Une version longue de cet article a été initialement publiée sur VICE World News.
En Russie, des centaines de milliers de patients souffrant de graves problèmes de santé se voient refuser l’accès à un traitement antidouleur adéquat. Cette situation est en partie due à une sévère répression des drogues, à une bureaucratie trop lente et à des préjugés profondément ancrés à l’égard de la douleur et de sa gestion.
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Le système russe de contrôle des substances est extrêmement punitif. En 2017, un quart de la population carcérale du pays – soit quelque 519 000 personnes au total – purgeait une peine liée à la drogue, les détenus étant plus nombreux à être emprisonnés pour consommation que pour trafic, selon une analyse d’experts. L’URSS avait déjà des lois strictes sur les stupéfiants, mais la Russie les a encore renforcées après une flambée de la consommation de drogue à la suite de l’effondrement de 1991. Dans le cadre de cette campagne, le gouvernement a également sévi contre les substances à usage médical, et les patients – notamment les malades en phase terminale et les personnes souffrant de douleurs chroniques – ont fini par en payer le prix.
La brigade antidrogue est gangrénée par la corruption. Cette année, cinq ex-policiers de Moscou ont été reconnus coupables d’avoir caché de la drogue sur le célèbre journaliste d’investigation Ivan Golounov. A la suite de cette affaire, le président Vladimir Poutine a demandé la création d’un organe spécial pour contrôler le travail de la brigade antidrogue. La police russe repose sur un système de quotas dans lequel les agents sont censés signaler ou résoudre un certain nombre de crimes dans un laps de temps donné, ce qui les incite à monter des affaires de toute pièce. Une étude récente suggère que la police russe manipule régulièrement le poids des stupéfiants saisis afin de confisquer des quantités suffisantes pour ouvrir une affaire criminelle. Un tel système encourage également la police à poursuivre les médecins et les infirmières pour des détails techniques dans la manipulation des médicaments. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’accès aux antidouleurs est de plus en plus difficile dans le pays.
Par ailleurs, pour diverses raisons historiques et culturelles, de nombreux Russes considèrent la douleur comme un élément inévitable de la vie et la résistance à la douleur comme une compétence nécessaire à développer. Par conséquent, de nombreux médecins et infirmiers, ainsi que les patients eux-mêmes, ne sont pas habitués à repérer et à traiter la douleur.
Afin d’aider les enfants russes dans le besoin et d’humaniser les soins de santé, Lidia Moniava a fondé la clinique pour enfants le « Phare » à Moscou. Lorsqu’elle était au lycée, Lidia Moniava a commencé à faire du bénévolat auprès des enfants atteints de cancer, en commençant par échanger des lettres avec eux, puis en leur rendant visite à l’hôpital pour lire, jouer et dessiner avec eux. Assister à la mort de certains d’entre eux a été douloureux, dit Moniava dans une interview sur YouTube, mais le temps qu’ils ont passé ensemble a été intense, plein de vie et d’amour, plus que tout ce qu’elle n’avait jamais connu.
Moniava explique à VICE World News qu’un tournant s’est produit en 2008, alors qu’elle s’occupait de Zhora Vinnikov, un garçon de sept ans qui souffrait d’un neuroblastome. Après un an et demi de traitement, Zhora a été déclaré incurable et est sorti de l’hôpital pour mourir chez lui.
Moniava s’est alors tournée vers ses mentors pour réfléchir à des moyens d’aider les enfants en phase terminale. Parmi eux, il y avait Vera Millionschikova, fondatrice du premier hospice pour adultes de Moscou et force motrice du mouvement russe des soins palliatifs. Il y avait aussi Galina Chalikova, une philanthrope qui dirigeait une fondation aidant les enfants atteints de cancer.
