Didier Lestrade est le fondateur du meilleur magazine pédé de tous les temps

Photo de Didier Lestrade par Tante Odile

Si vous avez moins de 30 ans, que vous êtes hétérosexuel et séronégatif, il y a de fortes chances que vous ne connaissiez pas encore Didier Lestrade. Sachez qu’il est le pédé français le plus intéressant depuis la mort d’Yves Saint Laurent. En 1981, il a créé Magazine, ce qu’il a raconté dans son livre Kinsey 6, journal des années 80, parce qu’il est aussi écrivain. Magazine était un fanzine gay trimestriel qui pouvait aller jusqu’à 200 pages remplies d’interviews de gens passionnants, pédés mais pas que – de Paul Morrissey à Edmund White et de Renaud Camus à David Hockney en passant par John Waters ou Aragon – et de portfolios de Walter Pfeiffer, Jim Moss, Patrick Sarfati, Bastille, Mel Odom, soit les meilleurs photographes et illustrateurs de l’époque. Un truc beau, intéressant et hyper gay.

En 1987, Didier apprend qu’il est séropo, met fin à Magazine et commence à bosser pour Libé avant de créer Act Up Paris en 1989 (ce qu’il raconte dans son livre Act Up, une histoire) puis Têtu en 1995, tout en devenant un ennemi infatigable du bareback (ce qu’il explique dans son livre The End). Bref, Didier est un peu la maman de tous les gays français. Une maman militante et grande gueule…

Quant on a appris qu’il préparait une exposition autour de Magazine, on lui a passé un petit coup de fil en Normandie, où il cultive son jardin (ce qu’on apprend dans son livre Cheikh : Journal de campagne) en classant les souvenirs de cette période insouciante et hyper gaie…

Vice : Salut Didier, comment tu vas ? Je crois savoir que la rudesse de l’hiver t’empêche de t’occuper de ton jardin, là…
Didier Lestrade :
Ah ah, comment tu sais ça, toi ?

Bah tu racontes un peu ta vie sur Internet…
C’est vrai que j’aimerais bien être dehors mais d’un autre côté, comme j’écris et que de toute façon il fait mauvais cette année, j’ai décidé de laisser le jardin se reposer un peu. Si tu emmerdes les plantes, tu risques de leur faire plus de mal que de bien. Gamin déjà, quand je ne m’occupais pas des plantes, je rêvais sur des magazines comme Interview d’Andy Warhol, j’étais là, dans le fin fond de ma campagne, en train de m’imaginer comment c’était la Factory…

Tu le trouvais facilement, Interview ?
Au milieu des années 1970, y’avait un magasin, une cave boulevard Saint-Germain, où tu pouvais trouver tous les numéros parus d’Interview, posés sur le sol, sous blister. Tu pouvais acheter une année entière. À l’époque, j’avais pas de fric, alors je prenais le train la nuit pour éviter les contrôleurs, et j’arrivais le matin à Paris. Je m’achetais une ou deux années d’Interview, et puis je rentrais chez moi. Je lisais tout, de A à Z.

Bon j’imagine que tu es en train de préparer l’expo Magazine. Tu peux nous dire ce qu’on va y trouver ?
Beaucoup de photos que je ne trouvais pas très intéressantes à l’époque, des snapshots de trucs… des photos que j’avais jamais tirées, je les ai retrouvées dans une boîte. J’ai commencé à les scanner directement à partir des négatifs et à mettre tout ça sur Facebook. J’ai réalisé que je possédais une petite collection de snapshots de Tom of Finland, Paul Morissey, Keith Haring… Et je me suis dit : tiens c’est intéressant, ils sont devenus super célèbres. Mais à l’époque, je prenais juste des photos dans la rue, à chaque fois que je trouvais quelqu’un beau ou intéressant. Personne ne faisait ça en 1980, 1981, et moi j’ai des milliers de photos de l’époque.

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Dans Magazine, tu publiais les photos d’un photographe que j’adore, Walter Pfeiffer…
J’ai découvert son premier bouquin, et puis on est devenus amis. Walter, c’est un exemple typique de ce qui se passait dans la photographie masculine à cette époque-là. Plein de photographes ont commencé à se dire : « On va pas faire seulement faire de la photo de cul, avec des hommes-troncs, des bites et tout ça, on va vraiment faire du portrait. » Et nous, on était le canard qui montrait ça parce qu’avant Magazine, les gens avaient peur de se montrer. On commençait juste à se libérer de la peur de s’affirmer en tant que gay, et donc de poser à visage découvert dans un canard homosexuel.

