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Ça fait 25 ans que E-40 est en avance sur son temps


Au milieu des années 80, E-40 vendait des mixtapes pour son groupe The Click chez les vendeurs de spiritueux de South Vallejo, en Californie. 30 ans plus tard, les choses n’ont pas changé. Vous pouvez toujours trouver E-40 dans les rayons, mais plutôt sur l’étiquette de sa liqueur de malt ou sur ses bouteilles de vin que sur des cassettes. Il fait toujours de la musique avec la même attitude DIY, celle qui lui a permis de devenir une des figures les plus prolifiques du hip-hop, et il continue de représenter, via sa musique, son poulain Nef the Pharaoh et son label Sick Wid It, la Bay Area, région de la baie de San Francisco qui s’étend de Vallejo au Nord (là où E-40 a grandi) à San Jose au sud en passant évidemment par Oakland.

Né Earl Stevens, E-40 symbolise le féroce esprit d’indépendance lié à la Bay. Son don pour les affaires, légales comme illégales, ont fait de cet homme un pionnier de la Napa Valley. Sans aucun deal en major, il influence la pop culture depuis 3 décennies, et a eu un impact colossal sur la réthorique et le vocabulaire du hip-hop moderne. Si G-Eazy s’appelle comme ça, c’est parce que E-40 a popularisé le terme « for sheezy » (qu’on peut traduire par « la véritééé »), et D.R.A.M. et Lil Yachty devraient lui filer un bout de leur Grammy pour l’utilisation du mot « Broccoli » sur leur tube du même nom, un terme d’argot désignant la marijuana popularisé, lui aussi, par E-40. Aujourd’hui, et à bientôt 50 ans, il fait toujours des apparitions sur des disques d’or ou de platine, défiant l’opinion populaire qui veut que le rap soit une affaire de jeunes. Pour E-40, aussi longtemps que tu continues à assurer, l’âge n’est qu’un chiffre, et E-40 n’est pas du genre de type à parler chiffres s’il ne s’agit pas de billets de banque.

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Du son hyphy généralisé de DJ Mustard à l’hommage de Drake à Too $hort sur « For Free », les gens s’inspirent des saveurs de la Bay Area depuis des années, et pourtant, la région est souvent oubliée dans les débats sur l’avant-garde hip-hop. À l’heure où l’industrie des nouvelles technologies est en train de transformer San Francisco et ses cités voisines en gigantesque SodoSopa, on a demandé au taulier ce qu’il en pensait et quels espoirs il plaçait dans la génération à venir.

Noisey : Tu te présentes comme Earl ou E-40?
E-40 : Earl ou E-40, peu importe. Je peux tout te vendre, tu me suis, je maîtrise les suites exécutives.

C’est quelque chose d’important d’avoir grandi dans la Bay ?
C’est une question de voyoucratie, d’être un voyou intelligent, tu vois ce que je veux dire ? Je suis un bandit responsable. C’est la meilleure ligne de conduite qui soit. Si t’es voyou à 100 %, tu ne pourras pas prospérer comme tu veux. Et si tu es trop corporate, tu ne pourras pas prospérer du tout. Parce que très souvent, surtout dans mon champ d’action, la rue valide tout… Elle donne le feu vert aux suburbs et au reste du monde. Quand la rue est à fond sur un truc, ça signifie que c’est cool d’être à fond sur ce truc. Quand la rue t’abandonne, tu n’as plus de validation. Ca peut être les fringues, ça peut être n’importe quoi, l’alcool, n’importe. Donc c’est à toi de rester pertinent. Tu vois ? De rester éveillé et au taquet.

Quand as-tu commencé à rapper ?
En 1979, quand j’ai entendu Sugarhill Gang. J’avais 11 ans, j’étais en 5ème.

Tu t’es déjà retrouvé à court d’énergie ?
Tu sais quoi, mec, quand je ne suis pas en studio, je suis en manque. C’est comme la dope. Même quand je suis en vacances pour une semaine ou deux, j’essaie au moins de me trouver un studio pour une journée. Il faut que je touche un micro ou autre chose, mec. C’est ma passion. J’ai commencé à jouer de la batterie en CM1. Et ensuite j’ai monté un groupe, et j’ai continué comme ça jusqu’en terminale.

