J’ai pris des places pour le party Turbo Crunk quelques jours après l’annonce de la programmation du Red Bull Music Academy. Le line-up était malade, j’étais content. Et puis le rédac en chef de VICE Québec m’a confié la couverture de l’événement en me conseillant de traiter ça sur le thème de « j’ai raté Turbo Crunk il y a 10 ans, j’vais voir ce que ça donne en 2016 ». Là, à cause de ma mémoire de merde, le vortex s’est ouvert : j’ai-tu vraiment raté ça?
De 2006 à 2009, Turbo Crunk était une soirée mensuelle qui ramassait pas mal tous les fanatiques de grosses basses à Montréal. Fusion des partys organisés par Seb Diamond et Jacques Greene et de ceux organisés par Rob Squire alias Sixtoo alias Speakerbruiser, la soirée a d’abord eu lieu au aujourd’hui défunt Zoobizarre sur Saint-Hubert. Elle s’est ensuite déplacée au tout aussi défunt Coda Social Club, qui jouait de son statut de club social pour fermer plus tard. On y retrouvait Mofomatronix (Jacques Greene et Seb Diamond), Megasoid (Sixtoo et Hadji Bakara), Lunice ou encore Ango pour les locaux et des pointures comme Hudson Mohawke, Rustie, Nosaj Thing, Flying Lotus pour les invités. À l’opposé des DJ sets stoïques, la soirée reposait beaucoup sur des remix et des mash-ups réalisés en live.
J’ai le souvenir d’avoir vu plusieurs fois Jacques Greene, notamment au Blizzarts. J’ai le souvenir de Lunice et Seb Diamond un peu partout. J’ai le souvenir de Rob Squire, même si le type changeait trop souvent de nom. De 2008 à 2009, j’ai vécu en face du Coda et, quand je revenais chez moi les vendredis ou samedis soir, j’y passais parfois, pour ne pas vraiment rentrer à l’heure officielle. Est-ce que ce serait vraiment ma première Turbo Crunk? Pour le savoir, rien de tel qu’un travail minutieux d’enquête, à la recherche d’indices. Colombo.
Ma blonde et moi arrivons sur place vers 23 h 30, fashionably late comme on dit, ou juste très late. Et il faut attendre un genre de cinq minutes pour entrer. On zone dans l’Espace Réunion, où l’ambiance est plus proche d’un club sur Saint-Laurent que d’un rave d’entrepôt. La salle Dancehall n’est pas encore ouverte. On profite du set de Suicideyear pour écluser un Redbull, qui coûte le même prix qu’une petite bouteille d’eau. Le monde arrive tranquillement, c’est chill.
À minuit, Jacques Greene prend la grande salle en main en lançant un morceau de Mofomatronix tandis que, dans la petite, Ghostbeard tropicalise le système de son qui fait littéralement lever mes cheveux sur mon crâne. La basse. C’est le premier indice. J’avais oublié à quel point le monde était fou de la basse à l’époque. C’était le critère, le fil conducteur entre le crunk, le grime, le house, le hip-hop, le dancehall, bref tout ce qui passait. Et ça fait très plaisir de ne plus s’entendre parler, tout étant recouvert d’un gros bourdon de son.
On tripe, mais on a soif. On a une réserve d’alcool cachée pas loin. Parce qu’on est prévoyants. Et cheaps. Surtout cheaps. Super, on fait ça vite fait, mais problème : en revenant, une file monstre. En fait deux : celle des primoarrivants et celle de ceux qui pensaient sortir en douce pour en griller une et qui doivent maintenant attendre 40 belles minutes. Pas de panique, on passe le temps en finissant nos munitions et en discutant avec les voisins.
Deuxième indice : la file. Je me rappelle que j’ai arrêté d’aller au Coda parce que la file de devant s’allongeait et les gars à la porte ressemblaient à de vrais videurs. Il y avait même un cordon rouge. En hiver, les garçons et les filles attendaient en jupes et t-shirt pour ne pas avoir à payer les 2 $ du vestiaire. Je regarde autour de moi : la moyenne d’âge est de 20 ans, le nombre de bras dénudés est très élevé pour un 14 octobre, les videurs ont des oreillettes. Il y a des cordons partout.
On entre enfin, pour profiter des cinq dernières minutes de Jacques Greene (soupir), alors que Speakerbruiser Rob commence son set dans l’autre salle. À partir de ce moment-là, on multipliera les allers-retours entre les deux espaces, pour essayer d’en rater le moins possible. Il commence à faire très chaud. Les cotons ouatés disparaissent. J’observe un pourcentage assez élevé d’habits fluos, avec de gros prints. Je m’habillais comme ça, moi aussi, en 2007. Je me demande si la mode du fluo n’a jamais disparu ou si les gens qui m’entourent ont fait leurs fonds de tiroir en hommage aux années passées. Pendant que je pense à ça, l’atmosphère devient humide à cause de la condensation. On patauge dans la sueur. Au fil de la soirée, des gouttes perlent sur le plafond et tombent tranquillement. Ce qui n’empêche personne de danser.
Et là, tout s’emballe, je commence à perdre le fil. D’un côté, le set de Jubilee met autant de feu sous les pieds que de sourires sur les visages, un vrai feel good moment. De l’autre, Lunice, intense comme d’habitude, harangue la foule qui passe une heure les bras levés, sautant sur place, gueulant. L’odeur de weed est forte dans le milieu de la foule. Un mosh pit éclate à l’avant. Ceux qui font moins de six pieds de haut ne voient que des dos et, parfois, des aisselles. Mais Dieu que le son est bon. Il est déjà 3 h, ça continue. La vibe assez emo de Clams Casino m’envoie vers Dre Skull qui enchaîne des riddims classiques et furieux. C’est assez fou, mais mes jambes fatiguent. La guerre est forte dans ma tête : « ne rien rater » affronte « tenir debout ». Il est maintenant 4 h, je veux voir au moins le début du set d’Éclair Fifi, pour finir en beauté. Je tiendrai dix minutes. Un problème de son perturbe son set, c’est le signal du départ. Pas d’indices ici, si ce n’est que j’ai vieilli depuis 2006.
Le lendemain, une fois les preuves colligées, je continue l’enquête en ligne. Rob Squire réalisait la majorité des flyers, ils sont archivés ici et là. Si la majorité ne me rappelle rien, la présence d’un logo Pop Montréal sur l’un d’eux allume finalement quelque chose. Le 4 octobre 2008, au Coda Club, Hudson Mohawke, Rustie, Mike Slott, Dom Sum, Megasoid, Mofomatronix et Lunice jouaient. C’était le premier anniversaire du Coda. Je m’y étais faufilé en rentrant du Baltimore Round Robin de Dan Deacon. Je n’avais aucune idée de ce qu’il s’y passait, je n’en ai pas gardé un souvenir mémorable. Bref, ouais, entre 2006 et 2009, j’ai bien raté une belle série de partys.