En novembre dernier, les Forces démocratiques syriennes (FDS) lançaient tout juste l’offensive sur Rakka, la capitale de facto de l’organisation État islamique (EI) en Syrie. Un mois plus tard, Arnaud (son prénom a été changé), la petite vingtaine, montait dans l’avion. Direction l’Irak. Plus précisément Souleymanieh au Kurdistan irakien, où il avait rendez-vous avec un contact kurde des Unités de protection du peuple (YPG), une composante indispensable des FDS.
Cela fait désormais près de huit mois qu’Arnaud se bat contre l’EI. Après avoir passé plusieurs mois sur le front, Arnaud reprend des forces à l’arrière – à cause d’une vilaine blessure au pouce survenue à l’entraînement. Ce mercredi, il repart au front pour participer à la reprise totale de la ville de Rakka, dont l’EI ne contrôle plus que la moitié.
Videos by VICE
VICE News : Pourquoi as-tu eu envie de partir au Rojava [Kurdistan syrien] ?
Arnaud* : Je pensais à cette idée depuis fin 2012. Mais à l’époque je passais mon bac et mes parents voulaient que je continue mes études, parce que j’étais plutôt bon. Ils me me disaient que ça serait dommage que j’arrête l’école. Donc, j’ai fait une année de prépa, un an à la fac, puis je suis parti en Erasmus. Après ça, je me suis dit « Allez c’est bon. Si je pars pas maintenant, je ne partirai jamais. »
J’ai choisi le Rojava, parce que depuis que je suis gamin je suis intéressé par le Moyen-Orient et la géopolitique. Ensuite, au niveau de la réflexion politique pure, ça me paraissait évident de venir ici parce que c’est rare de pouvoir participer à un processus révolutionnaire progressiste et plutôt radical pour la région. Même si ce n’est pas la révolution sociale pure, il y a quand même des choses qui sont faites pour lutter contre la pauvreté, pour la promotion des luttes féministes et pour la mutltiethnicité. Enfin, la cause kurde m’a beaucoup touchée, elle m’a « enveloppée » on pourrait dire.
Tu étais déjà engagé politiquement en France ?
Ça faisait un moment oui – depuis le lycée, en gros. À l’époque, je m’intéressais déjà beaucoup à la politique radicale, mais je vivais dans la campagne profonde. Du coup, je disais à mes parents que j’allais à des anniversaires ou en soirées, pour en fait, participer à des manifs ou à des réunions politiques. Après le lycée, j’ai commencé à vivre en ville et à m’impliquer vraiment dans la politique radicale. Au début, j’étais avec les groupes antifascistes, puis je me suis intéressé aux groupes antispécistes et vegan. Du coup, je suis devenu végétarien, puis vegan. Mais ici, c’est fini. J’ai rencontré trois autres vegan sur place, mais on a tous arrêté. C’est impossible – à moins de crever.
Tu avais annoncé ton départ à tes proches ?
J’en ai parlé à des camarades proches, et j’ai fait l’erreur d’en parler à un seul ami politisé. Le problème c’est que j’étais déjà « fiché » et il en a parlé à ses parents, parce qu’il a flippé en entendant les mots « Syrie » et « lutte armée » – sans faire la différence entre Daesh et les Kurdes. Puis, ma mère a été convoquée au commissariat par les renseignements, quand j’étais en Erasmus. Elle l’a appris donc autant par cet ami que par les renseignements. Elle a donc très mal réagi au début, mais maintenant elle soutient la cause des Kurdes. Pour mon père, je lui ai dit un mois avant de partir. Il s’en doutait. Il savait que j’avais ce besoin d’engagement et d’action – il l’a donc plutôt bien pris.
Quel était ton regard sur la lutte armée avant de partir ?