L’homosexualité n’a été dépénalisée en France qu’en juillet 1982. Ça veut dire qu’avant, on risquait quelque chose ?
Non, mais disons qu’il y avait cette sorte de timidité, dans le sens où Gai Pied a commencé à paraître en 1979, 1980, et les lois antipénalisation sont apparues en 1981 avec l’arrivée de Mitterrand, on était juste dans la période charnière. Quand je suis arrivé à Paris, j’ai collaboré tout de suite avec un fanzine qui s’appelait Gaie Presse. Pour moi c’était évident : se cacher était hors de question. Nous, on aimait la photo de face, sans tralala. Le côté franc tu vois, le côté on se prend pas la tête et on n’a même pas envie de montrer qu’on sort d’une période d’homophobie. Et c’est ça qui était bien dans les photos de Pfeiffer, de Michel Amet et de tous les photographes qu’on aimait, c’est qu’on n’y voyait même pas passer la peur et l’homophobie.

J’allais t’en parler, parce que j’ai découvert Patrick Sarfati en m’intéressant à Magazine. C’est hyper sexy et hyper joyeux aussi. Ses photos de garçons en train de lutter dans la poussière, on dirait presque des chiots en train de se battre…
Et c’est ce qu’on voulait faire, un canard joyeux, on voulait pas être dans la souf­france. À chaque fois qu’on faisait une interview de John Waters ou de n’importe qui, on s’axait sur ce qu’ils faisaient, comment ils avaient grandi, mais jamais on ne mettait en avant la souffrance d’être homosexuel dans les années 1970. À force de se dire on est heureux, on est heureux, on finit par atteindre un état heureux. Donc on n’était pas du tout dans l’état d’esprit de l’homosexualité aujourd’hui, qui est toujours de penser à l’homophobie. Dans Magazine, ­l’homophobie n’existait pas.

C’est marrant de regarder le sommaire parce qu’on dirait que tu faisais la chasse aux pédés les plus intéressants de l’époque…
Parce qu’à l’époque ils étaient underground, ce qui était génial, c’est qu’on pouvait les rencontrer dans la rue. J’habitais à Saint-Germain-des-Prés et c’était vraiment le centre culturel de Paris, on ne parlait pas encore des Halles ou du Marais. J’étais au 42 rue Bonaparte, dans l’ancienne chambre de bonne de Jean-Paul Sartre, j’avais un balcon et je pouvais voir les gens passer dans la rue. Si je voyais David Hockney, je pouvais attraper un numéro de Magazine et le choper sur le boulevard pour lui dire : « Bonjour, je suis l’éditeur de cette revue gay, est-ce que ça vous dirait de faire une interview ? » À l’époque y’avait pas d’agents, c’était vraiment possible de rencontrer une personne dans la rue, de lui dire : « Bon vous êtes occupé, mais est-ce qu’on peut se rencontrer pour une interview – on ferait une photo très vite ? » Je crois que les gens étaient plus libres, et surtout on arrivait avec une revue comme Magazine, et y’en avait pas ­cinquante mille, des revues indépendantes comme ça, des fanzines gay. Les gens disaient : « Tiens, oui, pourquoi pas ? »

T’avais 22 ans quand t’as commencé, et tu travaillais dans un hôtel la nuit, c’est ça ?
Non, je travaillais dans un hôtel le matin, de 7 heures à 15 heures. C’était affreux, j’étais groom, j’avais un costume super laid. Je menais une double vie, le matin je me levais très tôt pour aller bosser, et à partir de 15 heures je faisais Magazine. Souvent, je faisais même Magazine le matin, je me planquais dans les sous-sols de l’hôtel pour retranscrire des interviews. Je veux pas exagérer le côté ­pittoresque, mais j’ai vraiment fait ça ­pendant des années. Et le peu d’argent que je gagnais, bah ça payait les dettes de ­l’imprimeur. J’ai arrêté Magazine en 1987, c’était un gouffre financier, et j’en pouvais plus de bosser dans un hôtel pour payer les dettes, y’a un moment c’est devenu trop aliénant. En plus, les trois derniers numéros de Magazine sont jolis, exactement comme on voulait, alors on s’est dit : « C’est bon, on a atteint le niveau de qualité qu’on ­voulait », et on a arrêté.

Tu peux m’expliquer le choix de la couver­ture ? Pourquoi y’a pas de photo ? C’est hyper nazi sobre.
En fait, tout ça je le dois à mon collaborateur Misti que j’ai rencontré quand je suis arrivé à Paris, il est devenu mon boyfriend et il m’a tout expliqué, la maquette, la typo. Il faisait partie de cette génération de graphistes qui savaient dessiner des lettres. Et la couverture du premier numéro de Magazine a été imprimée en sérigraphie. Misti était en train de créer les volumes de la couverture, et pour me les symboliser, il m’a mis le bandeau et le carré central dans des couleurs différentes. Alors moi je lui ai dit : « Attends Misti, on va pas mettre de photo, c’est ça qu’il faut qu’on garde », pour le côté abstrait du truc, avec juste la police eras bold, et puis faire trois bandes de couleur et puis c’est tout. Et c’était tellement évident que tout de suite on s’est dit : « Bah oui c’est ça qu’on va faire », et on a fait ça jusqu’à la fin.

