Voilà deux heures que le chauffeur a quitté Bangalore, la bouillonnante capitale technologique indienne. En pleine steppe, à la frontière entre le Karnataka et l’Andhra Pradesh (sud de l’Inde), on traverse plusieurs patelins où les villageois s’affairent à la culture de manguiers et de bananiers. Et puis, au détour d’une piste, changement de décor. On est soudain cerné de plantes du désert.
D’agave pour être précis. Un paysage aux allures de Yucatan qui a de quoi surprendre. Plusieurs bâtiments et une cheminée s’élèvent à la fin du chemin. C’est ici que Desmond Nazareth — le nom ne s’invente pas — nous a donné rendez-vous pour une visite unique en son genre.
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Il y a dix ans Cet Indien s’est lancé un pari fou : monter ex nihilo la toute première distillerie artisanale de tequila en Inde. La tequila étant une indication géographique protégée, son breuvage est commercialisé sous le nom un peu moins sexy de « spiritueux d’agave » (agave spirit en VO).
En cocktail, en teq paf ou à l’indienne (dilué à l’eau pétillante), sa tequila made in India a déjà séduit pas mal d’établissements locaux. « À Goa et Bangalore, on a 40 % de part de marché sur les alcools d’agave, le reste est importé. On nous trouve donc dans de nombreux bars », décrit Desmond. L’année dernière, son entreprise Agave Industries India Pvt Limited en a produit 100 000 litres.
En surfant sur le web, Desmond réalise que l’agave, avec laquelle est faite la tequila, ressemble aux plantes qu’il a vues durant toute sa jeunesse en Inde.
Il faut dire que la création de Desmond Nazareth répond à un vrai manque. Qui veut boire des alcools forts dans le sous-continent indien fait face à un dilemme. Les spiritueux locaux (whisky en tête) ne sont pas chers, mais n’ont de spiritueux que le nom. Il s’agit souvent d’un mélange d’alcool éthylique industriel obtenu à partir de mélasse et d’arômes artificiels douteux : la promesse d’une gueule de bois mémorable.
Quant aux spiritueux importés, ils sont potables mais lourdement taxés : comptez 50 euros pour une bouteille de marque standard en magasin. Pour les plus pauvres (et les plus téméraires), restent les alcools assemblés illégalement dans les taudis ou les villages : ceux-ci tuent ou rendent aveugle plusieurs centaines de personnes chaque année.
« C’est en rentrant vivre à Bombay après 18 ans aux États-Unis que j’ai réalisé l’ampleur du problème », raconte Desmond. « J’ai voulu recréer mon minibar, faire des cocktails, mais il était très difficile de trouver des alcools dignes de ce nom. Aux USA, j’avais pris goût à la tequila et elle me manquait tout particulièrement ».
Malgré ça, rien ne prédestinait ce cinquantenaire, ingénieur en mécanique de formation, à monter une distillerie. « C’était les années 2000 et l’arrivée d’Internet. J’ai commencé par faire des recherches. Je me demandais pourquoi la tequila était seulement faite au Mexique alors que la plupart des autres alcools sont faits dans plusieurs pays différents. »
En surfant sur le web, Desmond réalise que l’agave, avec laquelle est faite la tequila, ressemble aux plantes qu’il a vues durant toute sa jeunesse en Inde. « Mon père construisait des stations radio, on changeait fréquemment de région », se rappelle l’ingénieur. Il compile les latitudes, les sols, l’altitude et les températures propices au développement de l’agave.
« En blind test, mon produit expérimental était mieux noté que certaines tequilas mexicaines. Je me suis dit qu’il y avait un coup à jouer. »
« J’ai alors établi le match parfait : la zone indienne du plateau du Deccan, semblable en tout point aux terres volcaniques du Mexique. » La question obsède tellement Desmond qu’il décide de s’y rendre pour une sorte de chasse à l’agave avec deux amis de Goa. Bingo. « En 24 heures, on a trouvé notre agave. Et pas qu’un peu ».
De retour, le coffre rempli de plantes, il décide de monter un labo maison. Avec les moyens du bord, la tequila qu’il obtient tient la route. « En blind test, mon produit expérimental était mieux noté que certaines tequilas mexicaines. Je me suis dit qu’il y avait un coup à jouer ».
Chasse aux investisseurs, recherche d’un terrain pour cultiver l’agave et distiller l’alcool, obtention des permis auprès de la kafkaïenne administration indienne… Desmond entame un parcours du combattant pour réaliser son rêve : une distillerie de tequila indienne de qualité supérieure répondant aux standards internationaux.
En deux ans, il fait sortir de terre tous les bâtiments nécessaires et commence à planter sur les 180 000 m2 de terrain acquis par Agave India. La tâche est rude pour les francs-tireurs de son espèce. « En Inde, il faut une licence pour distiller, une autre pour embouteiller, une autre pour pouvoir vendre », déplore Desmond.
