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En Angleterre, le rap ne serait pas le même sans Blah Records et High Focus

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On a toujours perçu le hip-hop anglais, et toutes les déclinaisons qu’il suppose (le grime, la drill…), comme une scène s’étant construite en opposition aux codes du rap US, à l’inertie, à la consanguinité incitant les rappeurs à se copier les uns les autres ou, tout simplement, au monde. Avec le temps, on a toutefois fini par se dire que Skepta, Stormzy ou même AJ Tracey, Little Simz ou V9, plus récemment, étaient les musiciens les plus ouverts à leur entourage et à leur époque. Mais là, le temps d’une interview, on n’avait pas spécialement envie de parler des têtes d’affiche de la scène anglaise. On souhaitait s’intéresser à ce qu’il se passe en souterrain, du côté de l’underground.

Pour cela, on a donc réuni Salar et Zander, les boss respectifs de Blah Records et High Focus, deux des labels hip-hop les plus pointus du Royaume-Uni. Comme ça, juste histoire de discuter, de pisser un bon coup sur ces politiciens qui pointent régulièrement du doigts les rappeurs pour leurs propos violents, de déblatérer autour du Brexit et, forcément, de parler du terme « musiques urbaines » qui vient régulièrement foutre la merde.

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Noisey : Est-ce que vous pouvez revenir sur la création de vos labels respectifs ?
Salar : Blah Records a été créé par les membres de Children Of The Damned. À la base, on souhaitait simplement publier nos propres morceaux, et on pensait qu’on aurait besoin d’un label pour rendre cela plus officiel. Lee Scott a trouvé le nom, on a reçu de l’aide de la part du producteur Molotov (désormais chez High Focus) pour publier les premiers albums de COTD à la fin des années 2000. De là, tout est parti : on a publié de nombreux projets via la structure et, en 2015, on a officialisé la création de Blah Records en tant que maison de disques.

Zander : J’ai lancé High Focus en 2010, juste après la sortie de mon deuxième album, Theory Of Rhyme, enregistré sous le nom de Fliptrix. À l’époque, il n’y avait pas vraiment de labels, donc l’idée était de publier ma musique, de réaliser quelques vidéos, de gérer la communication, etc. Puis j’ai fini par publier les disques de mon entourage, des rappeurs que je trouvais talentueux comme Jam Baxter, Dirty Dike ou Leaf Dog, et tout a commencé à prendre forme.

Ça été facile de créer de telles structures en Angleterre ?
Salar : Personnellement, je n’ai pas rencontré d’obstacles infranchissables. Après, tout dépend de l’exposition que vous souhaitez avoir ou non. Si c’est juste un hobby, je ne pense pas que vous ayez besoin de suivre les règles de l’industrie. Une page Facebook ou Instagram pour communiquer avec le public, une page Bandcamp pour vendre la musique et une chaine YouTube pour la promouvoir peuvent suffire. C’est la magie de notre époque : n’importe qui peut distribuer sa musique. En revanche, si vous avez plus d’ambition, il faut faire preuve d’un peu plus de professionnalisme et d’investissement.

Zander : Pour ma part, j’avais la chance d’être dans une école de musique. J’ai donc demandé à mes professeurs ce dont j’avais besoin pour monter un label, où je devais m’enregistrer pour rendre tout cela légal, etc.. J’ai également contacté Low Life Records pour en savoir plus. Les gars étaient là depuis le début des années 1990, c’était un exemple à suivre, même si leur époque et la nôtre sont totalement différentes : de notre côté, il a fallu prendre en compte les évolutions de l’industrie à l’ère du digital, se renseigner pour savoir comment promouvoir sa musique via les réseaux, comment se démarquer sur YouTube, etc.

