On pensait que, comme le sparadrap sur le nez et les doigts du Capitaine Haddock, le bistrot du coin serait toujours là. On le voyait naviguer entre les amendes, les fermetures administratives ou les plaintes des voisins. On le prenait pour acquis en cas de coup dur, de coup de mou ou de coups entre potes. On avait tort.
Dans les années 1930, la France comptait un débit de boissons pour 85 habitants selon Didier Nourrisson dans Crus et cuites : histoire du buveur. Aujourd’hui, on tourne plutôt autour d’un bar pour 1 500 individus – ce qui fait dire à certains que les rades sont un espace en voie de disparition et qu’il faut absolument les inscrire au patrimoine immatériel de l’Unesco.
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Cendrine Bonami-Redler et Patrick Bard ont eux décidé de rendre hommage aux vieux comptoirs à travers un ouvrage Dans son jus : voyage sur les zincs, paru aux éditions Elytis. La première dessine, le second écrit et les deux racontent les derniers rades « authentiques » de Paris et sa banlieue, se lançant dans cette anthologie non-exhaustive après avoir appris la destruction du Café de la Poste.
« Il est finalement tombé en 2015, écrit Patrick dans le bouquin. Des alvéoles à cadres supérieurs le remplaceront, effaçant peu à peu sa mémoire. Mais la voracité des ogres promoteurs n’aura pas mes souvenirs. » Cendrine, qui se souvient avec émotion de ce bistrot du Pré-Saint-Gervais dont elle n’a dessiné que la façade, explique à MUNCHIES avoir d’abord dressé une liste des cafés fréquentés. « On pourrait se dire qu’on est de gros pochtrons, mais même pas. On aime juste ces lieux-là. »
Une méthodologie qui se heurte rapidement à la réalité : « On croyait ces endroits immuables mais on s’est aperçu qu’ils disparaissaient. Il y a déjà sept bars dans le livre qui ont fermé, d’autres qui sont sur la sellette et d’autres encore pour lesquels on est carrément arrivé trop tard. »
Pour faire partie de cette liste, Cendrine et Patrick posent certaines conditions. Il faut que le bistrot ait plus de 50 ans, qu’il serve encore des cafés – « On est tombé sur des bars qui sont devenus des restaurants qui n’ouvrent qu’à l’heure des repas » – et, critère primordial, que le comptoir ait un intérêt en tant qu’objet. « Il y en a quand même qui ont été un peu traficotés. »
Cendrine répète ensuite inlassablement la même chorégraphie. Elle débarque tôt le matin, généralement à l’ouverture, et dessine tout sur place, à la plume et à l’encre de Chine. Directement. Sans crayon. « Ça me donne un peu des nœuds d’estomac parce que je n’ai pas le droit à l’erreur et que je suis très à cheval sur la perspective. Mais j’aime mieux la spontanéité du trait. Quand je pars, le dessin est fini je ne le retouche pas. »
« En général, on ne voit pas le bar alors que c’est la première chose qui me saute aux yeux. On s’arrête rarement à la tronche des chaises mais plutôt à l’endroit où l’on va s’accouder. »
Personne ne remarque le manège de Cendrine ; « Le volume n’apparaît qu’avec la couleur. Dès que je la sors, les clients et le patron viennent me voir. La couleur, ça les touche. Ils comprennent que je suis en train de dessiner l’endroit. » Pour autant, la dessinatrice ne les représente jamais, arguant qu’il y a déjà pas mal de gens qui le font sur Internet.
« En général, on ne voit pas le bar alors que c’est la première chose qui me saute aux yeux. On s’arrête rarement à la tronche des chaises mais plutôt à l’endroit où l’on va s’accouder. J’aime bien dessiner ce que les gens oublient de regarder. Je trouve ça poétique. »
Quand on lui demande ce qui fait un zinc idéal, Cendrine insiste sur le caractère de son propriétaire. « Il faut qu’il y ait de l’humanité. Un patron sympathique ça donne un endroit sympathique. Il y a des bistrots qui sont peut-être moins charmants visuellement ou esthétiquement mais qui le deviennent grâce à l’humain. »
Elle cite volontiers ses chouchous ; le Vaudésir (XIVe), le Bougainville (IIe), Au bon coin (XVIIIe), Chez Léon (VIIIe) mais surtout Chez Ammad, l’autre nom de l’Hôtel de Clermont, au 18 rue Véron dans le XVIIIe. « Pour moi, c’est un incontournable. On dirait que tous les gens qu’on a virés de Pigalle s’y sont donnés rendez-vous. »
« Il y a beaucoup de vieux patrons qui ont repris le bar de leurs parents mais qui n’ont pas d’enfants et qui se disent ‘De toute façon, après moi, c’est fini’. »
À chaque adresse, Patrick ajoute un court texte, bourré de références – littéraires ou cinéphiles – comme pour La Renaissance dans le XVIIIe qui a accueilli le tournage du Mouton enragé de Michel Deville (1974) avec Jean-Pierre Cassel et celui d’Inglourious Basterds (2009) de Quentin Tarantino. « Le zinc c’est l’image de Paris, justifie Cendrine. À l’époque on pouvait aussi fumer à l‘intérieur, ce qui faisait de belles images ».
Cendrine et les rades, c’est une longue histoire. Architecte d’intérieur de formation, elle passe son diplôme en étudiant les guinguettes – ces cabarets populaires un poil ringard. Certains clients lui renvoient parfois l’image de son grand-père, pilier de bar qui y a laissé sa peau. « Il jouait au tiercé toute la journée, persuadé qu’il allait devenir riche. Comme les gens de La Maison du vin qui font le tour du comptoir jusqu’aux machines PMU avant de revenir. »
« Il y a encore des bars qui ne se sont pas fait éclater le comptoir par la Française des Jeux (FDJ), soupire-t-elle. Ces mecs sont des vautours. Ils meulent, coupent sur 1m20 et emboîtent leur meuble en plastique avec les jeux à gratter et leurs morpions. Les propriétaires doivent payer pour avoir ce meuble-là. Ils sont obligés, c’est du bakchich quoi. »
Dans La vie de bistrot, Pierre Boisard convenait que, malgré un enchaînement de fatalités, (durcissement de la législation interdisant de fumer ou limitant la consommation d’alcool des automobilistes), les bars avaient su s’adapter et conquérir une nouvelle clientèle.
« Certes, on n’y va plus pour jouer au flipper, passer de la musique ou téléphoner, mais ils proposent d’autres services et nous offrent bien des petits plaisirs. J’ai compris qu’un bistrot n’est pas seulement un zinc, un percolateur, une tireuse à bière et des tables, mais d’abord un état d’esprit, celui de qui le façonne à sa main. »
Cendrine est moins catégorique sur leur capacité d’adaptation. « Surtout, il y a beaucoup de vieux patrons qui ont repris le bar de leurs parents mais qui n’ont pas d’enfants et qui se disent ‘De toute façon, après moi, c’est fini’. Sachant qu’en plus, le prix au mètre carré continue de pousser, c’est un rythme impossible à tenir. »
Attachée à ces rades d’avant, elle insiste : « Je n’ai vraiment pas fait un livre de dessins. Pour moi c’est plus un livre de témoignages », comme si elle savait déjà que ces derniers îlots d’une époque révolue étaient condamnés.
Dans son jus, 128 pages, 27 €, Edition Elytis. Cendrine expose ses dessins au Vaudésir (41 rue Dareau, 75014 Paris) à partir du 14 février (vernissage à 18h30) jusqu’au 14 mars.
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