Quatre photos du grand Walter Pfeiffer

Il y a ce petit logo aussi, au-dessus du titre.
Oui, parce que Misti avait un côté complètement rétro. Et le blason, on savait très bien que déjà en 1980 ça allait être considéré comme quelque chose d’un peu réac’, un peu facho, mais quand Misti a fait le blason, j’ai dit : « Mais putain c’est ça qu’il faut faire, on va complètement exagérer le mystère de ce qu’est un canard pédéraste. » Dès le début on nous a traités de fachos, et on a joué là-dessus.

Vous publiez des photos érotiques, mais jamais rien de porno. Pourquoi ?
Bah parce que ce qui nous intéressait à cette période-là, c’était de publier des dessinateurs érotiques, mais à chaque fois on publiait pas le plus hard de ce qu’ils faisaient, parce qu’on a toujours eu un côté nunuche. On était toujours très intéressés par le visage. Quand on choisissait des dessins de Tom of Finland, bah on prenait les plus gentils. On voulait qu’il y ait une unité entre les photos qu’on sélectionnait, et y’avait surtout du portrait, les photos de Michel Amet par exemple, où c’est que des visages, c’est ça qui nous rendait dingues.

Magazine était distribué à New York et à San Francisco, est-ce qu’il y avait une sorte ­d’internationale pédé ?
Y’avait une sorte d’internationale pédé. Stanley Stellar, un photographe américain, il connaissait Magazine, on le savait même pas ! Il y avait un autre magazine, une belle revue, c’était Folsom à San Francisco. Je l’apporterai à l’expo, pour que les gens ­puissent voir la couverture, c’était l’équivalent de Magazine mais tout en couleurs et en grand format, avec que des cuirs…

Toi t’étais pas du tout cuir.
Non, non non. Moi j’étais pas du tout cuir. On mettait des photos de cuirs parce que c’était le côté avant-gardiste du cul. Mais on n’était pas dans ce trip. Nous, on était plus dans les mecs normaux. Notre grand plaisir, c’était de publier des photos de mecs qu’on voyait au Palace ou dans les clubs, les bars. C’est ça qui nous excitait le plus.

Tu parles d’être le reflet de la scène club. Tu peux m’expliquer ce qu’est un clone ?
Un clone, c’est un moustachu, tu vois, c’est le pédé tel qu’il a été créé aux États-Unis, le role model des années 1970 et du début des années 1980, le mec avec un jean, une paire de Timberland, moustachu avec les cheveux courts. C’est les mecs qu’on voit dans le film Cruising avec Pacino. C’était ce qu’on voulait être, nous. On était des crevettes, on faisait pas de gym on avait pas l’argent, on pouvait pas aller aux États-Unis. Les clones, ce sont les mecs qui tenaient le haut du pavé de la culture pédé à l’époque, les gens dont parlait Renaud Camus, les plus beaux mecs qui allaient au Palace, qui avaient le fric, qui baisaient et qui prenaient de la drogue.

Y’a un autre truc qui m’étonne dans Magazine, c’est que vous étiez pas hétérophobes. Je veux dire, tu publiais des interviews des Sparks par Wizman, tu interrogeais Aragon. Aragon était pas pédé…
Oui, mais toujours des gens à la marge. Ariel Wizman, à l’époque, il était tout le temps en train de traficoter avec des pédés. Aragon, c’était une créature. Donc l’idée, c’était qu’on interviewait pas toujours des pédés, mais aussi des gens qui avaient une influence sur les pédés.

En haut : deux des visages qui rendaient Didier fou, par Michel Amet. En bas : un Teuton tatoué par Rüdiger Trautsch et un clone américain par Jim Moss

Pourquoi tu dis qu’Aragon est une créature ? Pour moi, c’est un poète stalinien.
Bah Aragon quand même, y’a eu des poèmes, il était dans une bande de gens qui étaient… Je sais pas, il était à côté des pédés de l’époque, les Cocteau et tout ça. Pour nous, c’était une belle occasion. On savait que c’était des messieurs qui allaient mourir, Paul Bowles, Aragon, tout ça, on se disait quand même vaut mieux le faire maintenant que trop tard. Et puis, c’était la scène de Saint-Germain. Aragon, on l’a interviewé dans une brasserie au carrefour de la rue du Bac. Souvent, je savais pas qui c’était, mais je ­faisais confiance aux personnes qui collaboraient à Magazine : « Nan, mais Didier, il faut faire une interview de Paul Bowles », et je disais : « Bah bien sûr je suis d’accord. »