Depuis que j’ai une conscience politique, j’envisage la lutte armée sans problème. Je trouve qu’il y a une très grande hypocrisie en France. À l’école, on fait les louanges des mouvements de résistance – comme la résistance antifasciste en Italie, anti-franquiste en Espagne ou en France contre l’occupation – mais quand il s’agit de s’engager radicalement et de mettre sa vie en danger pour résister, il n’y a plus personne.
C’est courant 2012, que j’ai commencé à envisager à pratiquer moi-même la lutte armée. À l’époque, je faisais un voyage humanitaire dans un pays d’Afrique et je croyais encore qu’on pouvait se passer de la lutte armée, même si j’étais prêt à la pratiquer. Mais en voyant la situation sur place, j’ai compris que la violence était une nécessité indéniable.
Qu’est-ce qui a été le plus dur pour te rendre sur place ?
L’attente à Souleymaniah au Kurdistan irakien, avant de rentrer au Rojava, c’est un peu usant. Après, ce qui a été dur, c’est la marche dans le désert en pleine nuit pour rejoindre le coeur du Rojava. On a marché pendant 8 heures, on était quatre étrangers et des Kurdes. Un des étrangers était à la ramasse à cause de sa surcharge pondérale. Après un kilomètre il a fallu qu’on le porte. Il nous a retardés.
Une fois arrivé au Rojava, tu suis un entraînement ?
Après avoir transité par un camp pour les internationaux – où on croise des anciens qui repartent vers l’Europe ou l’Amérique et qui vous racontent leur vécu – on suit un mois de formation. Mais avant de passer à l’apprentissage miliaire ou idéologique, il faut apprendre à vivre en collectivité. Malheureusement, ce n’est apparemment pas donné à tout le monde. Des mecs veulent se battre pour le Rojava, mais ils ne savent pas cuisiner ou nettoyer… C’est des trucs à la con, mais c’est important.
Ça ressemble à quoi une journée de formation ?
Tous les matins, on est levé à 4 heures 45. À 5 heures, il y a rassemblement pour aller faire 1 heure 30 de sport. Mais c’est progressif, ils renforcent l’entraînement au fil du mois pour habituer ceux qui ne sont pas trop sportifs. Le matin, on a cours de langue, et des cours « idéologiques » – c’est à la fois de l’histoire et de la socio. Ça permet de comprendre l’histoire locale, surtout le Rojava, la Syrie et la Turquie. Après dix jours, on commence à avoir un entrainement aux armes : la Kalach, la Dragunov, la mitrailleuse lourde, les grenades… Après, moi j’avais fait un passage à l’armée en France, donc j’avais déjà des bonnes bases. Une fois les rudiments maîtrisés, ils nous apprennent les tactiques : embuscade, reconnaissance, camouflage, contrôle.
Après ça, tu te retrouves affecté à une unité ?
Oui, ça se fait en fonction de vos envies et de vos capacités, parce que pendant la formation, ils vous observent vachement. Mais depuis la fin de l’année dernière, ils essayent de ne pas vous envoyer directement sur le front, parce qu’ils ont eu beaucoup de problèmes avec des étrangers qui flanchaient sur le front. Personnellement, j’ai demandé à aller avec les BÖG, un parti d’extrême gauche turc, qui se revendique du « communisme moderne » et qui se bat aux côtés des YPG. Militairement, les partis turcs sont les meilleurs, parce qu’ils ont un entrainement plus poussé. Sur certains points, la formation n’a pas grandchose à envier aux armées occidentales.
Depuis que tu es au Rojava, tu as déjà été envoyé sur le front ?
Ça fait plus de sept mois que je suis là, et j’ai passé environ quatre mois sur le front. J’ai été déployé à Qaltah, à environ 25 kilomètres de Rakka. Après un mois et demi, j’ai été envoyé en opération offensive. Tant mieux, parce que je commençais à déprimer. L’opération a duré un peu plus d’un mois. Quand j’ai fini ma mission, on était à moins de cinq kilomètres de Rakka. On voyait la ville au loin. Je suis rentré au QG pour avoir un entrainement spécial, mais je me suis pété le pouce comme un con. Du coup, ça fait plus de deux mois que je suis bloqué à l’arrière. J’ai hâte d’y retourner. Je vais sans doute pouvoir aller dans Rakka dans quelques jours.
