Jean Salem nous parle d’abstention, et d’autres choses

L’abstention, en hausse au premier tour de la présidentielle par rapport à l’élection de 2012, sera l’une des grandes inconnues de ce second tour, qui verra s’opposer, comme vous le savez sans doute, Marine Le Pen à Emmanuel Macron. 34 % de Mélenchonistes, 26 % de Fillonistes et 19 % d’Hamonistes pourraient, dimanche, bouder le scrutin, ou voter blanc. Ignorée, dénoncée, combattue, l’abstention n’a que peu droit de cité dans l’espace médiatique hexagonal – malgré certains soubresauts temporaires, à l’image d’une chronique de Pierre-Emmanuel Barré qui aurait été censurée par France Inter avant d’être vue plus de sept millions de fois sur Facebook.

La « désaffection électorale » constitue pourtant un phénomène durable. Elle progresse en France « quels que soient les scrutins » depuis les années 1970 et « touche nombre de démocraties occidentales », comme l’explique la sociologue Anne Muxel, spécialiste des comportements politiques, dans « L’abstention : déficit démocratique ou vitalité politique ? », article paru en 2007 dans la revue Pouvoirs.

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C’est que le non-vote a un sens. Sociologique, d’abord. Au premier tour de la présidentielle, les départements populaires où le Front national a réalisé de bons scores sont aussi ceux où le taux de participation électorale a été le plus faible, comme le rappelle Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences politique, interrogé par Ouest France. Politique, ensuite. Traditionnellement plus élevée chez les moins diplômés, l’abstention concerne de plus en plus de gens surdiplômés, politisés, habitués à voter, mais qui refuseraient de le faire par conviction.

Pour mieux comprendre, en cette veille de second tour, les racines de l’abstention, je me suis entretenue avec Jean Salem, professeur d’histoire de la philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et fils du journaliste communiste franco-algérien Henri Alleg. Auteur de l’essai Élections, piège à cons ? paru chez Flammarion en 2012, Jean Salem alterne depuis 30 ans entre vote pour le Parti communiste, vote blanc et abstention.

VICE : En tant que philosophe, comment expliquez-vous la tentation de l’abstention ?
Jean Salem : La démocratie consiste censément à appliquer l’avis de la majorité. La cause de l’abstention, c’est la confiscation permanente de la décision politique. Une foule de décisions échappent totalement au contrôle des citoyens : l’intervention militaire en Syrie, l’armement nucléaire français, la vente d’armes au reste du monde, la Constitution européenne de 2004… Il me paraîtrait ridicule de tenter de culpabiliser les peuples qui s’abstiennent.

À quand remontent les débuts de l’abstention massive en France ?
Aux années 1980. Avant, on votait régulièrement. La trahison de la social-démocratie au moment du mandat de François Mitterrand a fini d’écœurer les Français ; elle a considérablement amoindri les velléités de voter chez des foules de gens !

Que voulez-vous dire ?
On a proclamé la fin des idéologies. On a eu tendance à faire croire aux gens qu’il y aurait toujours un scrutin pour succéder au précédent, que la consultation électorale qui suit serait la mère de toutes les batailles : mais les gens y croient de moins en moins, parce qu’ils voient que des équipes alternent au « pouvoir », en mettant en œuvre des politiques interchangeables, et ce, après s’être pourtant copieusement insultées l’une l’autre. Comment, dans les années 1980, le capitalisme français a-t-il opéré son passage à la financiarisation ? Comment, au début des années 2000, la politique étrangère française s’est-elle totalement alignée sur celle de la Maison Blanche ? Sans jamais passer par le vote populaire, pourtant sacralisé par ailleurs.

Et d’un point de vue plus personnel, comment justifiez-vous l’abstention quand le vote constitue un des fondements de la démocratie ?
Je poserais plutôt la question inverse : pourquoi voter ? Je suis loin de sous-estimer l’importance du vote, mais le spectacle actuel est indécent. On peut être favorable au principe du vote, mais pas à ce vote-là ; à celui de la démocratie, mais pas à cette démocratie-là. On n’est pas obligé de choisir entre Emmanuel Macron, un ovni passé par la banque d’affaires Rothschild, puis sorti du gouvernement de François Hollande, et Marine Le Pen, la fille d’un tortionnaire fasciste.

Votre scepticisme vis-à-vis du vote s’inscrit-il dans une tradition critique plus large ?
Oui, et elle existe autant à gauche qu’à droite. Alexis de Tocqueville, par exemple, a écrit dans sa Démocratie en Amérique : « Ceux qui regardent le vote universel comme une garantie de la bonté des choix se font une illusion complète. » Et, après tout, le parti nazi a obtenu 37,3 % en 1932 et 43,9 % en 1933 aux élections législatives allemandes. Les peuples peuvent se tromper !

Je citerais également Jean-Jacques Rousseau : « Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort. Il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. » (Du contrat social, 1762) C’est pour cela que Rousseau pense que la démocratie ne peut pas être représentative. Ou alors, on pourrait mettre en place quelques garde-fous, comme la révocabilité des élus. Un président qui aurait dit : « Mon ennemi, c’est la finance », mais qui ne mettrait rien en œuvre pour lutter contre elle, pourrait ainsi être révoqué en cours de mandat.

Pourrait-on considérer l’abstention comme étant potentiellement un luxe de classes privilégiées, souvent peu touchées par les mesures sociales proposées par les candidats ?
Théoriquement, oui. Mais, si l’on regarde du côté des États-Unis, l’hyper-abstention existe surtout depuis les années Reagan. Parmi les électeurs qui ne se déplacent plus pour voter, on compte surtout les pauvres, les Noirs, et tous ceux qui, dans un tel système, croient n’avoir rien à attendre de personne. Ils ne supportent plus la dégradation continue de leur existence.