Tu as un gros passif musical. Les gens n’en parlent pas beaucoup.
Caisse claire, grosse caisse, fanfare, bruh ! Je faisais de la musique, et j’ai réussi. Je suis un putain d’enfoiré qui brave les obstacles—moi et ma famille. En direct de cette putain de rue. On surmonte toutes les difficultés. On est passionnés.

Quels étaient ces obstacles ?
Je ne suis pas arrivé sous la houlette d’un autre. Genre, je n’ai pas été lancé par Dr. Dre. Personne ne m’a poussé, personne n’a poussé The Click. On s’est lancés nous-mêmes. Personne peut se pointer et dire « Mec, ils me doivent tout. Je suis celui qui leur a filé de l’argent pour se lancer. » On a commencé par la base. On vendait des cassettes dans le coffre de notre bagnole, on faisait du dépôt-vente, de magasin en magasin, et le marché a fleuri. On a voyagé, de ville en ville, d’état en état, on a occupé le terrain. On filait nos tapes ; on donnait une vraie dose de rue à tout le monde. Et ils se sont tous alignés. Parce qu’au bout du compte, on vivait tous de la même façon, on vient du cru. On ne nous a jamais rien donné. On a dû aller le chercher.

La Bay est restée, d’une certaine manière, très insulaire, exact ? Aux côtés de gros noms du genre, il y a d’autres artistes aussi célèbres qui n’ont pas vraiment besoin d’être reconnus à l’échelle nationale.
Il faudrait, pourtant. Tu dois le vouloir. Je suis sûr qu’ils aimeraient être gros dans tout le pays, et ça n’arrive pas forcément. Mais quand t’es dans un certain type de circuit et que tu es connu localement, là où tu as débuté, c’est une super sensation, tu vois ce que je veux dire ? Pour tous ceux qui n’ont pas explosé en dehors de la Caroline du Nord, de la Bay ou de la Côte Ouest, je suis certain qu’ils espèrent y arriver.

Ça fait quoi d’avoir été plusieurs fois disque de platine en indé depuis… ça fait combien de temps au juste ?
Je suis dans le game depuis 1988.

C’est l’année où je suis né.
Hello ! Wow, t’es un jeunot, mec. C’est bon ça. Laisse moi te dire un truc. Il faut que tu réalises que les six premières années de ma carrière étaient complètement indépendantes, et quand je dis indépendant, je ne parle pas d’être « indépendant » chez Universal, ou chez Warner, tu captes ? Ou avec une quelconque structure derrière moi. Aucun distributeur. On était ultra indés et on avait notre propre enseigne, City Hall records, et une autre appelée Music People. C’était nos principales plaques tournantes, là où tu pouvais commander des CD’s, cassettes, vinyles ou autres.

Donc tu gérais entièrement tes affaires seul ?
Depuis le départ. Et si tu me demandes ce que ça fait d’avoir été disque d’or et de platine en 2016 ? Eh bien c’est très agréable. J’ai 48 ans. je viens de sortir un single intitulé « Choices (YUP) ». J’ai 48 ans et je ne connais personne d’autre dans l’histoire du hip-hop qui a ce que j’ai.

Selon toi, qu’est ce qui t’a fait durer aussi longtemps, et qui te permet de continuer encore aujourd’hui ? 
Premièrement, je dois tout au créateur mec. Je remercie Dieu pour tout. Je remercie ma famille, ma colonne vertébrale, ma femme, mon label. Tout le monde sur mon label, Sick Wild It records, la famille, tous les cousins, on est tous dans le même bain, et tous mes fans. Ils me poussent à continuer. S’ils croient en moi, je ne vais pas m’arrêter. Si vous continuez à acheter, je vais continuer à fournir. Et à rester éveillé, à garder une oreille dans la rue, et à rester créatif en même temps. Je veux dire, à quel moment tu perds ? Tu perds quand tu n’es plus dans le mouvement, c’est un perpétuel Hula Hoop.

