Alors que la réalité économique aurait pu limiter le rayonnement des Disques du Crépuscule, les raisons de fantasmer son histoire sont au contraire nombreuses : un nom en accord avec l’esprit post-punk et la grisaille de Bruxelles, un directeur artistique (Michel Duval, futur fondateur de Delabel et Because) relativement proche de Tony Wilson, une associée aux liens très étroits avec la scène anglaise (Annik Honoré a certes été l’amante de Ian Curtis, mais elle était surtout correspondante à Londres pour le magazine belge En Attendant), une brève collaboration avec John Cale et Brian Eno (que Duval rencontra au Hurra’s, où New Order joua son premier concert new-yorkais), un fanzine culte (Plein Soleil), une esthétique à la fois épurée et mélancolique et une compilation par an visant à créer un pont invisible entre les sonorités en vogue outre-Manche et les artistes émergeants en Belgique (Digital Dance, The Names, Marine ou Front 242, notamment)…
Hormis la mythique compilation From Brussels With Love – nommée ainsi en hommage à James Bond, de même que son numéro de catalogue : TWI 007 -, les Disques du Crépuscule se sont donc attachés à publier les productions de quelques jeunes blancs becs au long manteau et à la mélancolie apparente (A Certain Ratio, Section 25, Winston Tong, Cabaret Voltaire,…), à organiser des soirées à jamais fantasmées au Plan K de Bruxelles et à participer à l’utopie pop qui envahit l’Europe au cours des eighties. Aujourd’hui, Paul Haig (Josef K), Stuart Moxham (Young Marble Giants), Michel Sordinia (The Names), Anna Domino, Blaine L. Reininger (Tuxedomoon) et le graphiste Jean-François Octave témoignent.
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Noisey : Comment êtes-vous entré en contact avec Les Disques Du Crépuscule ?
Paul Haig : À dire vrai, c’est le label qui est entré en contact avec nous et nous demandé si on souhaitait venir en Belgique pour jouer quelques concerts. Après ça, ils nous ont demandé si on aimerait bien enregistrer un single pour le label et ça a donné : « Sorry For Laughing », que nous avons enregistré à Bruxelles. Suite à notre séparation, Les Disques du Crépuscule ont même publié un single d’adieu, « The Farewell Single ».
Anna Domino : J’ai rencontré Michel Duval à New York grâce à des amis en commun et lui ai envoyé une cassette avec quelques unes de mes chansons, toutes enregistrées tard dans la nuit avec des casseroles ou des poêles. Quelques mois plus tard, il m’envoie un billet pour Bruxelles : j’avais dix jours pour enregistrer l’album dans un studio non conforme, sans ingénieur et avec des problèmes d’électricité.
Blaine L. Reininger : On devait jouer en première partie de Joy Division au Plan K, mais Ian Curtis venait de se tuer. Du coup, notre rencontre a été retardée, mais ça a fini par se produire et Michel Duval est devenu quelqu’un de très important dans ma vie.
Jean-François Octave : À Bruxelles, je vendais mes fanzines à la sortie des concerts de rock. Gilles Verlant a écrit un article sur moi dans le magazine belge En Attendant, décrétant qu’il les adorait et que c’était le truc le plus snob dans le milieu des fanzines belges. Un peu plus tard, Michel Duval, dont je connaissais bien la petite amie de l’époque, m’a contacté.
Stuart Moxham : C’était il y a très longtemps, en 1992 je crois. On les avait croisé dans un café nommé La Porchetta Pollo Bar à Soho et c’est tout de suite devenu très amical entre nous. C’est marrant parce que je suis retourné pour la première fois dans ce bar il y a peu. Pour être honnête, je ne connaissais pas du tout le label à l’époque, et je le connais toujours peu aujourd’hui. Tout ce que je sais, c’est qu’ils étaient disponibles pour répondre à nos questions.