En France, on a l’impression que le rap anglais est très libre, porté par des rappeurs qui rencontrent un franc succès à travers tout le pays. C’est le cas ?
Zander : La scène hip-hop anglaise se porte mieux que jamais. Depuis sept ou huit ans, il y a une vraie effervescence. Les horizons se sont ouverts, la scène s’est élargie, de nombreux labels indépendants ont été créés, les réseaux sociaux permettent de nous donner une vraie visibilité… Surtout, les artistes assument désormais d’aimer le rap anglais. Il y a encore dix ans, si vous demandiez à un artiste ce qu’il écoutait, il vous aurait probablement cité des noms de MC’s américains. Aujourd’hui, 90% des artistes cités viennent du Royaume-Uni. Ça a créé une scène très forte, et très soudée. La preuve, beaucoup de rappeurs américains cherchent à collaborer avec des artistes anglais. Drake, notamment. Ce n’est évidemment pas récent, on avait invité DJ Premier sur le deuxième album de The Four Owls (Natural Order) en 2015, mais le phénomène prend de l’ampleur. Ce qui permet au rap anglais de grandir.

Salar : C’est marrant parce que j’ai l’impression que les rappeurs français sont beaucoup plus soutenus médiatiquement chez vous que les rappeurs britanniques en Angleterre. Depuis toujours, vous êtes à l’affut de la scène rap, dans les magazines écrits comme à la radio. Nous, c’est surtout la pop mainstream qui attire toute l’attention, et des radios telles que 1 Xtra et Kiss FM ne se bousculent pas à nos portes pour diffuser les artistes de Blah… Alors, peut-être que l’on ne joue pas le jeu de la bonne manière, peut-être que l’on ne connaît pas les bonnes personnes ou que l’on propose une musique de niche, mais c’est dommage… D’autant que le hip-hop, de manière générale, est largement soutenu par toute une nouvelle génération de fans. Nous-mêmes, on est largement suivi par des jeunes de 18-24 ans. Ce qui est plutôt bon signe quand on sait qu’ils n’étaient pas en âge de nous connaître lorsque nous avons débuté il y a dix ans.

Zander : Skepta, Dizzee Rascal ou Stomrzy sont devenus des artistes très influents dans le monde entier. Ça permet d’y croire. Les plus jeunes peuvent se dire que c’est désormais possible. Malheureusement, l’avis du grand public reste le même. Beaucoup d’artistes ont encore des problèmes avec la police, trainent dans la rue, etc. Il faut faire en sorte de privilégier l’entraide, de ne pas créer une scène drill, une scène grime ou une scène hip-hop. Pour moi, ce sont des sous-catégories qui n’ont pas lieu d’être.

Salar : Le hip-hop en Angleterre, de toute façon, reste une niche. Le terme « urbain », que je n’apprécie pas particulièrement, est plus souvent employé pour décrire des morceaux ancrés aussi bien dans le hip-hop, la drill et le grime que dans le R&B, le dubstep ou la jungle. C’est dire si le terme est très large et regroupe des sons extrêmement différents…

Vos deux labels sont plus orientés vers un hip-hop dit « traditionnel » que vers le grime ou la drill…
Zander : C’était surtout vrai à nos débuts, avec des artistes très connectés au rap américain des années 1990. L’âge d’or, quoi… Tout était très conceptuel à l’époque, mais ça tend à évoluer. Chez High Focus, par exemple, on crée des croisements : en 2015, on a publié l’album Butter Fly de Lee Scott, un artiste historique de chez Blah Records. Il y a encore quelques années, ces collaborations n’existaient pas. Chacun avait sa chapelle.

Salar : Chez Blah, on essaye surtout de permettre aux artistes de s’exprimer comme ils le souhaitent. Si quelqu’un veut faire du rap sur un beat de grime ou de drill, alors qu’il en soit ainsi. Blah a toujours été considéré comme un label boom bap, mais nous sommes très diversifiés et nos artistes peuvent explorer de nombreux styles. À l’avenir, on aimerait d’ailleurs être identifié comme un label éclectique, capable de tout faire bien.

