Société

Un hangar queer au cœur de la résistance politique

soirée portoricaine el hangar san juan

Des poules se promènent sur la place qui fait l’angle entre la Calle Aurora et la Calle Hoare, entourée de petits immeubles blancs. Il est 22 heures et de la salsa résonne depuis un jardin : El Hangar organise sa soirée de fin d’année du 29 décembre. Les groupes d’ami·es arrivent petit à petit, vêtu·es de hauts léopard, bottes à plateforme ou mini-shorts déchirés. Il fait 30 degrés et, comme presque tous les soirs de la semaine, les rues de San Juan sont dansantes et animées.

Ce soir au Hangar – et c’est commun à Porto Rico – les célébrités se mélangent aux étudiant·es, aux artistes underground et aux familles. Chanteur·se iconique de la mouvance queer du reggaeton, Ana Macho, jean et body moulant échancré, ne rate jamais leurs évènements. « Ici, y’a les meilleures soirées reggaeton que j’aie jamais connues. C’est parce qu’on s’y sent libre. » 

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Vers 1 heure du matin, après un concert de salsa du chanteur David Fox et une performance du drag king Simón, Mano Santa, DJ emblématique de San Juan, prend place. L’énergie de la salle se transforme soudainement après les premières notes de reggaeton. Dans une ambiance transpirante, les gens se mettent en paire pour danser un perreo tandis que les chansons old school s’enchaînent, entre Plan B, Tito El Bambino, Don Omar, Ivy Queen et Tego Calderón. En laissant son corps marginalisé bouger librement, en se réappropriant les codes sexistes du genre et en affirmant son identité culturelle face à l’impérialisme des États-Unis, danser au Hangar sur du reggaeton – pur produit portoricain – devient un symbole politique. 

Party, Bombazo et Mercado

Il y a deux ans, c’est ici qu’Ana Macho tournait une partie de son hymne Cuerpa, qui fait d’ailleurs référence au lieu dans ses paroles (« Ahora vamos p’al Hangar que lo que yo quiero es vacilar », « Maintenant allons au Hangar parce que je veux faire la fête »). « C’était important pour moi de rendre hommage au Hangar, explique l’artiste lors de la soirée. Ici, j’ai pu trouver de la joie queer, des expériences queer et plus globalement de la queerness en termes de représentations de genres, de corps, de personnes libres et ouvertes d’esprit. »

Lorsque l’activiste Carla Torres Trujillo prend possession des lieux en 2015, c’est un terrain abandonné sans eau ni électricité qu’elle rénove, initialement pour s’y installer. En 2017, Porto Rico est ravagé par l’ouragan Maria, quelques mois à peine après avoir été placé en faillite, faisant près de 3 000 morts et décimant la quasi-totalité de son système d’alimentation en électricité. Face à une réaction des États-Unis jugée trop lente et méprisante (l’épisode choquant des rouleaux de papier toilette de Donald Trump a marqué les esprits), une vague d’entraide et de solidarité naît sur l’île. Le terrain que loue Carla se transforme alors en un espace d’accueil de jour et de nuit pour les personnes touchées par la catastrophe.

« C’est là que différentes communautés comme le Hangar se sont organisées tout autour de l’île : ça nous a radicalisé·es », raconte Marielle De León, activiste trans, candidate au conseil municipal de San Juan. « Au milieu de toute cette tragédie et de tout ce désastre, l’ouragan Maria nous a appris qu’il fallait qu’on compte sur nous et sur notre communauté. » Pour la militante, cette crise a révélé les limites du modèle politique actuel, qui relègue les Portoricain·es au rang de citoyen·nes de seconde zone, dépendant·es des aides et des décisions des États-Unis. « Beaucoup d’entre nous ont dû compter sur nos voisins et voisines pendant cette période, remet Marielle. Dans ces cas-là on doit apprendre à se gérer entre nous et ne pas dépendre du gouvernement. » 

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Carla Torres Trujillo, directrice du Hangar.