Michel Sordinia : The Names est né en 1977 [sous le nom de The Passengers, changé pour The Names en 1979] et a enregistré un premier EP [Spectators of Life] paru chez WEA. Nous avons ensuite signé chez Factory Records et entamé une collaboration régulière avec le producteur de Joy Division, Martin Hannett. « Nightshift » fut notre premier single sur Factory. Michel Duval a créé Factory Benelux en accord avec le label de Manchester, et nous y avons fait paraître « Calcutta ». Michel ayant créé Les Disques du Crépuscule [tout en poursuivant Factory Benelux], nous avons assez logiquement fait quelques enregistrements [dont l’album Swimming] pour cette structure qui lui tenait particulièrement à cœur.
Michel, tu as l’avantage d’avoir publié des productions chez Factory également. Comment étaient les relations entre ces deux labels ? Quelle comparaison peux-tu faire entre Tony Wilson et Michel Duval ?
Michel Sordinia : Hormis le fait de ne venir ni l’un ni l’autre d’une voie musicale, Tony et Michel avaient en commun l’enthousiasme et l’audace, le talent de sentir l’air du temps avant qu’il ne se vicie au contact du commerce. Et le souci permanent de privilégier l’artistique. Ce fut très excitant de rebondir sans cesse entre les deux villes et les deux labels qui étaient au cœur de tout ! Les relations de départ étaient simples : Factory Benelux sortait des disques de groupes Factory comme nous, Les Disques du Crépuscule signaient leurs propres choix artistiques. Nous sommes les seuls à avoir émargé des deux, même si nos racines étaient et sont encore « factoriennes ». Notre nouvel album Stranger Than You vient de paraître sur Factory Benelux. Encore et toujours…
Selon toi, quels étaient les avantages d’un tel label ? Tu penses qu’il était en avance sur son époque ?
Michel Sordinia : Des avantages, il y en avait plein. À commencer par un esprit très créatif, soufflant sur les musiciens mais aussi sur les peintres, graphistes et vidéastes, participant aux aventures de Crépuscule. Une forte capacité à mobiliser les énergies, et des budgets, autour d’enregistrements et de tournées ! Il y avait une orientation résolument « arty », bien sûr, mais conjuguée à une culture du plaisir.
Justement, comment définiriez-vous des personnalités telles que Annik Honoré et Michel Duval ? J’imagine que vous avez des souvenirs précis avec eux…
Stuart Moxham : Comme 90 % des gens que j’ai rencontré au sein de l’industrie musicale : plutôt cools, sincères, réellement passionnés de musique et uniquement intéressés par l’idée de produire une culture alternative.
Anna Domino : Certains trouvaient Michel énigmatique, moi je le trouvais compliqué. Il n’avait jamais une réponse simple à une question. Je pense que ses origines aisées l’incitaient à ne fréquenter que des gens select. D’ailleurs, il n’hésitait pas à monter les personnalités les unes contre les autres si ça servait son intérêt.
Blaine L. Reininger : Michel Duval avait un caractère très singulier. Beaucoup diront qu’il s’agissait d’un connard, mais c’est tout l’inverse. Lorsque j’ai quitté Tuxedomoon pour monter mon propre projet, c’est lui qui a payé mon loyer et mes factures tout en m’offrant des séances d’enregistrement. Il était l’équivalent de Tony Wilson.
JF Octave : Michel était un vrai ami, à l’époque. J’adorais son côté « curieux de tout ». On est même venu à Paris ensemble pour rencontrer Jeanne Moreau et la faire participer à la compilation From Brussels With Love. Je me souviens qu’un jour, c’était mon anniversaire, il a sonné à la porte, et il a déposé un livre sur Ingrid Bergman et un disque de Mahler pour moi sur l’escalier, trois étages plus bas, puis il s’est éclipsé… Mais bon, il adorait aussi les conflits… C’était assez épuisant parfois.
Michel Sordinia : Michel a su cristalliser des talents parfois très différents d’une manière absolument remarquable. Annik était une belle personne, sur tous les plans, bien plus qu’une « pièce rapportée » façon petite amie de chanteur maudit. Elle a bien sûr joué les intermédiaires entre Bruxelles et Manchester (elle a plus d’une fois transporté des bandes magnétiques, des masters, dont les nôtres, entre les deux villes). Mais beaucoup plus, elle était une source d’inspiration. À la reformation des Names, en 2007, à la reprise des Factory Nights au Plan K, elle était encore là, comme Michel d’ailleurs. Elle nous manque terriblement.