Moniava et ses collègues ont rédigé une pétition pour demander l’ouverture d’une nouvelle clinique dans la capitale russe (certains hôpitaux moscovites disposent de départements de soins palliatifs, mais les soins à domicile ne sont pas couverts). La réponse du responsable de la santé à la mairie a été on ne peut plus claire : « Il faudra me passer sur le corps. » Il ne restait plus qu’une chose à faire : Moniava et ses collègues devaient ouvrir leur propre clinique.
Ils ont commencé à réfléchir à des idées de nom. Lorsqu’un médecin fait entrer les parents d’un enfant malade dans son cabinet et leur annonce que leur fils ou leur fille ne peut être sauvé, leur monde plonge dans l’obscurité. Qu’est-ce qui peut les aider, leur offrir un peu de lumière ? Un phare. « Nous voulions faire passer un message aux parents, leur dire que ce n’est pas la fin, qu’il existe un endroit où ils peuvent obtenir de l’aide », a expliqué Moniava lors d’une conférence publique il y a plusieurs années.
Pendant qu’elle cherchait des fonds et un emplacement pour la future clinique, Monavia a décidé de lancer l’entreprise en attendant, sous la forme d’une équipe mobile de médecins et d’infirmières rendant visite aux patients à domicile. En 2013, elle a trouvé un appartement de trois pièces dans le centre de Moscou. Une fois le bail signé, Moniava a embauché trois personnes – un médecin, une infirmière et un psychologue – et le Phare était né.
On demande souvent à Moniava où elle a trouvé la force de se battre presque seule contre le système gouvernemental rigide, et l’audace de penser qu’elle allait gagner. Chaque fois, elle est stupéfaite par la question. Pour elle, il n’y a pas d’autre moyen. « Si un enfant souffre dans l’appartement voisin, n’allez-vous pas abattre tous les murs pour le soulager ? » a-t-elle demandé lors d’une interview.
En 2019, Moniava a ouvert un centre d’hébergement sur un terrain accordé par la ville de Moscou, ce qui laisse penser qu’il y a eu un léger changement d’attitude depuis le jour où Moniava a conçu son idée. Un homme d’affaires a offert le financement nécessaire pour transformer l’ancienne école de quatre étages en une clinique moderne. Aujourd’hui, le Phare accueille environ 1 000 patients par an et compte un personnel d’environ 440 personnes. La clinique fonctionne avec un budget annuel d’un milliard de roubles (11,7 millions d’euros). Quatre-vingts pour cent des fonds proviennent de petits dons de citoyens ordinaires, le gouvernement fournissant les 20 % restants.
Le thème nautique est également devenu central dans la décoration de la clinique. Des phares, des navires, des créatures marines et des bouées de sauvetage parsèment ses couloirs. Les patients et les familles ne sont pas logés dans des chambres mais dans des cabines. La piscine est surnommée « la mer » et un panneau sur la porte du bureau de collecte de fonds indique « Bateau pirate ». Lorsqu’un enfant meurt, les parents peuvent honorer sa mémoire en accrochant un petit bateau en bois à la clôture qui entoure le terrain de la clinique.
Lorsqu’on lui demande comment elle gère le deuil constant et le sentiment de perte inhérents à son travail – une centaine de patients du Phare meurent chaque année –, Moniava répond qu’elle s’efforce d’aider les enfants avec lesquels elle travaille à vivre pleinement le temps qu’il leur reste et à mourir dans la dignité, sans douleur et entourés de leurs proches.
