’ont eu ces changements. »
Pour James McKye, coordonnateur d’ASTT(e)Q, soit Action Santé Travesti(e)s et Transsexuel(le)s du Québec, la loi C-36 montre une mécompréhension totale du milieu. « Depuis C-36, c’est encore plus difficile pour nos intervenants de trouver les gens qui ont besoin de nos services, même si nous en avons plusieurs dans la rue à ce temps-ci de l’année », signale-t-il. Il fait également écho aux inquiétudes de Jackson concernant la criminalisation de la vente de services sexuels en ligne. « Pour les TDS trans, ça rajoute une vulnérabilité. Avant, dans une publicité, une personne pouvait clairement afficher qu’elle était trans, donc c’était déjà établi avant la rencontre. Maintenant, dans la rue, on n’est peut-être pas lu comme trans, donc il faut le dévoiler sur place, et ça nous met dans une situation vraiment précaire. »
Selon McKye, la double stigmatisation à laquelle font face les TDS trans les incite davantage à opérer dans la clandestinité. « Plusieurs de nos usagers rapportent qu’ils ne sont pas traités de façon respectueuse par les forces de l’ordre. La peur de la police est vraiment présente ici à Montréal, donc lorsque t’es en danger et que t’as besoin d’aide, tu vas penser deux fois avant d’appeler un policier qui va même refuser d’utiliser ton nom, par exemple. »
Du côté du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), on reconnaît que des activités de sensibilisation et de formation sont à prévoir « pour développer nos connaissances sur la communauté des TDS hommes, trans et autochtones », nous indique Johanne Paquin, inspectrice-chef au SPVM. « On sent qu’il y a un besoin. »
« Victime avant tout », dit le SPVM
Paquin affirme que le SPVM évite de prendre part au débat « d’ordre moral ou philosophique » relatif au travail du sexe, précisant toutefois que le Service considère tout TDS comme étant « victime avant tout ». « On a changé le paradigme chez nos policiers pour leur faire comprendre que la personne qui se prostitue a besoin d’aide, résume-t-elle. Soyez conscients que ce n’est pas une personne qui est là car elle a envie d’être là. Elle a des problèmes et il faut l’aider. »
Elle précise que 21 clients ont été arrêtés en 2016 à Montréal pour achat de services sexuels, une nette augmentation par rapport à 2015, où il n’y avait eu que quatre arrestations de ce genre. « C’est une tendance qui va aller en augmentant parce qu’on sensibilise les gens à l’arrivée de cette loi. Avant C-36, on ne visait pas nécessairement le client, mais il y a un gros pan de cette loi qui le vise, donc on n’a pas le choix de s’y adapter. S’il y a des clients à prendre en charge, on n’hésitera pas à le faire. »
Selon McKye et Quijano, criminaliser l’achat ne fait que rendre le quotidien des TDS plus précaire et dangereux. Pas le même son de cloche du côté de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle, qui regroupe des organismes et des personnes critiques de l’industrie du sexe.
La CLES considère que « la prostitution est un crime contre la personne ». Leur porte-parole Éliane Legault-Roy m’explique la position abolitionniste du groupe, qu’elles ont défendue devant la Cour suprême du Canada lors de consultations pré-C-36. « Le fait d’acheter le consentement, qu’une personne ne soit pas dans une situation de désir ou de consentement plein et enthousiaste, pour nous, c’est toujours une forme de prostitution, souligne-t-elle. On ne fait pas de distinction entre exploitation sexuelle et prostitution. On considère que le fait d’être prostitué par une autre personne, qu’elle nous paie pour accéder à notre corps, et ce, qu’on soit un homme, une femme, mineure, majeure, c’est une forme d’exploitation. Une forme de violence, en fait. On la place beaucoup dans le continuum de la violence des hommes envers les femmes, parce que dans la prostitution, presque 100 % des clients sont des hommes. »
Société patriarcale et slut-shaming
C’est justement cet argument qui ne tient pas la route aux yeux de certaines féministes, dont Janet Mock, qui a défendu les droits des TDS à Washington dans le cadre de la Marche des femmes. « Mon travail et mon féminisme rejettent les politiques de la respectabilité, de la whorephobia (phobie de la prostitution), du slut-shaming (« l’humiliation des salopes ») et de la notion erronée selon laquelle les TDS […] doivent être sauvés ou qu’ils agissent de connivence avec le patriarcat en ”vendant leur corps” », a-t-elle fait valoir.
Quijano, quant à elle, s’oppose fondamentalement à l’impression que les TDS sont de pauvres victimes. « Ce n’est pas en traitant nos usagers de la sorte qu’ils vont se sentir plus autonomes et responsables, tranche-t-elle. S’ils font le choix de faire du travail du sexe, en tant qu’adultes, il faut le rappeler : ça n’a rien à voir avec le trafic du sexe. »
Une étude publiée en début d’année par l’Université de Victoria, en Colombie-Britannique, montre d’ailleurs que le travail du sexe serait un choix professionnel « valorisant » pour plusieurs dans l’industrie et que les lois régissant le travail du sexe devraient tenir compte des raisons diverses et complexes pour lesquelles ces gens le font. « Des instruments inefficaces comme le Code criminel n’aident personne, surtout si le discours dominant veut que tous les TDS soient des victimes », affirmait au Vancouver Sun la scientifique et auteure de l’étude, Cecilia Benoit.
Au-delà de la notion contestée de victime, Quijano considère que le mouvement abolitionniste dans son ensemble crée un dangereux précédent pour une société libre. « Parfois, je trouve que leurs arguments s’apparentent au mouvement pro-vie, observe-t-elle. Mais on emballe le tout dans une enveloppe soi-disant féministe. Pour moi, en tant que femme cisgenre, ce que j’en comprends, c’est que la société essaie encore de me dire ce que je peux faire avec mon corps. Qu’il s’agisse de mes droits reproductifs ou du travail du sexe, ça revient au même discours. Et de [ne pas tenir compte de] l’existence d’hommes et de personnes trans qui font aussi du travail du sexe, c’est carrément une forme de violence et d’oppression contre eux. »
* Les prénoms ont été changés pour protéger l’identité des personnes citées.