Grâce à Annick, j’imagine que vous avez eu l’occasion de rencontrer plusieurs groupes anglo-saxons ?
JF Octave : J’ai eu l’occasion de rencontrer Joy Division, mais ce groupe m’emmerdait assez. Je me souviendrai toujours du jour où ils étaient chez moi à parler du fait d’acheter une Citroën CX, ce que je trouvais ringard au plus haut point. Je préférais de loin les gens d’A Certain Ratio, beaucoup plus fun !
Comment étaient négociés les contrats à l’époque ?
Paul Haig : Les contrats ? Ça n’a jamais fait partie du vocabulaire du label [rires].
Stuart : On était très naïfs à l’époque, on avait simplement négocié avec Rough Trade jusqu’alors. Tout s’est donc fait naturellement, sans réelles négociations. On était déjà bien contents de voir notre album produit et diffusé en dehors de l’Angleterre. On n’avait rien à perdre, on a juste signé. D’ailleurs, notre contrat comportait des éléments absurdes. Du genre, l’« univers » pour le lieu de signature et « perpétuité » pour la durée de notre contrat.
Michel Sordinia : Je ne me souviens pas avec précision de l’existence ou non de contrats discographiques. Mais il y a eu des contrats d’éditions avec Bruits Essentiels, le département édition du label. Tout ce dont je me souviens.
On a tendance à idéaliser ce genre de comportement aujourd’hui, mais j’imagine que ça avait quelques contraintes, non ?
Anna Domino : Le mode de fonctionnement des Disques du Crépuscule a directement provoqué la dissolution de certains groupes. Ceux-ci étaient si pauvres qu’ils devaient penser à réorienter leur carrière. Je me suis moi-même retrouvé dans ce genre de situation. Un contrat avec le label stipulait que je devais enregistrer huit albums pour eux. Un seul est sorti, Mysteries Of America. Si bien que j’ai commencé à enregistrer de nouvelles chansons sous un autre nom au sein d’autres maisons de disques. Mais c’était compliqué, j’ai longtemps eu l’impression de ne pas parvenir à me libérer de cette forme d’esclavagisme.
JF Octave : Honnêtement, l’absence de contrat et le fait d’être payé des cacahouètes me laissaient complètement indifférent. En revanche, un jour, alors que j’étais en voyage et que j’avais donné tout le matériau pour un projet de disque, Michel a complètement changé le concept en mon absence supprimant toutes mes images… Après ça, je me suis peu à peu éloigné de Crépuscule. La rupture a eu lieu quand le label a refusé un 2ème projet que j’adorais. Deux ou trois ans plus tard, Patrick Roques [graphiste originel de Tuxedomoon] l’a vu et l’a pris pour une pochette chez Antilles Records à New York. Soudain, je me suis également rendu compte que je pouvais être payé plusieurs milliers de dollars…
Jean-François, tu avais conscience de faire partie d’un label à l’identité graphique très forte ?
JF Octave : Pour moi, les Disques du Crépuscule correspondaient exactement à l’idée que je me faisais de l’art : une chose hybride, essayant de mélanger musique, littérature et arts plastiques. Tout se juxtaposait et c’était très excitant. Michel et moi lisions les mêmes livres, avions les mêmes envies de choses inclassables, etc. J’étais un fan de Brian Eno mais aussi de trucs comme Astrud Gilberto, je lisais Proust, je trouvais Jeanne Moreau sublime dans Eva, j’écoutais la K7 d’Harold Budd en boucle dans ma chambre, et j’avais fait rencontrer Michel et le groupe Der Plan, avec qui j’étais très proche à Düsseldorf.
Tu as participé à la réalisation de la pochette de la première compilation du label, From Brussels With Love. Quelle était l’idée de départ ?