De fil en aiguille, sur base d’une petite communauté d’entraide qui prend forme, Carla commence à organiser ses premiers évènements au Hangar, qu’elle imagine comme un lieu hybride associatif et pédagogique. « On voulait créer un projet social qui aurait une base politique, et c’est devenu assez naturellement un espace queer. On a commencé à organiser des soirées mais on voulait pas que ce soit juste un endroit pour faire la fête », précise-t-elle. El Hangar se construit initialement autour de trois activités principales : les parties mensuelles, le Mercado Cuir, un marché artisanal queer, et les bombazos, des concerts honorant la bomba, un style musical créé par les esclaves africains à Porto Rico au XVIIème siècle. Aujourd’hui, El Hangar propose aussi des cours de yoga, des soirées stand-up, des drag shows, des cours de percussions, des ateliers antiracistes, des cercles de guérison menstruelle ou encore des cours d’éducation complète à la sexualité. 

« La base de toutes nos activités c’est d’essayer d’offrir un espace safe à la communauté queer, trans, non-binaire, aux personnes noires, racisées et immigrantes », résume Carla. En effet, si Porto Rico s’est construit une réputation d’île safe pour les communautés LGBTQIA+ au sein des Caraïbes, notamment chez les touristes, les violences et oppressions restent une triste réalité pour les habitant·es. En 2020, au moins six personnes trans y ont été assassinées, le taux le plus haut des États-Unis et de leurs territoires. Face aux violences, un important tissu associatif s’est formé au cours de ces dernières décennies et des figures locales comme Ana Macho, Villano Antillano ou même Bad Bunny œuvrent pour apporter de la visibilité aux luttes queer de Porto Rico. El Hangar devient l’un des premiers lieux de San Juan à offrir un espace de rassemblement aux personnes queer qui ne se sentent en sécurité ni dans les clubs hétéros ni dans les boîtes de nuit gays classiques. 

« L’idée du Hangar, c’est plus de créer des formes alternatives de vivre ensemble dans le contexte précaire de notre île que d’être un lieu pour que les gens boivent, dansent et se chopent comme peuvent l’être les clubs gays », explique Regner Ramos, chercheur spécialisé en espaces queer et professeur à l’Université de Porto Rico. « Souvent, les clubs gays à Porto Rico reproduisent l’esthétique de ce qu’on pourrait trouver aux États-Unis ou en Europe, du fait de l’empreinte coloniale. El Hangar ne cherche pas à ressembler aux autres espaces LGBTQIA+, il a été créé par des gens d’ici, pour des gens d’ici, qui n’ont pas beaucoup de moyens et veulent s’entraider. » Pour le chercheur, El Hangar est un « bel exemple de lieu caribéen » dans sa façon de s’adapter au contexte de la région, de porter fièrement les couleurs du pays et de célébrer les échanges interculturels, notamment indigènes et africains, qui ont eu lieu tout au long de son histoire. 

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Détruire le mythe

Pour le Hangar, se réapproprier son identité caribéenne et l’honorer fait partie d’une démarche de résistance anti-impérialiste. Ancienne colonie espagnole, Porto Rico devient un territoire des États-Unis en 1898. Depuis les années 1950, l’île a le statut singulier d’« État libre associé » qui confère aux Portoricain·es la citoyenneté américaine sans leur accorder tout à fait les mêmes droits qu’aux habitant·es des États-Unis. Au travers des activités organisées et des thèmes qui y sont mis en avant, El Hangar s’inscrit dans la mouvance pro-indépendance de Porto Rico, en opposition au mouvement pro-statehood qui souhaiterait rejoindre officiellement les États-Unis en en devenant le 51ème état. 

« Dans le contexte portoricain, c’est impossible de parler de justice sociale sans parler de décolonisation, affirme Carla. Beaucoup des problèmes auxquels on est confronté sont le résultat de notre relation avec les États-Unis. Et au Hangar, on travaille pour se réapproprier notre pouvoir parce qu’on veut un Porto Rico différent. »

Pour Regner Ramos, le futur de l’île se joue en partie dans des lieux de rassemblement militants comme le Hangar, où la jeune génération peut faire des rencontres et assister à des évènements qui lui permettent de faire évoluer sa réflexion politique. « Je pense que grâce à des initiatives comme El Hangar et à d’autres projets communautaires, qui nous aident à réfléchir de façon décoloniale et à imaginer d’autres façons de faire société, on finira par comprendre que l’idée selon laquelle on a besoin des États-Unis pour survivre est un mythe, développe-t-il. Quoi qu’il arrive dans le futur de Porto Rico, les avancées en termes de droits humains, d’égalité, de diversité, de protection de notre territoire seront menées par les femmes, les personnes racisées et les personnes queer, qui se réunissent dans des lieux comme El Hangar. »