Les artistes de la Bay Area arrivent à influer sur Internet et les réseaux sociaux d’une façon incroyable.
Je crois que le monde entier sait comment utiliser Internet désormais. Je vois ce que tu veux dire mais ça n’a rien à voir avec ton territoire. A l’époque, ta zone était importante. Maintenant, tu peux venir de n’importe où et te rendre célèbre dans le hip-hop, parce que c’est beaucoup plus ouvert. C’était un truc urbain. Maintenant c’est un truc suburbain. Un peu des deux, tu vois ? Aujourd’hui, tout le monde est à fond dedans.

Tu crois que ça transforme le hip-hop ?
Pour être honnête avec toi, je crois que ça l’édulcore. Mais en même temps, ça l’aide aussi. Je veux dire, des tas de mecs vendent des CD’s, des copies, des bootlegs. Du coup le quartier parvient à croquer. Même si on a Spotify maintenant et toutes ces nouvelles merdes. Les suburbs et les autres nous soutiennent depuis des années. Des tas de gens ne savent pas. C’est ce qui nous permet de bouffer. Ceux qui achètent nos disques. Le quartier est la confirmation. Si le quartier est avec toi, tout le monde sera avec toi à l’extérieur du quartier. Si le quartier te tourne le dos, les suburbs et tout le reste te tourneront le dos aussi et diront : « Ok, c’est plus le même mec. On ne l’écoute plus. »

Ces communautés sont en train de disparaître avec la gentrification, l’industrie technologique, les Blancs qui s’installent, etc. Les prix montent et ça devient plus dur de vivre dans ces quartiers.
Je crois que tu dis la putain de vérité. Le coût de la vie ici est plus élevé que jamais, putain. Ils détruisent tout et construisent du nouveau.

T’as constaté un changement culturel dans la Bay Area?
Clairement, clairement. On le voit de nos yeux, la reconstruction. À l’ouest d’Oakland aujourd’hui, tu peux voir n’importe qui promener son caniche, tranquille, au soleil, une tasse de café à la main. Ca me fait halluciner. Quand je vois ça, je me dis : « Attends, c’est quoi ce délire ? Mec, il essaient de nous dégager d’ici ! » C’est ce qu’ils font, tu me suis ? Bordel.

Qu’est ce qu’il faudra pour permettre à ces communautés de vivre ensemble ? Parce que l’afflux ne semble pas près de s’arrêter.
Il faut savoir un truc à propos de la Californie du Nord, c’est qu’on est tous soudés. Toutes les couches de la société s’entendent. Caucasiens, Asiatiques, Noirs, Blancs, Hispaniques, Samoans, peu importe. On avance ensemble. C’est particulier à la Bay Area, tout le monde a les yeux ouverts ici. 

Quel est le futur de la scène musicale ici ?
Je pense que nous avons juste besoin de plus de créativité, parce que voilà, quand tu viens d’un endroit qui n’est pas reconnu par la masse, on te zappe. Genre : « Oh, ils viennent de la Bay. On sait qu’ils ont du talent. Mais on reste pas longtemps parce que notre avion va à L.A. ou je ne sais où. »

C’est vrai.
Donc c’est réglo de se dire : « Mec, attends. Il faut qu’on sache qu’on existe. » On est courageux. On a des coeurs de lion, mec. On ne va pas s’arrêter. Voilà comment ça se passe, on a dû tailler notre propre chemin dans la jungle. On sait que personne ne nous donnera jamais rien. J’adore L.A., mais beaucoup d’entre eux, beaucoup de rappeurs ont été sous l’aile de Dr. Dre. Même s’il n’y a pas de mal à ça hein. Sérieux. Mec, je vais te raconter un truc. NWA avait organisé une sorte de concours en 88 ou 89. Celui qui leur laissait un message avec le meilleur 16 rimes gagnait un contrat d’enregistrement ou un truc du genre. Tu penses bien que je me suis empressé de participer au merdier ! Pour cracher mon feu ! J’ai tout donné. Je crois que c’était un couplet qui a fini sur « Mr. Flamboyant ». Ca date. C’était en 88/89. J’ai participé et j’ai laissé mon message. 