JF Octave : Michel voulait une K7 audio dans une pochette de format 7inches, puis il m’a donné carte blanche pour le concept de la « plaquette ». On a discuté de l’idée de tous les derniers endroits « isolés » au monde : l’île déserte, le monastère, la prison, le chalet de montagne… J’ai fait toute une série de dessins, et j’ai écrit moi-même des textes que j’ai fait traduire en japonais, en russe et dans d’autres langues, avant de les recopier à la main par la suite.
Cette pochette a été réalisée aux côtés de Benoît Hennebert, que l’on a rapidement considéré comme le « Peter Saville belge ». C’est une définition qui te semble juste ?
JF Octave : Benoît était terriblement talentueux. C’était sûrement le meilleur graphiste belge, dans le genre. Moi, je ne me suis jamais considéré comme un « vrai » graphiste : je suis un artiste plasticien qui fait aussi des projets d’affiches, des pochettes, etc. Par contre, pour From Brussels With Love, je n’étais pas du tout aux côtés de Benoît. Benoît a conçu les ¾ des produits Crépuscule, mais le projet graphique de cette compilation était de moi à l’origine. Cela dit, Michel a peu à peu changé certaines choses, ajouté des photos de Charles Van Hoorick, un dessin de Ted Benoît, une page de Benoît Hennebert, et un dessin de Richard Jobson. Le résultat final est donc assez éloigné du projet d’origine.
Le Plan K, ancienne raffinerie reconvertie en salle de concert, semblait être le point de ralliement des différents artistes du label. Vous avez eu l’occasion d’y jouer ?
Michel Sordinia : Nous avons joué plusieurs fois là-bas, au tournant des années 1970 et 1980, avec A Certain Ratio, Section 25 ou The Durutti Column, puis à deux reprises ces dernières années lors de deux « Factory Nights ». L’atmosphère du club était très stimulante, singulière, un peu new-yorkaise, sensuelle et intello à la fois. Une bulle parfaite.
Paul Haig : On y avait joué pour la Saint-Sylvestre avec Orange Juice. Il y a avait une atmosphère sauvage avec des punks et des skinheads en train de jeter des plats remplis de bouffes au visage d’Edwyn Collins.
JF Octave : Évidemment, j’étais tout le temps au Plan K. J’ai même conçu un certain nombre d’affiches pour les concerts et autres activités du lieu. C’était un endroit à l’image de Crépuscule, essayant de mixer performances [William Burroughs y a eu sa soirée hommage], concerts [dont un fameux concert de Joy Division], et soirées à thème, incluant un dancefloor, des expos, des films, etc. Je me rappelle particulièrement d’un concert fabuleux de Young Marble Giants le 19 juin 1980 où le public ne voulait plus les laisser partir. Ils ont été obligé de jouer deux fois tout leur album [rires].
Stuart Moxham : Franchement, je ne m’en souviens pas. Mais bon, si je ne dis pas de conneries, c’était notre unique concert là-bas et ça date de 35 ans. C’est un peu logique de l’avoir oublié.
Enfin, comment expliquez-vous l’importance de Bruxelles en matière musicale à cette époque ?
Michel Sordinia : Il faut savoir qu’avant le punk et le post punk, Bruxelles était en avance sur d’autres villes plus importantes, dont Paris et Amsterdam, sur le fait d’inviter des groupes d’avant-garde à venir jouer. Dès l’époque du rock progressif, une certaine presse (dont les hebdos Télémoustique et Humo) commençait à émerger. Il y avait donc un terreau favorable. Et puis est apparu Factory Records à Manchester et une poignée de Bruxellois ont réagi au quart de tour, les groupes de là-bas débarquant très vite au Plan K, situé rue de Manchester. Ça ne s’invente pas !
Anna Domino : Bruxelles était extraordinaire à cette époque. Des groupes du monde entier venaient là-bas. Malheureusement, c’était encore une ville marquée par la seconde guerre mondiale. Il y avait cinq types de police différentes, toutes armées jusqu’au dent avec le droit d’entrer dans n’importe quel café et d’exiger vos papiers. Dans les années 1980, je trouvais Bruxelles et Berlin beaucoup plus effrayantes que New York. Heureusement, tout a changé aujourd’hui et la ville continue d’être toujours aussi créative.