Pour ta première fois sur une zone de combat, tu n’as pas paniqué ?
Des moments où j’ai eu peur, il y en a eu un paquet, notamment le premier soir où on est parti en mission offensive. On nous a envoyés presque dans [le territoire de] Daesh. À Qaltah, il y a un grand canal qui passe par Qaltah et va jusqu’à Rakka. L’objectif, c’était de prendre ce canal. Ce qui était impressionnant ce n’était pas vraiment les tirs de Daesh, mais on était à 30 mètres d’eux. Il y avait une butte, le canal, une autre butte, et ils étaient là. Si bien qu’ils ont réussi à lancer une grenade depuis leur position. Puis, les Américains sont arrivés avec leurs avions et leurs hélicoptères pour cibler Daesh. Ils volaient tous feux éteints pour éviter de se faire viser. Du coup, on voyait juste un petit flash, puis la roquette qui explosait. Les explosions n’ont pas arrêté pendant plusieurs heures. On a pas eu grand chose à faire, les Américains ont tout détruit, mais c’était assez stimulant de voir que la puissance de feu était de notre côté.
Et après ça, tu menais quels types d’opération ?
Pendant que les forces arabes étaient dans le centre-ville, on était dans les villages alentour de Qaltah. Beaucoup d’opérations se font de nuit, ce qui fait flipper. En gros, l’objectif c’est de reprendre des positions rue par rue, maison par maison, par équipe de quatre ou cinq. C’était assez flippant avec les bruits de bombardements à quelques kilomètres. Quand il y a une fusée éclairante qui éclate toute la rue se retrouve éclairée, du coup il faut vite se mettre à couvert.
Tu as quel type de matériel pour mener ce type de mission ?
Généralement, on n’a pas de lunettes de vision nocturne. On est une armée pauvre, on en a une pour 30 personnes. Parfois, on la prend, mais on doit la tenir à la main, parce qu’on n’a pas le support pour la mettre sur la tête. Par contre, on a une tablette sur laquelle on inscrit au fur et à mesure les rues qu’on nettoie. Comme ça, les commandants nous suivent. Je n’ai pas de gilet pareballes, personne n’en a ici. Enfin, il est possible d’en prendre, mais ce n’est pas dans leurs habitudes. Pour eux, c’est lourd et encombrant.
J’imagine que tu as craint pour ta vie plusieurs fois…
Pas tant que ça en position offensive, mais plusieurs fois pendant des attaques de Daesh, en position défensive. C’était vraiment limite. Une fois je me suis dit que j’allais crever. J’étais en position sur une butte de terre construite à la tractopelle, et je voyais les balles qui passaient à travers le haut de la motte de terre. L’ennemi était loin donc je ne pouvais pas répliquer. Ils tiraient à la mitrailleuse lourde et à la DShK. En plus, ça faisait des jours que je demandais qu’on construise des protections avec des sacs de sable. J’étais vraiment en colère. Je me disais que j’allais crever à cause d’eux. Je me suis mis à furieusement gratter le sol pour essayer de m’enterrer dans le sol. En l’espace de 4 minutes, j’ai dû gratter 30 centimètres dans le sol pour éviter les balles.
Mourir est donc un risque que tu es prêt à prendre ?
Oui, sans problème. Enfin, je n’ai aucune envie de mourir ici. Il y a des gens ici qui n’ont pas l’appétit de la vie, moi j’aime beaucoup la vie. Cependant, il y a des moments, où il faut être prêt à faire le sacrifice ultime. Il faut forcément des gens qui se mettent en danger, donc il faut être prêt à mourir. Les gens ont tendance à penser que c’est mieux quand c’est les autres, moi je pense que quand on a un peu d’honneur, il faut être prêt à se sacrifier soi-même.