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Ces dernières années, d’autres lieux communautaires ont vu le jour dans la région de San Juan, à l’image de El Local, El Refugio, Cine Paradiso, El Hormiguero ou bien Loverbar. Malheureusement, bon nombre d’entre eux ont fermé aussitôt. Sans aide du gouvernement et avec des loyers qui ne cessent d’augmenter, faire vivre ces espaces demeure un défi. « À Porto Rico, un jour un lieu queer va ouvrir et le lendemain il ne sera plus là, explique Regner Ramos. On est en récession depuis une décennie, il est difficile pour la jeunesse queer de tenir ces espaces à cause de l’inflation et des politiques publiques qui poussent les Américain·es à venir investir ici, mais qui ne protègent pas les locaux en termes de logement, de création culturelle, de développement communautaire. »

Depuis quelques années, les grandes villes et les zones touristiques de l’île connaissent effectivement un phénomène inquiétant de gentrification. En 2022, la moitié des logements disponibles à San Juan étaient des locations Airbnb [selon une étude de Abexus Analytics, NDLR]. « Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus d’endroits abordables où on peut vivre », conclut Marielle. Comme l’ont prouvé l’importante vague de manifestations de 2019 – qui a mené à la démission du gouverneur de l’époque Ricardo Rosselló – et les mouvements de protestation contre la gentrification des deux dernières années, Porto Rico compte bien faire entendre sa voix. « Depuis l’austérité, la faillite et la réponse fédérale des États-Unis à l’ouragan Maria, y’a eu une prise de conscience générale, explique Marielle De León. Tout le monde est en mode : OK, notre situation craint, on est, en gros, une colonie. » Pour Carla, se mobiliser a toujours fait partie de l’ADN portoricain : « À Porto Rico, tu prends un bar dans un coin de rue au hasard et 50% des gens à l’intérieur seront artistes. C’est pareil pour le militantisme : ça fait partie de nous. Les sujets politiques nous tiennent à cœur. »

Tous les chemins mènent au Hangar

En six ans, El Hangar a eu le temps de se créer une solide réputation, gagnant une notoriété qui a fini par dépasser le cadre de la communauté queer. Ce qui en rebute certain·es. « Y’a des gens qui trouvent que c’est moins queer centric qu’avant, que l’ambiance a changé, que c’est devenu mainstream, ils commencent à s’en détacher un peu, admet Marielle. Pour un lieu qui tient depuis aussi longtemps que El Hangar, c’est inévitable qu’il finisse par y avoir quelques avis négatifs. Mais ça reste un endroit sur lequel beaucoup d’entre nous comptent encore. »

Aujourd’hui, à mesure que la jeunesse se politise, devient demandeuse d’espaces de rassemblements et que le paysage de lieux communautaires festifs et militants s’étoffe, El Hangar semble rester un point de chute pour beaucoup. Pour Ana Macho et son crew, il fait office de QG : « Notre communauté est très protectrice envers El Hangar. Ici je me sens comme à la maison, je sais que je peux venir à n’importe quel moment et qu’on m’accueillera et m’aidera. La plupart des autres endroits sont plus commerciaux. Ici on a un lien vraiment profond et intime avec le lieu. D’ailleurs je dis tout le temps que je voudrais faire mon mariage ici. »

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Ana Macho et son corillo, sa bande.

Vers 3 heures du matin, alors qu’une partie de la foule prend l’air sous le flamboyant devant l’entrée, les groupes se mélangent et les inconnu·es font connaissance. Dans la mêlée alcoolisée surgit l’acteur Ismael Cruz Córdova, qui tient à partager son amour pour son île : « La vérité, c’est que Porto Rico c’est un phénomène, c’est un trésor ; un territoire minuscule, et pourtant notre culture et notre musique ont conquis le monde, raconte-t-il. L’autre jour, je tournais dans le désert du Sahara et à la radio ils passaient de la musique portoricaine. On a un historique de luttes, de révoltes, de défense de notre identité. Et ça, ça donne l’un des peuples les plus beaux, créatifs, résilient et ingénieux qui existe. » 

Le comédien, qui joue actuellement dans la série du Seigneur des Anneaux, vient se ressourcer ici entre deux tournages. « J’ai fait le tour du monde mais je ressens toujours le besoin de revenir ici, conclut-il. El Hangar, c’est l’endroit où tous mes potes vont et où je finis toujours par atterrir. Y’a pas deux endroits comme ça. Tous les chemins mènent au Hangar. » 

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