Écroués au pays de la liberté

Centre correctionnel de Stateville, Illinois, 2002. Photo : Jim Goldberg/Magnum Photos

Cet article est extrait du numéro « Prisons »

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Les États-Unis d’Amérique sont le pays où l’on enferme le plus de gens. Ces cinquante dernières années, une ère d’incarcération massive a débuté via les nombreux politiciens qui se sont succédé à la tête du pays. Aujourd’hui, avec près de 2,4 millions de ses citoyens derrière les barreaux – soit un adulte sur 99 – l’amoncellement lugubre de prisons fédérales, de prisons d’État, de centres de détention locaux et autres centres de correction juvénile constitue la preuve d’un effort sans précédent pour isoler les criminels de la société.

Certaines nations peuvent être jugées pour la violation des droits de l’homme à l’œuvre dans leurs prisons, mais il n’empêche ; le syndrome d’emprisonnement massif aux États-Unis demeure phénoménal. Si l’on compare États américains et pays, Cuba – avec 510 personnes derrières les barreaux pour 100 000 individus – serait le 37e pays au monde à avoir le pourcentage le plus élevé de sa population en prison. Le Rwanda, en 41e position, serait listé juste après. L’État de New York serait listé devant les deux pays.

« La population des États-Unis équivaut à 5 % de la population mondiale », a fait remarquer le Président Obama après avoir visité les cellules surpeuplées de l’institution correctionnelle d’El Reno, dans l’Oklahoma. « Nous avons 25 % des prisonniers mondiaux sur notre territoire. »

Au cours des dernières décennies, les États-Unis ont construit plus de prisons que d’universités ; il y en a désormais plus de 5 000 sur les 50 États. Et comme le Washington Post l’a rapporté en janvier, il y a dans certaines zones du pays plus d’Américains qui se retrouvent en prison que de personnes qui s’inscrivent à l’université. L’incarcération de masse est désormais un symbole de la culture américaine, au même titre que les cow-boys et la téléréalité.

Cependant, l’histoire de comment les États-Unis ont sombré dans la dystopie généralisée est plus qu’une affaire de statistiques. Le système a mis plus d’un demi-siècle à se mettre en place, et représente une sorte de produit de la peur, du racisme et des multiples bouleversements sociaux. Mais avec des taux de criminalité plutôt bas et une hausse des arguments en faveur d’une réforme, les élus et le peuple américain commencent à se réveiller d’un cauchemar long de plusieurs décennies.

Après le mouvement pour les droits civiques de la fin des années 1960, les États-Unis ont sombré dans une profonde stagnation économique. Des villes au bord de la faillite, des ghettos modernes à n’en plus finir, et une vague tangible de criminalité ont alors émergé à l’échelle nationale. Il semble que la peur se soit immiscée dans les maisons américaines. Les journaux se sont retrouvés inondés d’articles inquiétants, encouragés par Hollywood qui brossait le portrait d’une nouvelle folie urbaine, et les classes moyennes, terrorisées par l’émergence du rap.

Les politiciens ont mené deux batailles interconnectées : la guerre contre le crime et la guerre contre la drogue. Les gouvernements fédéraux, d’État et locaux, ont alors dépensé plus de 1 000 milliards de dollars pour combattre ce que l’opinion voyait comme une crise, et l’affreuse conséquence, selon eux, de la contre-culture de la décennie 1970.

Ainsi a émergé ce prérequis de l’administration américaine : « l’intransigeance » envers le crime. En 1988, George H. W. Bush gagne la Maison-Blanche grâce à un célèbre spot publicitaire, qui accusait son opposant, Michael Dukakis, d’être « tolérant envers la criminalité ». La star surprise de la campagne fut un homme noir, Willie Horton qui, tandis que Dukakis était encore gouverneur du Massachusetts, avait violé et tué une femme blanche au cours de sa permission. Afin de redorer l’image de son parti, Bill Clinton avait dû montrer les démocrates en tant que grands faucons chasseurs de crimes. « Nous ne pourrons récupérer notre pays tant que nous n’aurons pu récupérer nos quartiers », avait-il entonné lors de sa campagne de 1992.

En 1994, le Congrès a été jusqu’à encourager explicitement les États à durcir leurs méthodes via une loi nommée « Violent Crime Control and Law Enforcement Act », signée par Clinton en personne – dont la mise en place a coïncidé avec la plus grande augmentation de la population carcérale de l’histoire américaine. Plus un État envoyait de gens derrière les barreaux, plus celui-ci recevait d’argent. En a découlé une véritable course au budget, et 28 États ont ainsi foncé tête baissée, signant des lois plus strictes les unes que les autres.

Ainsi, les 5 000 établissements pénitentiaires des États-Unis n’ont été que la conséquence d’une logique d’offre et de demande. Résultat : depuis 1970, la population incarcérée aux États-Unis a augmenté de 700 %.

Mais ces dernières années, ces villes qui ont jadis servi à incarner tout le danger de l’époque – New York et Los Angeles en tête – sont devenues plus sûres que jamais. Le troisième millénaire est plus marqué par le terrorisme et les tueries de masse que par le crime de rue. Ce qui nous amène à cette question : si le crime à l’échelle nationale a atteint son taux le plus bas, pourquoi l’Amérique possède-t-elle toujours un système carcéral si monstrueux ? Et pourquoi dépense-t-elle tout son argent dedans ?