Quant aux mesures sociales, en France, de formidables lois sur les retraites, sur la sécurité sociale, etc., furent édictées à la Libération, en 1945, avec un Parti communiste qui engrangeait plus de 26 % des suffrages – ça ne doit pas être un hasard. Toutes ces mesures-là sont passées parce que dans le Conseil national de la Résistance, il n’y avait pas que des gaullistes ou d’aimables centristes : il y avait aussi une forte extrême gauche. On ne pouvait pas dire « les riches seront plus riches, et les pauvres seront plus pauvres ». Plus tard, on est revenu au bipartisme, que Lénine considère comme la plus habile des inventions de la bourgeoisie, dans l’ordre du politique. Cela donne le jeu de chaises musicales des démocrates et des républicains aux États-Unis, des travaillistes et des conservateurs en Grande-Bretagne, etc. Et voici qu’on veut appliquer ce même modèle en France. La droite a troqué le sigle UMP pour le nom « Les Républicains », et à gauche, on ne rêve aussi que de ça : une sorte de parti « démocrate » à la française. C’est en train de se faire !

Les primaires ont-elles un lien avec l’abstention, selon vous ?
Elles ont surtout provoqué, à mon sens, un incroyable fatras ! Qu’il y ait une élection interne pour permettre aux militants socialistes d’élire leur candidat me paraît concevable, mais ce bazar où n’importe qui peut aller donner son avis concernant le « meilleur » candidat du PS… Je connais des communistes et des partisans du Front national qui ont été votés à la primaire socialiste ! C’est un non-sens. Et puis, très peu de leaders socialistes se sont rangés derrière Benoît Hamon, qui avait pourtant remporté cette étrange compétition. Ceux-là n’ont même pas hésité à s’asseoir sur ce vote.

Et Benoît Hamon a récolté seulement 6,36 % des voix au premier tour de la présidentielle, l’un des scores les plus faibles du Parti socialiste depuis le début de la Ve République. Quel état des lieux faites-vous de la gauche française ?
En France, les sociaux-démocrates sont passés plusieurs fois au pouvoir en édifiant, à chaque fois, un véritable pont d’or électoral à l’extrême droite fasciste ou fascisante. D’abord, en 1936-1939, en trahissant la République espagnole attaquée par Hitler et Mussolini – en pratiquant courageusement, comme a dit Léon Blum, une « politique de non-intervention ». En 1956, en allant au-devant des demandes des ultras de l’Algérie française, c’est-à-dire en pratiquant la guerre à outrance, alors que Guy Mollet avait promis d’instaurer la paix. Puis, en 1981, en laminant les forces du Parti communiste français et toutes les idées qui allaient avec, en caricaturant le socialisme réel. Mêmes comportements et même style au moment du gouvernement Jospin, lequel aura privatisé davantage encore qu’Alain Juppé et ses prédécesseurs de la droite française. Enfin, en 2012-2017, après le quinquennat calamiteux du président Hollande.

Vous semblez très pessimiste. Comment voyez-vous l’avenir de cette gauche ?
Non, je reste optimiste. La vie, c’est la mobilisation. Il y a des factions de gauche qui se sont détachées des partis communistes et qui prennent leur essor en Europe. Pour l’instant, la résistance au tout-puissant capitalisme se résume encore trop souvent à l’écologie, au « bio », au départ des grandes villes afin d’aller vivre à la campagne et échapper ainsi à la pollution, au stress, mais je pense que tout cela va se structurer. Le 15 février 2003, 15 millions de personnes ont manifesté le même jour, sur la Terre entière, contre la guerre en Irak. Des démonstrations de ce genre, à l’échelle de toute la planète, il y en aura beaucoup d’autres !

Que pensez-vous du comportement électoral des jeunes Français ? Leur abstention a été la plus forte lors du premier tour, toutes tranches d’âge confondues, et le Front national les séduit régulièrement.
En France, les générations les plus avancées en âge ont été habituées à considérer les consultations électorales comme des échéances sérieuses, qui méritent que l’on s’y déplace. Au vu de leurs résultats, se sont accumulées beaucoup de vertus civiques. Cela fait écho à ce que les marxistes appellent le « degré de conscience ». Les jeunes n’ont pas grandi avec cette conscience-là. L’écœurement qui naît du spectacle de la décomposition, joint à l’enthousiasme de la jeunesse, l’envie que des changements se produisent vite (car on supporte encore moins l’injustice quand on est jeune) – tout cela se traduit par une attirance pour ceux qui ont l’air hors système et qui tiennent des discours sans nuance.

La jeunesse se désintéresse-t-elle de la politique pour autant ? Y a-t-il d’autres formes de participation politique ?
Je ne pense pas que la jeunesse se soit détournée de l’engagement politique. Or, c’est un peu mon métier de croiser des centaines et des centaines de jeunes personnes, de les « sonder », de les lire, de les observer, et de converser avec eux ! Je me souviens d’avoir entendu, il y a déjà une quinzaine d’années, les résultats d’une enquête, d’où il ressortait que ce qui faisait le plus « vibrer » les jeunes, c’était alors la musique, l’écologie et l’humanitaire. Comme quoi, jusqu’au plus profond des « années-fric », jusque dans la période la plus sombre des 30 années de plomb qui s’achèvent enfin, c’était encore et toujours le propre de la jeunesse de voir loin, d’être généreuse et idéaliste !

Merci beaucoup, M. Salem.

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