« Lower East Side » parisien pour Libération, « cancer urbain de la drogue » pour Paris Match. Comme le rappelle Alexandre Marchant, doctorant en histoire et diplômé de l’École normale supérieure de Cachan, l’îlot Chalon a toujours eu mauvaise presse. Composé de plusieurs passages très étroits situés derrière la Gare de Lyon, ce quartier datant du XIXe siècle sera l’un des symboles de la « réhabilitation » du centre de Paris – réhabilitation non dénuée de calculs moins avouables.
Habité principalement par des immigrés et des descendants d’immigrés – Chinois, Italiens, Maghrébins, Sénégalais – ce lieu délaissé par la municipalité et la police deviendra un véritable supermarché de la came à partir de 1982, avant que la Mairie de Paris ne se décide à intervenir en 1984. Le passage Brunoy, la rue Raguinot, le passage Gatbois, la rue de ChaIon – autant de lieux qui deviendront inacceptables aux yeux des pouvoirs publics, désireux de réhabiliter le quartier en construisant le ministère des Finances, le palais omnisports de Paris-Bercy ainsi que l’extension de la Gare de Lyon.
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Après avoir laissé pourrir l’îlot Chalon à dessein afin de forcer ses habitants à le quitter, le gouvernement et la Mairie observeront avec satisfaction le départ des dealers vers Stalingrad ou la Goutte-d’Or. C’est dans ce contexte-là que le photographe Francis Campiglia a pris la direction de l’îlot Chalon, afin de documenter le chant du cygne d’un quartier qui finira par être enseveli sous le bétonpurificateur de la rénovation urbaine. Il en tirera un livre, L’îlot Chalon : chroniques d’un quartier de Paris, 1986-1995. J’ai eu l’occasion de discuter avec lui afin d’en savoir plus sur son expérience dans ce quartier légendaire.
VICE : Je crois savoir que tu as débarqué dans l’îlot Chalon par l’intermédiaire d’Hervé Haine, un mec de la scène punk de l’époque.
Francis Campiglia : En fait, au début des années 1980, je réalisais des films personnels avec ma propre caméra. En 1983, j’ai voulu m’essayer au tournage de clips. J’ai passé une petite annonce dans Télérama. Des musiciens m’ont répondu – Hervé Haine et sa bande.
Hervé habitait chez la mère de sa copine, au cœur de l’îlot Chalon. Il était parti de chez ses parents assez tôt et avait mené une vie un peu dissolue. Au fil du temps, j’ai fini par faire plus ou moins partie du mouvement punk, et par photographier les Négresses Vertes, la Mano Negra, les Garçons Bouchers. Je n’ai jamais fumé un joint de ma vie, mais j’étais très proche d’eux, et ils m’acceptaient.
À quoi ressemblait le quartier, au début ?
Il n’était pas si misérable que ça. On y croisait des petits fonctionnaires et des ouvriers. Le quartier est tombé en décrépitude quand la SNCF et les pouvoirs publics ont décidé d’agrandir la Gare de Lyon – ils ont laissé pourrir cet endroit afin de forcer ses habitants à quitter les lieux.
Des Maghrébins, des Africains, des Chinois vivaient là depuis des décennies. Le problème est venu des squats – plus ou moins laissés tranquille par la préfecture de police. Au final, des descentes de flics ont été organisées et les squats ont disparu – mais pas les trafics nocturnes, toujours bien réels.
Comment as-tu réussi à te faire accepter ?
J’ai débarqué dans le quartier alors que j’étais un novice total. Je me suis dit que j’allais essayer de prendre quelques photos, mais les habitants avaient été dégoûtés des journalistes – qui racontaient n’importe quoi. Il fallait voir les articles qui paraissaient dans Match à l’époque… J’ai dû être patient. J’ai rencontré des gens, ai mangé avec eux. Hervé Haine me servait de caution. Ça m’a pris 6 mois avant d’être intégré.
Alors, ce quartier, il était vraiment chaud ?
Eh bien, pendant la journée, il n’y avait pas beaucoup de monde. Mais, quand le soleil se couchait, tu ne pouvais pas descendre et photographier ! Les photos de nuit, je les ai prises depuis la fenêtre d’un riverain – sinon, je me serais fait éventrer.
Les flics ne venaient pas souvent, sauf lors de grosses opérations de saisie de drogue – des campagnes de com’, en fait. Il fallait montrer que la Mairie et la préfecture s’activaient contre les squats.
Au milieu des années 1980, le secteur était voué à la démolition. Les logements se vendaient-ils pour une bouchée de pain ?
En fait, les habitants faisaient de la surenchère puisqu’ils savaient qu’ils allaient être expropriés. La société d’économie mixte de la mairie et de la SNCF a été obligée de monter les prix pour les faire partir. Les riverains renâclaient et ont même créé une association de défense du quartier – qui n’a rien défendu d’ailleurs !
Je vois. Merci Francis.
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