Et Yves Mourousi, tu te souviens de ce que vous vous êtes raconté ?
C’est pas moi qui ai fait l’interview parce que le gros fan c’était Misti. Mourousi, il était tout le temps en train de faire le con, de ­sortir en boîte, de baiser, de prendre des drogues. Tu vois, je crois pas qu’il y ait d’équivalent de ça maintenant. Quand Mourousi faisait une fête, tout le monde rappliquait. Tout le monde en entendait parler, c’était vraiment un leader. Quand on a fait son interview pour Magazine, c’était un symbole, le mec en avait rien à foutre d’être interviewé dans une revue gay… Et maintenant, on voit tous ces journalistes qui disent pas qu’ils sont pédés.

Tu dis qu’il n’y avait pas de place pour le misérabilisme dans Magazine. C’est pour ça que ça s’est arrêté au moment de l’arrivée du sida ?
Non, non, je pense qu’on aurait pu continuer Magazine encore si on s’était remué le cul pour avoir moins de problèmes d’argent. Moi, en 1987, je suis devenu séropo, je me suis dit tu vas pas passer le reste de ta vie à payer les dettes d’un journal que t’adores mais qui t’empêche de vivre. Et c’est là que j’ai commencé à travailler pour Libé. Magazine ça a été une carte de visite pour Libé, des gens comme Gérard Lefort savaient ce qu’on faisait à Magazine.

Et c’était marrant ?
Bah j’en revenais pas de pouvoir travailler à Libé. J’ai commencé à écrire sur la house, et Bayon m’a donné carte blanche, je savais pas que ça pouvait exister, un truc pareil. Là on va sortir le recueil de mes 200 ou 300 meilleures chroniques house pour Libé. Et c’est étrange que ça sorte maintenant, quand je relis les textes, je vois bien qu’il y a pas de journal maintenant où on pourrait publier ça. C’est le formatage du journalisme qui fait que maintenant, quand tu veux écrire un truc que tu penses vraiment, il y a très peu de médias pour le sortir.

Il faut le faire dans un fanzine.
Oui, voilà, ou tu le fais sur Internet. Maintenant si tu sors un peu d’un truc… Si tu as un humour, comme vous, vous faites, vous avez le culot de vous foutre de la ­gueule d’un peu tout le monde, même des pédés, de sortir du politiquement correct… tout de suite t’as une fatwa qui te tombe dessus et ça prend des proportions… T’es brûlé, quoi. Moi, y’a plein de gens qui me disent : « Mais pourquoi tu dis pédé ? », mais attendez les mecs, c’est pas comme si c’était « nigga ». Et encore, les noirs américains ont le droit d’utiliser le mot nègre quand ils veulent. Nous, on a le droit de dire pédé, et on va pas se mettre en colère quand des mecs qu’on sait drôles utilisent ce mot. C’est ça qui est effrayant aujourd’hui, c’est que tu te retrouves avec plein de pédés qui disent : « euh, ouais, mais nan », alors quand c’est des hétéros c’est no way. Ça veut dire qu’eux-mêmes s’empêchent de parler de leurs propres problèmes avec humour. Je trouve ça totalement débile.

Et là tu travailles comme rédac chef d’un site qui s’appelle minorités.org, c’est bien ça ?
Je me suis fait virer de Têtu il y a un an et demi. Et comme je peux me permettre de ne pas travailler pendant un an ou deux avec l’argent de mes indemnités, j’ai décidé de développer un point de vue politique un peu radical, d’ouvrir ma gueule pour parler de ce qu’on ne dit pas tellement dans la presse gay et le milieu sida. J’avais des amis en Hollande et en Belgique qui avaient ce site qu’ils avaient laissé en sommeil, je leur ai dit : « Attendez, vous avez une marque vraiment incroyable, faut pas laisser ça ­dormir. » J’ai un peu investi dedans, l’idée c’est qu’au bout d’un an ou deux, on devienne un petit think tank sur les ­histoires de minorités : pédés, sida, arabes noirs, tous les sujets fouille-merde d’aujourd’hui. Sortir du politiquement correct, dire : « Y’a des minorités maltraitées par la société », et voir comment on peut faire pour raconter des histoires qui montrent que ce que vivaient les pédés, dans une ­certaine ­mesure, c’est ce que vivent les musulmans aujourd’hui, et faire en sorte que tout ça puisse se connecter.

L’expo « Magazine » aura lieu du 29 avril au 18 juin 2010 à la galerie 12mail, 12 rue du mail à Paris