« Si un enfant souffre dans l’appartement voisin, n’allez-vous pas abattre tous les murs pour le soulager ? »
« Lorsque quelqu’un meurt parce qu’il ne reçoit pas de médicaments, d’analgésiques ou en raison d’un manque d’installations nécessaires, il est difficile de s’en remettre, car on se sent coupable, explique Moniava à VICE World News. Mais si vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir pour aider cette personne, et qu’elle a reçu ce dont elle avait besoin, qu’elle n’a pas souffert et que sa famille a reçu un soutien, cela signifie que vous avez fait du bon travail. Ce qui est vraiment difficile, ce n’est pas la mort elle-même, mais une mauvaise mort. »
Certains patients atteints de cancer vont au Phare pour des soins de fin de vie. Ils reçoivent des médicaments contre la douleur, une aide psychologique et, comme il est courant dans de nombreux établissements de ce type, peuvent formuler des souhaits particuliers. En décembre 2020, l’établissement a organisé une fête de réveillon pour Valya Kharicheva, 12 ans, car elle n’allait pas vivre assez longtemps pour célébrer la vraie fête. Certains patients passent du temps à la clinique lorsque les médecins doivent adapter leurs médicaments ou apprendre aux parents comment s’occuper d’eux à la maison après leur sortie de l’hôpital. Le Phare dispose également d’un programme de « temps mort social », dans le cadre duquel un enfant et sa famille peuvent passer jusqu’à deux semaines par an à la clinique, où ils reçoivent des soins médicaux et un soutien social, tandis que les parents bénéficient d’un répit dans le travail éreintant que représente la prise en charge d’enfants ayant ce type de besoins.
Au cours de l’automne 2020, les autorités ont pris pour cible le Phare. Lorsque la pandémie a atteint la Russie au printemps de cette année-là, Moniava a adopté Kolya, un garçon de 12 ans gravement handicapé vivant dans un orphelinat de Moscou, où il risquait de mourir du Covid-19. Il était confiné dans un lit et souffrait d’une telle malnutrition qu’il portait des vêtements pour enfants de sept ans et avait encore des dents de lait. Mais chez Moniava, il a découvert une vie complètement différente : il a reçu un fauteuil roulant moderne, des bottes jaunes et une coupe de cheveux à la mode. Il s’est fait percer l’oreille et a pris sept kilos. Il a fait un tour en hélicoptère, a commencé à aller à l’école, a nagé dans une piscine et est apparu dans l’édition russe de Harper’s Bazaar. Il a commencé à sourire.
Moniava a documenté sa vie avec Kolya sur Facebook et Instagram, et si de nombreuses personnes l’ont applaudie, d’autres l’ont accusée de le faire pour attirer l’attention des médias. Kolya prenait du fentanyl pour des crises d’épilepsie, et quelqu’un a dit à la police que Moniava donnait une surdose de médicaments à l’enfant.
Vingt-sept jours après avoir reçu une autorisation du gouvernement pour distribuer des médicaments à l’intérieur de la clinique, quatre agents se sont présentés à l’improviste au Phare et ont commencé à fouiller dans des documents et à compter des flacons. Tous les médicaments ont été déclarés correctement, mais les agents ont constaté des erreurs dans la manière dont les registres étaient tenus : certaines pages n’étaient pas correctement saisies et numérotées, et il manquait des signatures ou des tampons. La police a également constaté qu’une infirmière avait déplacé certains médicaments d’un coffre à l’autre, mais n’avait pas immédiatement inscrit le transfert dans les registres.
Les autorités ont porté des accusations administratives et le Phare risquait une amende allant jusqu’à 400 000 roubles (environ 4 600 euros) ou une suspension de trois mois de ses activités. Début décembre, plusieurs journalistes se sont présentés devant le tribunal de Moscou. Une femme dont le fils, récemment décédé d’un cancer, avait été soigné à la clinique, est restée longtemps dehors dans le froid, tenant un tableau représentant un phare en signe de soutien. À l’intérieur du tribunal, Moniava est resté impassible pendant que le juge lisait le verdict : une amende de 200 000 roubles (2 300 euros), soit l’équivalent des salaires mensuels de plusieurs employés de la clinique.
Après un tollé général, la décision a été révoquée et l’affaire contre la clinique classée, mais Moniava a été ébranlée par l’incident. Selon elle, la police devrait poursuivre les criminels au lieu de s’en prendre aux médecins qui aident les enfants en phase terminale. « Il est beaucoup plus facile d’enquêter et d’accuser une personne qui travaille comme infirmière que d’attraper les vrais trafiquants de drogue », dit-elle.
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