Les réponses ont initié un tournant dans la conscience nationale concernant l’incarcération de masse. Un sondage de l’an dernier a montré que 77 % des Américains étaient en désaccord avec la condamnation systématique des délinquants non violents, tandis qu’un autre sondage conduit par l’Union américaine pour les libertés civiles fixait le taux d’Américains en faveur d’une réforme à hauteur de 69 %. Des chiffres similaires sont observables quant à la dépénalisation de la marijuana – substance qui a envoyé des millions de personnes en prison.

Cette réévaluation des décennies d’emprisonnement systématique a également eu un impact culturel. Aujourd’hui, un spot sur Willie Horton serait bien sûr considéré comme ce qu’il est : raciste. Il ne faut pas non plus être un expert pour comprendre que les gens préfèrent désormais largement regarder The Wire – une série qui explore toutes les complexités de la justice criminelle – plutôt que Deux flics à Miami.

Pour les deux partis de Washington, il est aujourd’hui banal de penser que l’Amérique a créé un système monstrueux, écrasant et coûteux. Et il ressort assez vite que les candidats à la prochaine élection présidentielle ont plutôt intérêt à avoir une idée de comment réparer ça. Après tout, même l’ancien Président Clinton a admis que ce que son administration avait mis en place était objectivement mauvais.

« La plupart des gens en prison y ont été envoyés par l’État. Mais la loi fédérale a donné le ton », a dit Clinton lors d’une convention de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) en juillet dernier. « Et nous en avons trop fait. Nous avons eu tort. »

Faire son mea culpa lors de la NAACP est pour le moins parlant. Car à ce jour, la division raciale est frappante : selon les statistiques de la NAACP, un homme noir sur six – les « absents » de notre société, comme dit le New York Times – est emprisonné, tendance qui, si elle se perpétue, augmentera bientôt à un pour trois. Les Hispaniques et les Noirs constituent la majorité des personnes derrière les barreaux (58 % en 2008), quoique ces groupes ne représentent qu’un quart de la population américaine.

Le taux actuel d’incarcération chez les Afro-Américains est près de six fois supérieur à celui de leurs homologues blancs. Sur les 2,4 millions de détenus, environ un million sont noirs – nombre qui dépasse les populations carcérales totales de l’Angleterre, de l’Argentine, du Canada et de six autres pays additionnés.

Réduire l’ampleur du système carcéral américain est désormais un projet national. La veille de la déclaration de Clinton, Obama a dit : « L’incarcération de masse affaiblit notre pays, et nous devons y remédier. » Après avoir visité El Reno, il a gracié 46 délinquants inculpés pour crimes non violents liés à la drogue – le seul acte de pardon présidentiel enregistré depuis les années 1960.

Au même moment, l’administration Obama a tenté de déboucher les tuyaux de la prison fédérale en envoyant nombre de délinquants non violents vers des programmes alternatifs, et a aboli les condamnations obligatoires. En septembre dernier, l’avocat général Eric Holder a déclaré que 2013 était la première année depuis 1980 au cours de laquelle la population en prison fédérale avait diminué. Et en 2014, cette tendance s’est poursuivie : d’après les chiffres rendus disponibles par le Bureau of Justice Statistics, la population carcérale nationale a diminué de près d’un pourcent l’an dernier, avec 5 300 personnes en moins. Les prisons d’État se sont également dépeuplées, avec 10 100 détenus de moins par rapport à l’année précédente.

Cependant, si le Congrès devait faire passer une quelconque réforme, cela n’affecterait immédiatement que les prisons fédérales. Puisque l’ère de l’incarcération massive a trouvé ses racines dans les États, la responsabilité revient donc aux municipalités américaines, qui ont établi leurs propres écosystèmes de justice criminelle, de donner un coup de massue à ces chiffres.

Afin d’y parvenir, le Dr Joan Petersilia, professeure à l’École de droit de Stanford, pense que Washington devrait gouverner avec la même fougue qu’il y a vingt ans. Mais dans le sens inverse. « Il y a une symbolique dans la fermeture des prisons fédérales, et cette symbolique est importante, m’a-t-elle dit. Mais il peut aussi exister une incitation financière. Washington pourrait-il l’utiliser afin d’empêcher les gens d’être mis en prison ? Je le crois. »

En d’autres termes, il faut un gain financier pour inciter les États à mettre fin à l’ère de l’incarcération de masse ; c’est assez cohérent quand on pense qu’il s’agit de la nation la plus à cheval sur son capitalisme. Plutôt que de les forcer à être intransigeants sur le crime, Washington peut encourager les localités à fournir des alternatives à l’emprisonnement en leur faisant miroiter des fonds fédéraux comme leviers. Ceci a déjà été réalisé à des échelles plus petites. Petersilia m’a fait remarquer que des bourses Pell avaient été allouées à des détenus libérés afin de réduire leur chance de récidivisme, ou via le Second Chance Act, lequel booste les programmes de réinsertion pour les personnes qui sortent de prison.

Mais un système aussi large que celui-ci, admet Petersilia, ne disparaîtra pas en une nuit. Il faudra du temps pour démanteler cinquante ans de lois pro-incarcération, d’autant plus d’une façon qui soit à la fois juste et validée par l’opinion.

« On a connu des mouvements par le passé pour faire passer des réformes, mais quelque chose d’unique est en train d’arriver, dit Petersilia. Le gouvernement s’extirpe de la vie des gens. La justice criminelle est enfin capable de faire quelque chose pour nous, tous ceux qui ne sont pas concernés par elle. »

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