La drill est régulièrement accusée d’être à l’origine de nombreux maux de la jeunesse anglaise ces derniers mois. J’imagine que ça doit vous saouler tous ces jugements un peu hâtifs.
Salar : Ce sont les politiciens qui sont violents, voilà tout ! L’Irak, la Libye, la Syrie, le Yémen, la Palestine, qui a commencé ces guerres ? Des politiciens, pas des rappeurs. Cet argument a été rejeté à maintes reprises, mais ce qui est sûr, c’est que les politiciens ont la fâcheuse tendance à vouloir détourner l’attention de leurs erreurs et de leurs échecs en blâmant les jeunes et en les privant de leurs droits. Qu’en est-il des films ? Des séries télé ? Des jeux vidéos ? Ces choses sont beaucoup plus violentes sur le plan graphique que quelqu’un qui parle du « skeng » [arme blanche, NDLR] après avoir conseillé d’aller à la gym.

Zander : De base, la drill est une musique très violente. On ne va pas se le cacher. Mais c’est une réflexion sur la société et sur la place des gens au sein de cette société. Plutôt que de s’attaquer à ces artistes, on ferait mieux de se demander pourquoi ils agissent ainsi et pourquoi leur environnement peut être si problématique. Là, ils sont dans une démarche presque politique, ils se mettent en scène dans des endroits où ils auraient préféré ne pas vivre. C’est quelque chose de très imagé, finalement. Ça peut se rapprocher du roman noir ou des films d’horreur. Mais, bien sûr, c’est plus simple pour les politiciens d’attribuer la violence et le désespoir d’une génération à des artistes plutôt que de se remettre en cause.

Salar : C’est également facile de blâmer les jeunes les plus pauvres du pays, qui n’ont jamais eu voix au chapitre en dehors de Spotify et YouTube, plutôt que d’admettre que l’austérité est un échec qui entraine une augmentation de la pauvreté et de la criminalité. Je n’ai jamais entendu parler de la recrudescence des actes violents causés contre les étrangers ou les musulmans. Pourtant, il y en aurait des choses à dire sur ce sujet, qui trahit une montée du fascisme à travers tout le pays. Le Brexit est là pour le prouver de toute manière…

L’impact du grime, c’est une réalité ?
Salar : Lorsque le grime a explosé au début des années 2000, il a en quelque sorte éclipsé ce que le pays pouvait produire en matière de hip-hop. Les médias se sont focalisés là-dessus et le hip-hop en a un peu souffert. Il était jugé ringard, on ne le prenait pas en considération. Mais bon, ça a beaucoup aidé la scène locale, on ne peut pas le nier. Ça a ouvert de nombreuses portes pour ceux qui font de la « musique urbaine ». Maintenant, les genres sont plus proches et les artistes croisent le fer. Black Josh, par exemple, est aussi à l’aise dans le grime et le hip-hop que dans la trap. Skepta, qui a été l’un des artistes majeurs de la scène grime au début des années 2000, a récemment produit le beat de « Ciggaweed » de Josh, sur le dernier album de ce dernier, publié par Blah. L’impact du grime a donc été considérable et, même si on l’entend moins aujourd’hui, dans le sens où beaucoup de gens se tournent vers la drill ou le hip-hop, les fondations posées et le territoire qu’il a permis d’explorer ont sans doute profité à nous tous.

D’un point de vue plus global, pensez-vous qu’il y a une réelle différence entres les scènes hip-hop du Sud et du Nord de l’Angleterre ?
Zander : Pour moi, la principale différence est liée à l’accent. Mais à part ça, il y a une vraie unité. Pitch 92, par exemple, est un producteur de Manchester. Mais il est signé chez nous, compose pour des artistes du Sud de l’Angleterre et participe de fait à l’homogénéité de la scène rap du pays.

Salar : Selon moi, la scène du Nord de l’Angleterre n’est pas différente de celle du Sud. Bien sûr, certains vont affirmer que Blah est un label qui symbolise le Nord. Sauf que plus de 50% de nos artistes sont originaires de Londres… Blah représente le hip-hop anglais dans son ensemble, avec l’envie de le populariser au mieux à l’étranger. Ce qui explique pourquoi on est de plus en plus respecté par l’underground, le grand public et les médias : Clash, Wire ont parlé de nous, DJ Mag a inclus certains de nos disques parmi les meilleurs albums de 2018, etc. Même la British Library nous a contactés. Ils nous ont demandé si nous étions d’accord pour inclure notre catalogue au sein des archives nationales afin qu’il soit préservé pour les générations à venir. On en est très fier !