Et qu’est ce qu’il s’est passé ?
Il faut réaliser que ça a eu lieu il y a des années, mais j’avais quand même rappé sur leur répondeur. Et j’attendais vraiment un retour. Je savais que mon style était bien en avance sur son temps, mon débit était l’équivalent d’un frisbee, tu me suis ? Donc je n’ai pas fantasmé longtemps et je me suis plutôt dit : « Mec, je sais qu’ils ne me répondront jamais. Donc je fais mon truc dans mon coin. » Mais j’aurais bien voulu qu’ils le fassent—ce Dr. Dre et ces gars.

Aujourd’hui, tu penses que L.A. et le hip-hop en général ont en quelque sorte tiré parti du son de la Bay Area ?
Je crois qu’on l’a tous fondé. On a tous mis une dose de nous dedans. Nous sommes la West Coast. Je dirais quand même que Too $hort a beaucoup influé sur le son rap actuel. Too $hort est une grosse influence pour moi. C’est mon partenaire, mon allié dans le rap. C’est mon pote, mon big bro. Le problème aujourd’hui, c’est que la plupart du temps, personne ne veut avouer à qui ils ont piqué un truc. Tout le monde prend des trucs à tout le monde. Mais beaucoup ne le diront pas parce que le peu qu’ils possèdent, ils n’ont pas réussi à l’emmener à un autre niveau et à se l’approprier. Tout ce que j’ai pris aux autres, je l’ai transformé en E-40. Tu peux entendre de tout chez moi, je peux rapper rapidement, lentement.

Tu penses quoi de la génération de tes enfants ? Beaucoup déplorent les millenials. Je ne dis pas que tes kids sont déplorables, je suis moi-même un millenial. Et il y a des raisons de penser que je suis lamentable.
C’est une question d’éducation. De la manière dont on t’a élevé. Mes enfants ont reçu une éducation solide des deux côtés, du côté du père et du côté de la mère. Donc je ne peux pas parler pour les autres, mon pote. Ca dépend de la façon dont t’as grandi. Comment tu te comportes. Comment on t’a appris à te comporter. Tu vois, les règles, la morale, le respect, dire merci, dire pardon, etc. Les gens ne font plus ça aujourd’hui. « Excuse-moi, mec ». Je t’ai bousculé ? « Excuse-moi, je suis désolé. » Maintenant, c’est comme un troisième monde. On est arrivé à la fin du monde. Ils répètent ça depuis que je suis gosse. Et ça se manifeste vraiment aujourd’hui. Donc je sais pas. Ca pourrait arriver dans 200 ans, comme la semaine prochaine. 

Je ne peux pas ne pas être d’accord. C’est peut-être la fin du monde. Mais je pense qu’on vit plusieurs apocalypses en même temps.
Ouais, complètement. Je le pense aussi, c’est un jeu de dés. Tu ne peux pas savoir. Parce que le monde était une vraie barbarie par le passé. Il y a des tas de meurtres, de fusillades et tout, actuellement. Mais avant, ils coupaient des bras et se battaient avec des épées sur des chevaux.

On ne dirait pas mais on vit peut-être l’époque la plus pacifique de l’histoire de l’humanité. Même si elle a l’air très chaotique, parce que tout le monde dramatise et affirme que c’est la pire de toutes.
Mais tu sais quoi, c’est très, très récent. Ces 30 dernières années, il y a vraiment eu des trucs horribles. Des trucs de tarés. Qu’est ce qu’il se passe maintenant si tu laisse la porte moustiquaire de chez toi ouverte ? Tu n’as peut-être pas connu cette époque…

On ne laissait jamais cette deuxième porte ouverte chez moi.
Nous si. On invitait les gens à entrer.

On était une famille de juifs névrosés, très flippés.
Tu ne l’as peut-être pas vécu mais à l’époque, on passait du bon temps.

Quand t’étais gosse, tu laissais la porte ouverte à Vallejo ?
Quand j’étais gosse, tu pouvais fêter Halloween. Tu pouvais traverser la ville avec une taie d’oreiller sur la tête pour aller choper des bonbons ou faire des conneries, sans téléphone, sans rien. Et rentrer calmement à la maison. Rentrer sans heurts à la maison, toi et tes amis.


Zach Goldbaum est le présentateur de NOISEY sur VICELAND. Vous pouvez le suivre sur Twitter.