« L’eau que nous utilisons est recyclée pour arroser les plantations. Les restes d’agave alimentent la chaudière. C’est une distillerie zéro déchet ! »
Ce qui explique le drôle de trajet que parcourt sa liqueur avant d’être sifflée par la classe moyenne d’une mégalopole indienne. Si l’agave est distillé dans la campagne de l’Andhra Pradesh, au plus près de la plante, elle doit traverser 1 000 kilomètres en tanker pour être embouteillée à Goa, où la licence est plus simple à obtenir.
« Ensuite, on vend là où l’on nous autorise : Maharashtra, Karnataka, Goa, Delhi, Daman, Pondichéry », poursuit Desmond qui espère bientôt pouvoir s’implanter dans d’autres territoires indiens. « On exporte aussi aux USA et on commence avec l’Europe ». Comme chaque État d’Inde est libre de fixer ses propres règles et taxes concernant l’alcool, le prix d’une bouteille de tequila peut varier du simple au triple s’il est acheté à Goa (10 euros) ou à Bombay (30 euros).
Desmond nous offre un ou deux shots plutôt corsés — son produit tire à 55 degrés — et nous emmène visiter sa distillerie. Ce ne sont pas les feuilles, mais les tiges de l’agave, aux allures de pommes de pin géantes, qui permettent de produire l’alcool. Il faut compter pas moins de huit ans avant de pouvoir arracher la plante mature.
Les tiges sont taillées, dépecées, et cuites pour être finalement broyées. Une vingtaine d’hommes et de femmes s’affairent aux machines pour en extraire le jus qui fermente et distille dans de grandes cuves durant une semaine. Certaines cuvées spéciales finissent en fût de chêne pendant 3 ans.
Joe Pereira, un Goanais installé à Bangalore, passe régulièrement superviser la chaîne de production. À 72 ans, cet ancien ingénieur de la marine marchande se plaît à « couler sa préretraite en manager de ce projet novateur ». Il insiste sur la dimension écolo de cette fabrique à shot.
« L’eau que nous utilisons est recyclée pour arroser les plantations. Les restes d’agave alimentent la chaudière. C’est une distillerie zéro déchet ! » Desmond et Joe fournissent aussi du travail à beaucoup de villageois assez pauvres de la région. « Avant, l’agave ne servait à rien. Aujourd’hui, c’est un revenu supplémentaire pour eux », explique le manager.
Même s’il est encore très loin de pouvoir rivaliser avec les conglomérats géants qui arrosent l’Inde d’alcool bas de gamme, Desmond mène sa barque avec confiance. « On peut passer de 100 000 à 200 000 litres de tequila produite par an facilement ».
« Mon rêve, c’est que demain, on boive du Mahua en Inde comme on boit du vin en France ou du whisky en Écosse. »
Surtout, il s’investit dans un nouveau projet : produire un spiritueux inédit qui serait typiquement indien. Il a pour cela jeté son dévolu sur la fleur de l’arbre de Mahua, qui pousse uniquement dans le sous-continent. « Les peuples tribaux d’Inde centrale l’utilisent depuis des siècles pour faire de l’alcool local, mais dans des conditions hygiéniques déplorables », décrit Desmond.
Celui qui se désigne désormais comme un « sorcier des liqueurs » a distillé la fleur de Mahua avec les standards internationaux. Il nous fait bien sûr goûter le résultat. C’est fort, parfumé, et ne ressemble à rien d’autre. « C’est délicieux en cocktail », assure Desmond.
Son breuvage a récemment gagné la médaille d’or annuelle du magazine Spiritz, dans la catégorie « alcool indigène ». « Mon rêve, c’est que demain, on boive du Mahua en Inde comme on boit du vin en France ou du whisky en Écosse », déroule Desmond. Pour l’instant, seuls les États de Goa et du Karnataka (Bangalore) autorisent sa vente.
À 61 ans, Desmond n’a pas l’envie de bâtir seul un empire. « Maintenant que j’ai montré qu’il était possible de produire de bons alcools avec l’agave et la Mahua, j’aimerais même revendre ma boîte », confie-t-il. Son rêve ? Que la nouvelle génération suive son exemple et couvre le sous-continent de distilleries artisanales. « Un pays comme l’Allemagne en compte 28 000. En Inde, cela pourrait être 100 000, avec de nombreux emplois à la clé ! »
Pour cela, il travaille à faire reconnaître son spiritueux tribal comme partie du patrimoine national. Objectif : minimiser les taxes et les lourdeurs administratives du marché de l’alcool indien. En le quittant, un peu éméchés, on ne peut qu’espérer que Dionysos l’accompagne dans sa quête.
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