As-tu tué des ennemis ?
C’est une question récurrente à laquelle on n’aime pas trop répondre. Surtout qu’on estime que les assassinats d’ennemis, ce n’est pas quelque chose d’individuel, mais collectif. Il est possible donc que j’en ai tué. Difficile de savoir si ce sont mes balles, ou celles du camarade à côté qui ont fait mouche. Je m’en fous un peu. Ce qui est important c’est qu’ils soient tués, que ça soit moi ou un autre, ça ne change rien. L’avantage, c’est que je m’étais préparé à enlever une vie. Je me dis que tuer un ennemi, qui est une forme de fasciste, c’est un mal nécessaire, et que lui n’hésiterait pas. Moi au moins, je fais ça proprement : je veux juste le tuer – pas le faire souffrir – parce que c’est le seul moyen de le mettre hors d’état de nuire. Il y a des gens que ça dévaste, mais pour le moment, je le vis plutôt bien.
Il y a beaucoup de révolutionnaires comme toi sur place, qui ont un vrai discours idéologique ?
Il y a un peu tous les profils. Il faut dire qu’il y a beaucoup de bourrins, notamment ceux qui viennent uniquement pour « tuer du barbu » comme ils disent. Ils s’en foutent du Rojava. Parmi eux, il y a des anciens militaires – qui sont utiles militairement –, puis il y a ceux qui n’ont pas d’expérience militaire et qui veulent juste tuer du Daesh. Mais ils galèrent, parce que ce n’est pas comme dans les jeux vidéo. Il y a aussi les romantiques de la révolution, pensant que l’idéologie suffit. Mais ils se rendent compte que la lutte armée c’est autre chose. Il y a aussi des allumés qui pensent que Dieu leur a confié une mission pour combattre les ennemis de la chrétienté. Il y a aussi des fascistes qui arrivent à passer malheureusement, qui disent « Ce sera toujours ça de moins à combattre dans nos rues après ».
Puis, tu as les « mythos », qui représentent bien un tiers des forces étrangères sur place. T’en as qui participent vraiment à des opérations, mais qui en rajoutent. Ceux-là je les tolère. Puis tu as ceux qui restent plusieurs mois et qui vont tout inventer. Et enfin, t’en as qui viennent juste quelques jours à l’académie, et ils rentrent au pays comme ça, en disant qu’ils sont allés au front. Ceux-là, j’ai envie de les tuer.
On a vu ces derniers jours apparaître des photos d’un groupe queer qui combattrait à Rakka, c’est de la propagande inversée ?
Non, non, c’est vrai. C’est un groupe qui fait partie de l’IRPGF, le groupe anarchiste principalement composé d’Occidentaux. Le groupe queer c’est la section queer de l’IRPGF, ils sont vraiment dans Rakka à combattre Daesh. Je les connais. Le problème, c’est que les médias ont dit qu’il s’agissait d’un bataillon queer, alors que ce n’est qu’un sous-groupe. Du coup, un général des SDF [Forces démocratiques syriennes] a démenti l’information. Même s’ils sont les plus progressistes des forces arabes de la région, la culture fait que cela ne passe pas trop. Pourtant, il y a bien une petite dizaine de membres de ce sous-groupe.
On est à la moitié de la bataille de Rakka. On peut penser que l’EI va peu à peu rentrer dans la clandestinité après avoir perdu sa capitale de facto et Mossoul. Ça représente une finalité pour toi ?
Après Rakka, ça sera en grande partie fini, mais il restera quelques bastions à prendre. Après Daesh, il y aura toujours des groupuscules affiliés à Al-Nosra ou à Tahrir Al-Sham dans le nord-ouest. Puis il y aussi les groupes pro-turcs. Nous les révolutionnaires, on est prêt à y aller. Il y a des gens ici qui veulent juste combattre l’EI. Ce n’est pas mon cas.
Suivez Pierre Longeray sur Twitter : @PLongeray