Vos labels respectifs semblent se porter plutôt bien actuellement. Ça veut dire que vous n’avez jamais été touchés par la crise de l’industrie ?
Salar : On a grandi dans un monde post « crise de la musique ». On n’a jamais eu à gérer un label dans un climat favorable à la vente d’albums physiques. Je ne connais pas de situation différente de celle dans laquelle nous sommes à l’heure actuelle : produire des albums en séries limitées, susciter de l’intérêt autour de chaque sortie, ne pas prendre de risque financier, c’est ce que j’ai toujours connu.

Zander : Pareil chez High Focus : on s’est toujours battu pour que nos artistes soient libres, que ce soit sur la partie créative ou promotionnelle. Chez nous, tout le monde fait la musique qu’il a envie de faire, on n’oblige personne à réaliser tel ou tel morceau afin de vendre plus de disques.

Salar : On a littéralement commencé avec rien, tout s’est construit à partir de zéro, sans aide ou investissement venu de l’extérieur. Pareil, on écoule tous nos CD’s et nos vinyles sans l’aide d’attachés de presse. Dès lors, on ne connait pas la crise, seulement des opportunités. Le contexte actuel a permis aux disques de Blah Records d’exister malgré un équipement d’enregistrement limité. Ce qui ne nous a jamais empêché d’évoluer et d’avoir une situation stable. La preuve : on possède aujourd’hui un vrai studio, avec tout un tas d’équipements et d’installations dignes de ce nom, et on n’est plus obligé d’attendre qu’un projet soit sorti et ait rencontré son public pour en publier un nouveau. Il y a encore quelques années, on ne pouvait publier que deux ou trois albums par an. Cette année, on peut en publier six, sept ou huit, nous invitons des artistes depuis le Canada, nous organisons nous-mêmes les tournées et nous avons les moyens d’envoyer nos artistes tourner des clips à l’étranger.

Ça veut dire que tous vos artistes vivent de leur musique ?
Zander : La plupart de nos artistes vivent grâce à leur musique. C’était un de nos grands objectifs, et on se bat pour ça. Personnellement, High Focus est un job à plein temps. Je suis au bureau du lundi au vendredi pour faire en sorte que le label tourne le mieux possible. J’ai mis ma carrière de côté pour ça. Ça me laisse moins de temps d’écrire pour Fliptrix, ça je le fais essentiellement quand j’entend une prod’ qui me plaît en studio, mais l’essentiel de mon temps est dédié aux artistes de High Focus.

Salar : Chez Blah, tous les artistes qui diffusent régulièrement de la musique et donnent couramment des concerts en vivent correctement, oui. Mais bon, qu’est-ce que « vivre correctement » ? Si c’est pouvoir se payer une maison, conduire une Mercedes, épargner, investir et partir trois fois en vacances par an, personne n’en est encore là. Mais c’est l’objectif.

Le Brexit, c’est quelque chose qui pourrait inquiéter le bon fonctionnement de vos structures ?
Zander : Personnellement, je préfère me concentrer sur mon label en attendant la décision finale et les éventuels impacts que ça pourra avoir sur notre business. Mais c’est inquiétant, bien évidemment.

Salar : Le Brexit inquiète tous les chefs d’entreprise du pays. En particulier, les entreprises qui importent et exportent des produits vers l’UE comme nous le faisons. J’ai peur que l’on finisse par se retrouver en dehors des unions douanières, ce qui entrainerait beaucoup de difficultés supplémentaires au moment de négocier les tarifs postaux ou les droits de douane. Être dans une telle incertitude, c’est un problème. D’autant que nos fans en UE seront probablement ceux qui en souffriront le plus. Ils devront payer des frais plus élevés, et n’est pas juste que quelque chose sur lequel ils n’ont absolument aucun contrôle puisse les affecter ainsi.

Maxime Delcourt est sur Noisey.

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